vendredi, décembre 05, 2014

Le dernier roman de Juan Gabriel Vásquez



« Le vendredi matin, peu après onze heures, le 4 x 4 de Mallarino serpentait sur la route vitreuse en direction de la ville. Le pluie fouettait la carrosserie : c'était à Bogotá une de ces averses typiques qui empêchent toute conversation posée, obligent les conducteurs à froncer les sourcils et à empoigner le volant à deux mains. A gauche s'élevait la montagne, toujours menaçante, donnant toujours l'impression qu'elle allait s'effondrer sur les gens et passer sous le ruban gris de la route avant de dégringoler à droite en pente rude, puis d'exploser au loin pour devenir miraculeusement la topographie étendue de la ville. A l'horizon, là où les collines de l'ouest perdaient leur côté verdoyant et se teintaient de bleu, le ciel couvert de nuages gorgés de pluie se paraît de la lumière des avions comme une vieille putain essayant une paire de boucles d'oreilles. »


Nous avons eu le plaisir de passer un moment avec lui sur la Comédie du livre 2013, et d'offrir au public une lecture de quelques passages de ses romans :

Le dernier roman de Juan Gabriel Vásquez, Las reputaciones, conte l'histoire, dans la Colombie d'aujourd'hui, de Javier Mallarino, un caricaturiste célèbre et adulé, qui, suite à une rencontre, va être amené à se remémorer un événement de son passé et à remettre en question ses certitudes et ses convictions.

«Dans quels replis de notre univers se cachaient, lâches et honteux, les faits qui n'avaient pas su perdurer, rester réels en dépit de l'usure infligée par le temps ou occuper une place dans l'histoire des hommes ? Parce que si elle ne sait pas, vous non plus. Le problème de Samanta Leal n'était pas de ne pas savoir, mais d'être incapable de se souvenir : la mémoire, sa mémoire d'enfant avait été gênée par certaines distorsions, par certaines – comment dire ? - interférences. Il fallait restaurer sa mémoire : c'était pour cela et pour nulle autre raison qu'ils devaient parler à la veuve de Cuéllar, lui poser quelques questions simples et obtenir en retour quelques réponses tout aussi simples. »

La mémoire, la conscience, la responsabilité et le pouvoir des médias, voilà quelques-uns des thèmes autour desquels Juan Gabriel Vásquez nous invite à nous interroger ici.

« - Et qu'est-ce que ça fait ?
- Qu'est-ce que ça fait quoi ?
- D'être quelqu'un d'important. D'être la conscience d'un pays.
- Vous savez, on vit une époque détraquée. Nos dirigeants ne dirigent plus rien et se gardent bien de nous raconter ce qui se passe. C'est là que j'entre en scène. Je dis ce qui se passe aux gens. L'important, dans notre société, ce ne sont pas les événements en soi, mais ceux qui les racontent. »



Mallarino s'amuse sans prêter attention aux autres. Il est cruel sans s'en rendre compte. Il vit dans son monde, dans la réalité qu'il s'invente. Pourtant nous éprouvons une sorte de compassion pour lui lorsque, à la fin du roman, l'auteur semble abandonner son héros à son sort, juste au moment où il a un sursaut de conscience morale...
Les personnages sont particulièrement bien construits dans ce roman. Le personnage de Magdalena, son épouse, est ainsi très intéressant. C'est une femme qui va, au fur et à mesure de l'histoire, réussir à trouver son équilibre, tandis que son mari s'enfonce et se retrouve seul.

Un roman à recommander, traduit en français par Isabelle Gugnon (publié au Seuil).

Lisez également les impressions de lecture de Marc Ossorguine :

Rachel Mihault

lundi, novembre 03, 2014

"Dépli" de Alfredo Costa Monteiro

Le jeudi 16 octobre dernier, nos amis de la Maison de la Poésie de Montpellier avaient invité la Collection Po&Psy (éditions Érès) à venir présenter ses parutions de l'année 2014. Ce fut une très belle soirée, pleine de vitalité et de variété !

vendredi, octobre 17, 2014

La crise

Née en 1946, Claude Halmos est psychanalyste et écrivain.
Formée par Jacques Lacan et Francoise Dolto, elle est aujourd'hui devenue l'une des spécialistes reconnues de l'enfance et de la maltraitance. Elle a exercé pendant plusieurs années dans des consultations de pédopsychiatrie, auprès d'enfants abandonnés ou maltraités.
Connue grâce à ses interventions sur Canal Plus et sur France info, elle répond également aux questions de lecteurs dans le mensuel Psychologie.
Elle a publié de nombreux livres, dont Parler c'est vivre (NIL, 1977) Dis-moi pourquoi, Parler à hauteur d'enfant (Fayard, 2012).

Elle aborde dans son dernier livre, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, le thème des ravages psychologiques qu'entraîne la crise chez les individus aujourd'hui.



Autour de ce thème, elle aborde de nombreuses questions. Par exemple, la question de l'éducation des jeunes défavorisés que l'école, au lieu d'aider, ne fait que reléguer au ban de la société (un constat fait par de plus en plus de personnes) :

« Ce handicap aux causes multiples, l'école aurait dû aider ces jeunes à le surmonter. Et elle aurait pu le faire si elle s'était montrée fidèle à la promesse de l'Ecole républicaine : donner à tous les enfants, d'où qu'ils viennent, les mêmes chances. Mais, faute de moyens financiers et plus encore sans doute de moyens humains, faute de projets, de perspectives claires, l'école ne l'a pas fait. Elle ne leur a pas permis de surmonter leur handicap.
Et elle a même souvent fait pire. Au lieu d'aider ces enfants à s'élever socialement, au lieu de les tirer vers le haut, elle les a poussés vers le bas. Aux « étiquettes » qui pesaient sur eux -fils (ou fille) d'immigrés, fils (ou fille) de pauvres, de chômeurs, etc-, elle en a, à la suite de leur échec en ses murs, ajouté une autre ; « inapte à toute scolarité ».

Elle aborde d'autre part une question plus controversée, celle de la suppression de la notation à l'école :

«les élèves souffrant moins de la notation que de la façon dont elle est utilisée, le problème ne nous paraît pas être de leur épargner cette notation, mais au contraire de s'en servir pour les aider à comprendre le sens de ce type d'évaluation. A comprendre que (nous l'avons précédemment évoqué) les notes qu'ils reçoivent n'évaluent pas la valeur de leur personne, mais celle de leur travail. Un travail qu'ils peuvent toujours améliorer.
Compréhension d'autant plus importante pour eux qu'elle leur sera nécessaire, durant toute leur existence, dans leur vie professionnelle.
Les partisans de la suppression des notes oublient en effet que, si l'école peut (éventuellement) se transformer, le monde du travail, lui, a peu de chances (du moins à court terme) de changer.
Que, dans ce monde, l'évaluation de leur travail (et qui plus est son évaluation en termes d'avancement ou de salaire) ne sera pas épargnée aux enfants devenus adultes. Et qu'il convient donc, pour les y préparer, de leur apprendre, dès l'école, à y faire face. C'est-à-dire à conserver, même si cette évaluation n'est pas bonne, le sentiment de leur valeur. »

On a pourtant envie de lui objecter que le monde du travail est en profonde mutation, et n'est-ce pas l'occasion justement de repenser le fonctionnement du système scolaire pour lutter contre ce que Claude Halmos dénonce elle-même, le fait que certains élèves soient systématiquement rejetés de l'Ecole et donc du monde du travail ? Mais ceci est une vaste question.

Elle décrit plus loin les conséquences de la crise sur les relations parents-enfants :

« Les parents atteints, par le biais d'une baise importante de revenus ou du chômage, sont en effet des adultes qui, nous l'avons dit, se dévalorisent. Atteints dans leur être social, ils ont l'impression de ne plus être « à la hauteur ». Et cette impression s'infiltre dans les rapports qu'ils ont avec leurs enfants.
Ils ont l'impression de ne pas être à la hauteur des attentes de ces enfants qui vont, pensent-ils, les comparer aux parents de leurs copains et les trouver forcément moins bien que ces derniers.
Mais ils ont surtout l'impression de ne pas être à la hauteur de leur tâche éducative. »

Elle conseille aux parents de ne pas cacher leurs inquiétudes à leurs enfants, mais de bien souligner que la situation n'est pas désespérée et que surtout elle est temporaire :

« Il est important aussi que l'enfant sente que, si le chômage et les difficultés financières sont un sujet majeur d'inquiétude, ils n'entraînent pas pour autant la mort de la joie de vivre. C'est la fête de mamie et on ne peut pas faire le repas que l'on aurait souhaité ? Cela n'empêche pas de mettre sur la table la nappe rose (bien plus jolie que la toile cirée), de lui faire de très beaux dessins, et surtout de parler, de rire, de s'aimer...
Faire tout cela quand on est un parent angoissé et déprimé n'est pas facile. Mais on peut, en comprenant que c'est indispensable et en rassemblant ses forces, y parvenir.
Et il est d'autant plus important que les parents réussissent à le faire que c'est aussi particulièrement bénéfique pour eux. Car, en temps de crise comme en temps de guerre, résister permet de ne pas seulement subir et de garder de soi une image qui aide à ne pas sombrer.
Vivre au temps de la crise est, pour les familles, un combat. Un combat qu'il faut gagner dans la réalité, mais aussi dans les têtes. Un combat pour lequel ces familles auraient, plus que jamais, besoin d'aide. »

Elle reproche alors aux psys (du moins à ceux d'entre eux qui interviennent dans les media) de ne pas prendre la mesure du retentissement de la crise, de ses conséquences psychologiques sur les individus :


« Ce silence assourdissant et généralisé sur les souffrances provoquées par la crise économique, sur la crise psychologique qu'elle a engendrée et qu'elle continue d'engendrer, n'a pas seulement des conséquences individuelles. Il a aussi des conséquences politiques.
Dire à quelqu'un (comme devraient aujourd'hui le dire publiquement les « psys ») : « Ce n'est pas vous qui êtes malade, c'est le monde qui l'est. Il vous fait payer sa maladie, c'est pour cela que vous allez mal. Et si vous ne supportez pas ce que vous avez à vivre, ce n'est pas parce que vous êtes fragile, c'est parce que c'est invivable », c'est lui dire qu'il n'est pas la cause de son problème. Qu'il n'a donc pas à se mépriser, à se détester, à se considérer comme un ennemi. Qu'il ne doit pas se laisser abattre, qu'il doit se battre. »

Elle s'attaque, notamment, à la « psychologie positive » :

« Les hommes et les femmes victimes de la réalité sociale de notre époque sont aujourd'hui, comme les hommes et les femmes prisonniers des inondations de notre exemple, confrontés à une situation réellement dangereuse. Ils savent qu'ils peuvent être, à tout moment, submergés. Non pas par une montée des eaux, mais par des problèmes matériels inextricables dus à la crise.
Dès lors, quel sens cela peut-il avoir de leur conseiller de « positiver » leur appréhension de leur situation, d'en chercher le bon côté ? Oserait-on demander à un enfant qui n'aurait, pour tout goûter, qu'une tartine sans beurre ni confiture de chercher, pour s'en réjouir, le meilleur côté de cette tartine.
Quel sens cela peut-il avoir de les encourager à savourer l'instant ? Peut-on savourer l'instant quand on sait que l'on risque, à tout instant précisément, de se noyer ? »

Vous l'avez bien compris, ce livre invite à la réflexion et au débat. Je vous en recommande la lecture, et pourquoi pas la traduction ?

Rachel Mihault

samedi, septembre 27, 2014

Rentrée littéraire

Viva, de Patrick Deville, est un des livres de cette Rentrée littéraire.


Patrick Deville est un écrivain français, auteur notamment de plusieurs trilogies. Il a reçu le prix Nomad's du récit de voyage 2012 pour Kampuchea, et le prix du roman Fnac 2012 pour Peste et choléra.
Il dirige la MEET (Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs) de Saint-Nazaire, au sein de laquelle il a créé un prix littéraire latino-américain. Les prochaines rencontres Meeting auront lieu du 13 au 22 novembre, avec notamment plusieurs rencontres et tables rondes consacrées à la littérature latino-américaine : rencontres avec Laura Restrepo, Tomás González, Santiago Gamboa, Juan Gabriel Vásquez (Colombie), Alberto Ruy-Sánchez (Mexique) ; Journées "Pour Cortázar" ; table ronde "littérature colombienne contemporaine" ; table ronde "hommage à Gabriel García Márquez... Un très beau programme, à consulter sur
http://www.meetingsaintnazaire.com/IMG/pdf/programme-6.pdf 

Dans son dernier livre, Viva, il retrace quelques épisodes de l'histoire mexicaine et mondiale dans les années 1920 et 1930.

Léon Trotsky (1879-1940) est un homme politique russe. Réfugié au Mexique (accueilli par le président Lázaro Cárdenas grâce à l'intervention de Diego Rivera), il fut assassiné en 1940 à Mexico par des hommes de main de Staline.
Diego Rivera (1886-1957) est un peintre mexicain connu pour ses célèbres fresques murales, contant notamment de nombreuses scènes de l'histoire du Mexique.
Frida Kahlo (1907-1954), également artiste peintre célèbre, fut l'épouse de Diego Rivera.
Tina Modotti (1896-1942), Mexicaine d'origine italienne, est une photographe rénommée.
B. Traven (1882-1969) est l'un des pseudonymes d'un écrivain germanophone, connu notamment pour son roman Le trésor de la sierra madre.
Malcolm Lowry, écrivain britannique (1909-1957), est connu pour son roman Au-dessous du volcan, où il décrit le Mexique à travers la ville de Cuernavaca. Ce roman, en grande partie autobiographique, est reconnu comme l'une des œuvres importantes du 20e siècle.
Antonin Artaud (1896-1948) est un célèbre homme de théâtre français qui a passé une partie de sa vie au Mexique.

Dans Viva, Patrick Deville rend hommage, à sa manière, à tous ces personnages historiques (ainsi qu'à beaucoup d'autres encore...).

« Douze apôtres s'assemblent autour de Tina Modotti. C'est au sein de cette petite bande que tout se joue. Que se jouent la vie et la mort du proscrit. L'avenir de l'Art et aussi celui de la Révolution. C'est une maison blanche ensoleillée au toit en terrasse. Une machine à écrire, un phonographe, des fleurs dans les vases. Le jeu de la lumière en ocelles au long des murs blancs chaulés. Sur une table, un exemplaire d'El Machete, avec en frontispice la faucille et le marteau.
Il est étonnant que tous ceux-là aussi auront été vivants, assis dans la même pièce de la maison de Tina Modotti, fumant des cigarettes. Aucune photographie n'a été prise de la petite bande des treize, qui compte pourtant parmi ses membres les meilleurs phonographes, aucun tableau brossé non plus de la petite bande des treize, qui compte pourtant parmi ses membres les plus grands peintres. Il nous faut les imaginer un jour tous assemblés, un soir plutôt. C'est à Mexico, au milieu des années vingt, dans cette décennie pendant laquelle tout s'invente, le monde est neuf dans le chaos régénérateur. C'est dix ans après l'entrée à cheval dans Mexico du métis du Chihuahua et de l'Indien du Morelos. Zapata & Villa. Les paysans en sarapes armés de machettes qui campent sur le zócalo de Mexico. »

Peut-être ce livre sera-t-il traduit en espagnol, en tout cas il (dé)montre encore une fois les liens très forts entre le Mexique et la France.








dimanche, septembre 21, 2014

Fernando Rendón





La question radiante, de Fernando Rendón
Éditions le temps des cerises




Una antología bilingüe español/francés que nos hace ir al grano de la existencia: sobrevivir a la violencia con el uso de la palabra poética que no es “una arma cargada de futuro” sino más bien hoy y en seguida salvación del ser humano en frente de una cruel realidad. Pero la realidad es lo que hacemos: entonces podemos escribir, decir, leer poesía, formular un mundo tierno y lleno de fraternidad y resistir con la atadura de amistad y paz, creer en la humanidad sensible y amable. No es un sueño: esta paréntesis en la vida alejando por un momento lo asco de la violencia cotidiana y ciega. La celebración del mundo, del otro, con una estructura limpia y con mucho valor puede con su poder multiplicado por los lectores alrededor del poeta es sin duda un regalo de tolerancia y de paz.  He aquí de nuevo, la prueba que la poesía es el germen de todas las posibilidades y de un futuro no escrito ya en el mármol.
François Szabó  

vendredi, août 22, 2014

"Tant de larmes ont coulé depuis, tantas lagrimas han corrido desde entonces" d'Alfons Cervera

Alfons Cervera est venu au Grain des Mots (Montpellier) au printemps nous parler de son écriture...  Avant sa venue, j'ai tenté de lire son dernier roman traduit en français, "Tant de larmes ont coulé depuis", mais j'ai buté contre la particularité de son écriture... Je m'y suis donc reprise à deux fois pour enfin réussir à entrer dans son univers qui m'a, au final, bien emballée !

Marc Ossorguine, qui a animé cette rencontre à Montpellier, a déjà très bien dit ce que l'on peut en dire ! Voici donc l'article qu'il a publié sur son blog "Fil de lectures" et qu'il a accepté de republier ici, sur Version Libre... A la suite de son article, j'ai ajouté quelques extraits pour vous donner une idée et envie de partir en exploration !

Des voix exilées


Voici le quatrième roman d'Alfons Cervera, l'écrivain valencien qui nous est offert, traduit en français par le fidèle et complice George Tyras. Après La couleur du crépuscule(@) et Maquis à La fosse aux ours (premiers titres du cycle de la mémoire qui comptent 5 romans), puis Ces vies-là (@) à la Contre allée, voici Tant de larmes ont coulé depuis,Tantas lágrimas han corrido desde entonces, dernier titre publié outre Pyrénées (2012).

Alfons Cervera - Tant de larmes ont coulé depuis
Alfons Cervera - Tant de larmes ont coulé depuis

Le principal narrateur de ce roman a émigré en France, à Orange, il y a des années et revient aujourd'hui à son village perdu dans la "Serranía valenciana", Los Yesares, pour l'enterrement de la mère de son ami Alfons. Le récit s'inscrit donc dans une certaine continuité avec le cycle de la mémoire et avec Ces vies-là et mêle présent et passé, faits réels revisités ou réinventés, voix multiples...révélant et construisant une mémoire d'aujourd'hui sur les souvenirs du passé.
"La mémoire se construit par sauts successifs, en laissant dans son récit des trous intermédiaires, comme si une solution de continuité était possible au bout du compte entre ce qui a existé pour de vrai et ce que nous imaginons."
La mémoire n'est pas du passé, rappelle Alfons Cervera, mais bien du présent, nourri d'images et de bruits du passé qui se sont fragmentés, dispersés, et dans lesquels on se perd parfois. Un labyrinthe d'incertitude toujours menacé par l'oubli et les mensonges. Une mémoire qui ne se soumet pas non plus aux récits sagement découpés et soigneusement clos que l'histoire, celle qui se dit Histoire, voudrait officialiser. Mais l'histoire s'écrit avec des vies et des morts insignifiantes. Dans cette histoire-là, celle qui s'inscrit dans les corps, les gestes, les voix, les murs, et parfois dans de tels livres, la guerre ne se finit pas toujours à la fin de la guerre et l'exil, qu'il soit politique ou économique, ne connaît pas de fin. Cela vaut que l'on vienne d'Espagne, du Maroc ou de quelque autre pays ou région du monde. Le regard des exilés sur le monde qu'ils perdent et celui qu'ils découvrent est sans doute le même, quelle que soit la couleur de leur peau ou la géographie de leur exil.
Au fil du récit, plusieurs voix se croisent, se font écho et parfois se brouillent. Le lecteur n'est plus trop sûr de qui parle à chaque instant, mais cela importe au fond assez peu. Des voix parlent. Des mots se font entendre, souvent hésitants, fragmentaires, parfois confus, parfois redondants. Mais petit à petit, un puzzle précis d'impressions, de douleurs et de colères, de renoncements et d'espoirs, se compose et nous permet de comprendre un peu mieux le passé et l'histoire de tous ces exilés qui vivent parmi nous et parmi lesquels nous vivons. Ces exilés que nous sommes peut-être aussi, comme tout humain, au fond.

La version originale, ed. Montesinos
La version originale, ed. Montesinos

Tant de larmes ont coulé depuis est donc un livre sur l'exil et la mémoire, mais pas seulement. C'est aussi un livre qui s'écrit un peu devant nous et où l'auteur-narrateur nous fait part de ses réflexions sur la mémoire et l'exil, sur l'écriture qui pourrait dire cette mémoire destinée au silence et à l'oubli. Avec la poésie d'une langue simple et profondément riche, Alfons Cervera nous propose un texte qui est aussi une manière d'essai dont les dimensions historiques, poétiques, littéraires et philosophiques, voire sociologiques, ne sont pas "incompatibles", pour une fois. Au fil des pages, les passages que l'ont recopie ou que l'on met en évidence d'un trait de crayon se multiplient, et nombre de phrases et d'images résonnent encore une fois le livre refermé. Notre mémoire du livre se construit en se mêlant à nous, nous construit par la part d'incertitude qu'il a fait naître en nous par la découverte de ces destins oubliés, méprisés, croisés chaque jour mais rarement rencontrés.
C'est sans doute cela que l'on attend d'un écrivain et d'un livre : qu'il nous révèle une partie du monde que nous ne savions voir et que nous commençons à comprendre, sans forcément chercher à l'expliquer. Une rencontre qui contribue aussi à nous changer et à faire de nous ce que nous sommes et serons demain.
Un livre, une œuvre et une voix à découvrir si ce n'est déjà fait.
Alors que nous attendons la publication de La nuit immobile, 3e volume du "cycle de la mémoire", signalons qu'en Espagne, l'ensemble de ce cycle a été réuni en un seul volume sous le titre Las voces fugitives. On y trouve donc La color del crepúsculo, Maquis, La noche inmóvil, La sombra del cielo et Aquel invierno, le tout précédé d'une préface de Georges Tyras, le traducteur français de l’œuvre de Cervera.

Marc Ossorguine

Pour partager un peu de cette sorte d'ovni littéraire, voici quelques extraits choisis...

PP 24-25
« Lorsque je suis arrivé en France, avec mes parents, à peine âgé de neuf ans, je ne savais pas qui était Miguel Hernandez, ni que bien des années plus tard je serais dans les journaux et à la télévision avec le visage apeuré d'un enfant qui n'était pas moi mais qui me ressemblait beaucoup. Sauf pour la couleur de la peau, pour tout le reste nous étions pareils, l'enfant des journaux et moi, lorsqu'on est arrivé à Orange. Le vieux cinéma du village est à présent une ruine envahie par les herbes en décomposition et les cadavres d'oiseaux. Une barrière de fer rouillé, les murs pleins de crevasses provoquées par les pelles mécaniques, la petite scène enterrée de façon obscène sous les gravats. J'ignore la raison de cette ruine. Ce que je sais, c'est que le regard de l'enfant dont la photo paraît dans les journaux et celui qui se perdait derrière le photographe inconnu dans une gare de France il y a cinquante ans sont pareils. Tous deux présentent la même brillance éteinte, l même tristesse et le même désarroi. La même peur. »
PP 87-88
« Plus tard, des années plus tard, j'ai compris que personne n'est à jamais du même endroit, que les lieux, nous les portons en nous, avec les gens qui les habitent, et que nous nous construisons peu à peu avec les lambeaux de tout ce que nous trouvons sur notre chemin, que grand-mère Delmira avait raison ou avait du moins la raison que toujours recèlent les mots parfois inexplicables de la folie. Dès notre arrivée à Orange commença à s'imposer la conviction que, quel qu'allait être notre destin sur ces terres étrangères où nous débarquions pour vaincre la faim, il n'y aurait pas de retour, ni à Los Yesares ni nulle part ailleurs. Le voyage débutait avec cette photo anonyme à la gare, avec ma mère et moi penché à la fenêtre les yeux emplis d'appréhension, et il n'est pas achevé, si longtemps après, au moment où, d'ici peu, j'empoignerai le cercueil de Teresa avec Miguel, Lucio et David Catarro, et que nous le porterons sur nos épaules pour gravir les marches qui conduisent au parvis de l'église. J'ignore si le temps existe ou pas, comme le soutenait Gerardo à Manuel le boulanger pendant les soirées de répétition du Don Juan Tenorio, mais je sais qu'il disparaît dans les replis de l'exil, de tous les exils, aussi bien celui qui conduisit le père anarchiste de Roman en France que celui qui nous arracha à Los Yesares, bien des années plus tard, pour ne pas mourir de faim. »
PP 109-110
« Il faisait froid et un mistral dur et parcimonieux, qui poussait des amas de feuilles humides, soufflait vers la place Lucien Larroyenne. Il était midi, un carré de soleil réunissait un groupe de jeunes maghrébins derrière la Comédie. J'appelais Aurora de mon portable : Je t'appelle d'ici, je lui dis. C'est où ça, ici ? Eh bien, mais à Orange, où veux-tu que ce soit. Aurora vivait à Orange il y a de nombreuses années et elle y a eu un fiancé français qui s'appelait François. La mémoire a toujours un lieu de référence. Il est impossible de se souvenir depuis nulle part. Le temps commence à s'écouler en titubant, comme s'il suivait des chemins de terre et qu'il soit aveuglé par la poussière. Marcher à l'aveuglette dans le temps. Parfois je me dis que la mémoire, c'est cela, chercher comme par instinct ce qu'il y a eu auparavant, cet endroit envahi de brume d'où nous nous sommes échappés une fois pour trouver une issue qui ne sera jamais celle que nous attendions. Le fiancé d'Aurora se prénommait François et l'été, il allait lui rendre visite à Los Yesares, quand elle et ses parents avaient quitté Orange sans espoir de retour à leur maison du boulevard Edouard Daladier, tout près de là où nous vivions, nous. Des gens rentrent à La Agricola, ils viennent à l'enterrement. Le froid de Los Yesares est semblable à celui de la maison du canal, semblable aussi le calme, cette lenteur qui est parfois plus propre à la vie qu'à la mort. Un silence étrange s'est soudain emparé de la rue. Nous avons commencé à parler chez Teresa et Aurora poursuit la remémoration de ses fiancés français et des fenêtres om se reflétait une jeune femme avec un visage de vieille. De temps en temps elle regarde Marie-Pierre et c'est comme si elle retournait aux jours d'été à Orange, à Caderousse, aux chansons de Johnny Hallyday et Françoise Hardy. Un jour j'ai vu François au Café des Glaces et il m'a dit que les étés à Los Yesares, c'était fini. La vie, c'est la vie, parfois elle réunit les gens et d'autres fois elle leur fait prendre des routes diférentes. »

mercredi, août 20, 2014

"La Meute des honnêtes gens" de Laurence Biberfeld

ou comment, quelle que soit l'époque, les victimes sont les coupables idéaux...
L'indéniable charme de ce roman, c'est son écriture précise, truffée d'expressions occitanes et de riches descriptions visuelles et olfactives de ces paysages cévenols à la fois foisonnants et arides. C'est aussi ses décorticages des sentiments et des émotions complexes qui sont ressentis par des protagonistes simples et bien trop souvent invisibles... Bref, ce livre est de ceux qui, une fois refermés, continuent à vivre en moi !


L'auteure de ce roman percutant, Laurence Biberfeld, vit au Vigan, dans les Cévennes, où elle a choisi de situer l'action de cette histoire ciselée...
« Lazare Volquès, filateur cévenol fortuné, est retrouvé égorgé au bord de la rivière bordant sa magnanerie un été où la chaleur rend folles les fileuses qu’il exploite. De ce XIXe siècle, on sait les conditions de vie de la basse main-d’œuvre, pléthorique et hiérarchisée, les bagnes d’enfants où croupissent des graines que personne ne veut voir pousser… Et, partout, la peur de voir déborder les trimards et les bâtards des cages où on les fait boulonner. Un gros siècle plus tard, un descendant de Lazare, Gérard Volquès, maire du village, est découvert pareillement tranché d’une oreille à l’autre, gisant au bord de la même rivière. Quelle que soit l’époque, les fautifs naturels sont toujours domestiques, ouvriers, femmes adultères, cloches, manouches ou squatteurs. Et toujours, juchée sur le barreau le plus bas de l’échelle sociale, c’est la meute des honnêtes gens qui bastonne bravement les damnés, les déchus et les pauvres qui relèvent la tête. Qui expliquera ces meurtres ? »
c'est ce qu'en disent ses éditeurs, les Editions Au-delà du raisonnable, qui déclarent qu'ils ont « choisi de raconter la face noire du monde et de son histoire, [parce que] tout en nous divertissant de notre nombril, elle éclaire nos consciences. » Ils disent aussi de cette auteure :
« Laurence Biberfeld est née en 1960 à Toulouse. Ayant pris son vol très tôt pour se fracasser contre le pavé le plus proche, elle exerce pendant quelques années divers sous-métiers avant de passer son baccalauréat en candidat libre, puis le concours d’instit en 1980. Elle fait ce métier dix-huit ans, puis décide d’arrêter de gagner sa vie pour écrire et dessiner à plein temps. »
Pour en savoir plus sur cette auteure à découvrir, vous pouvez aussi aller visiter son site personnel qui est très généreux !




Voici quelques extraits...
PP. 42-43
« Les odeurs de l'été lui arrivaient en touffes, elles giclaient dans la cellule, glissaient contre les murs humides et s'affalaient par terre. L'odeur des buis, enivrante, et celle des pins, l'odeur lourde et sucré d'un noyer, l'odeur de miel du lierre et des gaillets. L'odeur soûlante du thym, l'odeur violente et tenace de la rue. L'odeur légère et fine des ronces et des églantiers. Il sourit. Les colons puaient. Ils puaient la merde, la sueur liquide sur des couches de sueur sèche, les gras cristaux dans les poils, le sperme séché, le suint des cheveux rasés. Leurs pieds puaient désespérément au fond de leurs sabots, puaient comme le pelage mouillé des vieux chiens. Leurs bouches puaient les dents gâtées, la faim, encore et toujours. Ils puaient la pisse, surtout les plus petits. »


P.53
« A partir de là, ils longèrent les Cévennes. Une pelisse de forêt mangea les affleurements de calcaire, déployant de grandes masses grises, vert sombre, vert argenté. Le ciel se couvrit d'une taie de plomb. Après Ganges, la montagne se referma sur eux. La roche, parfois, se dressait en falaises tortueuses et bleues, en plissements contrariés qui surplombaient le bus minuscule. La route, longeant l'Hérault gonflé par les grosses pluies de la fin de l'hiver, serpentait le long d'abrupts impénétrables. Dans la vallée, quand elle s'élargissait, sur les faïsses qui épousaient les courbes des pentes, ils voyaient scintiller les feuillages des oliviers secoués par le vent. Peu avant Saint-Julien-de-la-Nef, le calcaire laissa brusquement la place aux schistes, le paysage s'assombrit davantage avec les affleurements ardoisés. La châtaigneraie encore nue s'imbriquait dans le moutonnement foncé des buis et des kermès. De temps en temps, la coulée sombre d'une cédraie fendait un taillis coriace, cendré. De longs bâtiments à l'abandon se dressaient le long de la rivière, montrant leurs vastes fenêtres crevées.
- Des filatures, expliqua fièrement le chauffeur. »


PP. 215-217
« Cela ne servirait à rien. La gosse s'était résignée, elle ne luttait plus. Il pensa au Quinsou, à sa propre enfance encore vivace en lui. Il fallait avoir la hargne de vivre chevillée au corps pour s'accrocher à l'existence quand on n'était rien pour personne. Cette gamine aurait pu être sauvée si elle avait eu la moindre importance. Mais elle passait après les semailles, après l'agnelage et les labours, après la taille, après le repos. Des enfants ! Il en poussait par grappes dans les ventres, partout, en toutes saisons. Leurs bras ne devenaient utiles qu'au bout de longues années, pendant lesquelles il fallait les nourrir comme des tiques, comme des chancres. Des enfants ! Qui en voulait ? (…)
Il travailla tout le jour, ne laissant jamais sortir Brilheta de son champ visuel. La petite lui faisait toucher du doigt à quel point le bagne des enfants excédait les murs des colonies, les portes des fabriques et des mines. Ils étaient jetés à profusion dans ces troupeaux d'humains féroces et cupides qui les foulaient comme une meule le grain ou les olives. Mais le besoin d'aimer n'était-il vivace que chez les enfants ? Il haïssait les hommes de tout son cœur. Il les trouvait laids, sans lumière, rampants, immergés dans la lourdeur de leur viande et de la terre ou de l'argent, plus bornés que leurs champs et leurs demeures jalousement défendues. Ma était ainsi, comme les gardiens, comme Marques. Cette lourdeur qui obscurcissait les humains, il la devinait déjà chez la plupart des colons. Et ceux qui ne la possédait pas et restaient transparents et légers, comme le Quinsou, comme Brilheta...
Ils mourraient.
Et lui ? C'était sa haine qui le faisait vivre, elle était comme une flamme rouge et bleue qui se nourrissait d'elle-même. Elle ne cessait de grandir. Sa haine lui faisait aimer les humains-oiseaux, les humains de brise et d'eau. Ils étaient partout, rares et dispersés, des cadeaux que la vie lui faisait de loin en loin. »


P. 260
« Lazare Volques avait été retrouvé assassiné à la même époque, au même endroit et de la même façon que son arrière-petit-neveu cent six ans plus tard. Contrairement à la plupart de ses collègues, Jean-Paul Zaczek croyait au hasard et aux coïncidences. Mais il n'était pas ennemi pour autant des liens de causalité. L'acharnement pour se débarrasser des squatteurs pouvait s'expliquait par ces obsessions fédératrices qui permettent à des petits groupes humains débordés, culturellement appauvris et en autodéfense de consolider une identité commune autour de haines communes. Mais ce sinistre penchant collectif pouvait avoir été suscité et entretenu à des fins crapuleuses. L'Histoire, la grande, était bondée de ce type de manipulations.
Zaczek, en bon scientifique, élaborait des hypothèses, dont il s'efforçait ensuite de démontrer ou d'infirmer la véracité. Il partit du principe que sous ces manifestations de rejet se dissimulaient vraiment des mobiles crapuleux. Pourquoi faire partir les squatteurs ? Cela pouvait avoir un rapport avec les squatteurs eux-mêmes, ou seulement un ou plusieurs d'entre eux.
Ou alors, il s'agissait du lieu. De la filature, ou de la magnanerie. Ou des deux. De quelque chose qui se trouvait dans l'un ou l'autre des bâtiments, et qui serait devenu inaccessible à cause de la présence des squatteurs. Alors on en revenait au maire et à son adjoint, car tous les témoignages concordaient : les plus acharnés contre les squatteurs étaient ces deux-là. »