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lundi, mars 02, 2015

"Écoute-moi, Amirbar" de Álvaro Mutis


Il y a deux ans et demi, Leti nous parlait d'Alvaro Mutis, cet écrivain colombien majeur - contemporain et ami de Gabriel García Marquez - et de sa lecture du roman « Le dernier visage » où le héros nous invitait à fréquenter El Libertador, Simon Bolivar (voir ici : http://versionlibreorg.blogspot.fr/2012/03/le-dernier-visage-dalvaro-mutis.html).
Je vous parlerai aujourd'hui de « Ecoute-moi, Amirbar », l'un des sept romans dont le personnage central est Maqroll le Gabier, sorte de double littéraire du poète, que ce dernier a créé dans les années cinquante dès ses premières années d'écriture. Ce n'est que trente ans plus tard, dans les années quatre-vingt, qu'il a construit sept de ses romans autour de ce personnage  :
    - La nieve del almirante (La neige de l'amiral, 1986);
    - Ilona llega con la lluvia (Ilona vient avec la pluie, 1988);
    - Un bel morir (ibid., 1989);
    - La última escala del tramp steamer (La dernière escale du Tramp Steamer, 1989);
    - Amirbar (Ecoute-moi, Amirbar, 1990);
    - Abdul Bashur, soñador de navíos (Abdul Bashur, le rêveur de navires 1991);
    - Tríptico de mar y tierra (Le rendez-vous de Bergen, 1993).
Dans la préface de "Écoute-moi Amirbar" écrite en février 2014, son traducteur, François Maspero, rapporte qu'un mois avant sa mort intervenue en septembre 2013, Mutis disait encore à propos de son héros : « Je ne l'oublie pas. Je le garde toujours présent. Et je l'envie. » Maspero explique : «[Maqroll] El Gaviero, le Gabier, c'est l'homme de la vigie qui en haute mer, du plus haut du mât, veille au grain, guette les îles et les terres, les icebergs ou les récifs, devine d'où viennent les vents, brises ou tempêtes, et, surtout, sait prévoir les rencontres annonciatrices des pires désastres. Bref, il est dans l’œuvre d'Alvaro Mutis pas seulement le double, mais la face obscure de l'auteur. Ce n'est pas un hasard si le recueil complet des poèmes où résonne à toutes les pages la voix de Maqroll s'intitule les « Eléments du désastre ». »
Maqroll est donc un aventurier qui a bourlingué sur toutes les mers du globe, c'est un marin et un conteur dans l'âme, une sorte de Corto Maltese de prose. Dans « Ecoute-moi, Amirbar », Maqroll le Gabier, malade, raconte à ses amis ses aventures de chercheur d'or. Quittant momentanément la mer pour se rendre dans les profondeurs de la terre, Maqroll s'est un jour laissé emporter par la fièvre de l'or dans les cordillères de Colombie, dans les montagnes de la région d'Ibagué. Nature à la fois hostile et magique, inquiétante et apaisante, folie de l'amour et de l'or, rencontres avec les hommes et les femmes à la fois rustiques et complexes, le récit nous emmène vers un Eldorado perdu et désenchanteur... Mais l'aventure est belle et l'on y reviendrait avec plaisir !

Pour vous donner un aperçu, voici un extrait, page 96/97 :
« Plusieurs semaines ont passé, au cours desquelles mon compagnon a fait deux ou trois voyages à la capitale. Il mettait l'argent à l'abri dans sa ferme, en un endroit que nous étions seuls à connaître, lui, sa femme et moi. Je pensais être entré dans la routine d'une existence de mineur qui jouit d'une chance relative et d'un avenir apparemment certain. En même temps, certains signes se manifestaient çà et là pour m'indiquer que, comme d'habitude, un changement allait se produire et que j'étais sur le point de me retrouver dans le labyrinthe incertain de mes éternelles mésaventures. J'ai parfois l'impression que tout ce qui m'arrive vient d'une région extérieure et néfaste, ignorée des autres et destinée depuis toujours à moi seul. Je me suis si bien fait à cette idée que je sais jouir des brefs instants de bonheur et de bien-être qui me sont accordés avec une intensité que je crois inconnue des autres mortels. Ces moments-là ont pour moi un rôle réparateur et essentiel. Chaque fois que je les connais, je me sens comme si j'étrennais le monde. Ils ne sont pas fréquents et, naturellement, ils ne peuvent l'être, mais je sais qu'ils finissent toujours par venir et qu'ils m'échoient en compensation de mes disgrâces.
Un jour, Eulogio n'est pas revenu à la mine. Il était tellement régulier dans ses déplacements et dans ses activités que j'avais des raisons de craindre une mauvaise surprise. Et en effet, au matin du troisième jour, sa femme est arrivée, les yeux plein de larmes et en proie à la panique. En luttant contre ses sanglots, elle m'a raconté que son mari avait été arrêté par un barrage de l'armée sur la route, juste avant San Miguel. Il avait été emmené dans la capitale pour y être interrogé. Elle avait essayé d'entrer en contact avec lui, mais en vain. A la caserne, on l'avait menacée de l'arrêter, elle aussi. Toutes sortes de rumeurs circulaient, mais en réalité personne ne savait ce qui se passait. Dora Estela me faisait dire d'éviter à tout prix de descendre à San Miguel, car dans ces cas-là les étrangers sont particulièrement suspects. Pour l'armée, tout nom étranger est synonyme d'agitateur et de propagateur d'idées importées pour conspirer contre le pays. J'ai dit à la femme de mon associé de prendre l'argent que nous avions amassé et de payer un avocat ou quelqu'un d'influent afin d'éclaircir la situation d'Eulogio. Elle a hoché longuement la tête et m'a dit d'une voix étranglée :
- Non, monsieur, je ne retournerai pas là-bas. S'ils me mettent la main dessus, qui s'occupera de mes enfants et de la ferme ? Je vais voir si Dora Estela veut bien y aller. Mais moi je ne veux pas me montrer. Ces hommes sont capables de tout. Vous ne savez pas.


Si, je savais. En d'autres occasions et sous d'autres latitudes, j'avais vu et j'avais subi dans ma propre chair la brutalité systématique et sans visage des militaires. J'ai essayé de la consoler comme je pouvais. (...) »

Álvaro Mutis, "Écoute-moi Amirbar", traduction de François Maspero, Éditions Grasset et Fasquelle, 1992. (Points, 2014, pour la préface)

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