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mardi, octobre 06, 2020

« Traduire ou perdre pied » de Corinna Gepner (France)

Corinna Gepner est traductrice, elle a même été la présidente de l’Association des Traducteurs Littéraires de France (ATLF). Germaniste, elle vient d’être récompensée avec le prix Eugen-Helmlé.

Dans ce texte fragmenté, elle nous livre ce qui l’anime, ce qui la pousse, ce qui la fait douter… en permanence ! Cela se lit d’une seule traite, c’est un pur régal.


Morceaux choisis :


« Plus je traduis, moins je sais. Plus j’ai d’habileté, plus le sol se dérobe sous moi, plus les mots, les phrases révèlent leur double, leur triple fond et bien plus encore. Je ne cesse de composer avec le vertige. Le texte, foncièrement, m’échappe, et pour travailler je dois faire comme si je savais, juste comme si. »

 

« La traduction est pour moi une lente et systématique destruction de ce que je croyais savoir. Car il y avait la croyance en un savoir possible et le désir de bâtir sur du solide. Cette croyance-là s’effrite de jour en jour. »

 

« En travaillant l’écriture de quelqu’un, on s’approche de lui comme on le fait rarement d’un inconnu. »

 

« Le traducteur souffre d’un désavantage inné : il vient toujours après, il n’est jamais le premier, mais toujours le second. Viendrait-il d’abord qu’il serait au-dessus de tout soupçon. Si talentueux soit-il, il n’est jamais qu’un mime.

Voire. Si cela était, il n’y aurait pas grand-chose à en dire.

Cela supposerait que le texte premier soit univoque, sans mystère. Or lorsqu’on traduit, on fait œuvre de création presque à son corps défendant. Le texte premier ne dit pas, il propose, et moi, traductrice, je développe certaines de ses potentialités par les choix que j’opère et la cohérence que j’essaie de tenir d’un bout à l’autre. Parfois, la marge de choix est telle que j’ai moins le sentiment de travailler à une traduction qu’à une interprétation de l’oeuvre. Je ne peux qu’être confrontée à l’ambiguïté foncière de la langue, à sa capacité de se dérober dès qu’on la regarde d’un peu trop près. »

 

« Cette expérience lors d’une de mes premières traductions : une phrase difficile, retorse à toute compréhension. Aucun des germanophones que j’avais sollicités n’avait pu m’éclairer. J’ai lu, relu, je ne sais combien de fois. Et puis l’étincelle a jailli. J’ai compris, mais intuitivement, je n’étais pas plus capable qu’avant de déchiffrer cette phrase. J’ai compris en quelque sorte du coin de l’œil. Compris aussi que j’étais la seule à pouvoir comprendre, parce qu’à fréquenter ce texte j’en avais assimilé la pensée, et qu’à cet endroit, c’était ce qu’il fallait saisir : la façon dont l’auteur avait pensé. »

 

« Perdre pied en effet, mais peut-on apprendre à nager si l’on veut constamment avoir pied ? »

 

Voilà. Je pense qu’il n’y a rien à ajouter : si les mystères de l’écriture particulière qu’est la traduction vous intéressent, foncez lire ce texte, vous y trouverez abondamment de quoi alimenter vos réflexions.

 

Laurence Holvoet, traductrice aussi.




Corinna Gepner « Traduire ou perdre pied ». Coll. Contrebande, La Contre-Allée, 2019. 195p.

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