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mercredi, janvier 27, 2021

« Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : réflexions sur l’effondrement » de Corinne Morel Darleux (France)

 


Je viens tout juste de terminer un petit bijou ! C’est tout bêtement le titre qui m’a interpellée : « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : réflexions sur l’effondrement » C'est écrit par Corinne Morel Darleux, qui est une femme politique que je ne connaissais pas et, en lisant son livre, je comprends pourquoi : elle ne semble pas être du genre à se mettre en avant pour le seul plaisir d’occuper la place…

Elle développe dans ce texte – défini par l’éditeur, Libertalia, comme un essai philosophique et littéraire rédigé à la première personne – une notion libertaire, anarchiste, qui est le refus de parvenir, à laquelle elle associe l’idée plus écologiste de cesser de nuire.

« Tout le sens du progrès social devrait consister à donner à chacun non pas l'égalité des chances, cette fable inventée pour conforter la compétition entre individus, mais la possibilité du choix.

Celle-ci ne dépend pas uniquement des conditions matérielles, même si elles sont bien entendu structurantes, mais aussi des constructions culturelles, de la formation d’un esprit critique, des capacités de raisonnement autonome : en un mot de l’éducation au sens large du terme. Il faut au moins ça pour résister aux normes sociales qui entravent la capacité à se conduire en esprit libre. Que vous soyez pauvre ou riche, tout est fait pour vous assigner une tâche de reproduction ou d’ascension sociale. Dans les deux cas, vous n’avez pas à construire vos propres critères de réussite : les conventions sociales les fournissent clé en main, assorti d’un petit manuel de développement personnel. En terme d’organisation sociale, il est plus sûr pour le pouvoir en place de fournir les rails que de laisser chacun glisser à sa guise, réfléchir à ce qu’il veut faire de sa vie et risquer ainsi de prendre des chemins de traverse. Imaginez que les pauvres choisissent de le rester, les travailleurs de ne plus perdre leur vie à la gagner, les consommateurs d’arrêter d’acheter !

Cette assignation du pouvoir donne parfois des résultats surprenants. On peut ainsi parfaitement être pauvre et faire pour autant preuve d’un esprit bourgeois, à pieds joints dans le conformisme social, et s’engager dans des voies qui vont à l’encontre de ses propres intérêts de classe. On le voit à chaque élection. L’inverse, hélas, est plus rare – on voit peu de riches aller contre leurs intérêts et décider de se dépouiller pour mieux servir l’intérêt général. Pour autant, le refus de parvenir ne peut être réduit au critère matériel. Il relève avant tout de la capacité à exercer une intention propre, à effectuer des choix en conscience. Or se réapproprier sa propre trajectoire, quitte à dire non et à sortir du troupeau, est sans doute une des plus grandes jubilations que la vie peut offrir. »

(…)

Mais, dans un système oligarchique structuré par les inégalités et la méritocratie, domine souvent l’impression qu’on n’a pas le choix. C’est le fondement même du système que de nous faire croire que les choses sont ainsi, et qu’elles ne peuvent pas être modifiées. Qu’il n’y a pas d’alternative. Qu’il faut suivre la marche du progrès.

Il y a pourtant, toujours, une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement. Y mettre de l’intention change tout : il ne s’agit pas de systématiquement dévier ou tout envoyer valser par principe, dans un esprit de rébellion devenu mécanique, mais simplement de se poser la question. Et même si la réponse in fine est de continuer à suivre la route indiquée, le fait d’avoir délibéré en soi-même, de poursuivre après en avoir décidé, change tout. Le processus permet de reprendre la maîtrise de la situation, de ne plus la subir en laissant la passivité guider. Cette délibération intérieure est source de dignité. »

Sur la notion de cesser de nuire :

« Peu importe la forme que prend votre pas de côté, en fin de compte : pourvu qu’il comporte une intention et le principe immanent du cesser de nuire. À soi, aux autres, à la tenue du monde. Mais sous prétexte que ça ne va pas révolutionner leur vie, beaucoup se privent de ces petites victoires volées sur le quotidien par ce que « ça ne changera rien ». Mais si ça change ! Naturellement. À trop viser de grandes victoires futures, on en oublie de saisir celles qui sont à portée de main. Elles sont pourtant le carburant des grandes épopées de demain : sans elles, comment poursuivre, toute une vie durant, des aspirations qui semblent si loin ? Ou a contrario, sans elles, comment réaliser que parvenir est devenu superflu… Puisqu’on est déjà si bien. »

À ces deux idées, elle ajoute celle de la dignité du présent, celle qui permet de continuer à agir sereinement même lorsque l’on sait, que l’on voit, que tout est déjà par terre et qu’il est impossible de renverser la tendance : le chemin sur lequel court notre société est emprunté depuis bien trop longtemps, les dégâts sont irréversibles et la volonté collective de changer quasi-inexistante. Alors, pour ne pas désespérer et persister à vivre avec éthique, elle évoque la nécessité de toujours questionner la morale communément admise, d’en faire une réflexion argumentée en vue du bien-agir, elle nous parle là également de la nécessaire dimension spirituelle, de la prise de conscience que l’intime et le général ne sont pas antagonistes mais complémentaires. Et elle propose un outil pour accéder à ces visions du monde : la fiction. Voici ce qu’elle en dit :

« La fiction facilite un processus intérieur qui relève à la fois de la projection et de la distanciation, et ouvre à la variété des croisements de l’intime et de l’engagement. Or dans la bataille culturelle qui s’est enclenchée, il ne s’agit plus uniquement d’informer mais bien de percuter cette part sensible. De s’adresser aux tripes, aux veines, aux poings : de considérer les êtres humains dans leur globalité et dans leur essence, un maelström de raison et d’émotions. Il nous faut aller puiser dans de nouveaux registres cognitifs pour affecter : les intuitions du cerveau, les chiffres imprimés dans les journaux, tout ceci doit maintenant être éprouvé par les sens. Nous avons besoin pour cela de pieds nus dans la boue, de morsures du soleil, de parfums, d’altitude, de piqûres d’orties et de caresses de prairies, du rouge des coquelicots, de sifflets des trains et de roulements de tonnerre dans un cirque alpin. Mais nous avons aussi besoin d’alimenter notre cerveau de constructions intellectuelles nouvelles : la partie consacrée aux informations est gavée, les sens relèvent de l’intimité, il faut donc nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration pour se reconstruire un horizon.

La création engagée se voit ainsi assigner la double mission de montrer le réel et de convoquer l’imaginaire, l’anticipation celle de tamiser le présent pour y débusquer les prémices du futur – « désincarcérer le futur » selon la magnifique expression du collectif Zanzibar. »

Voilà, on n’en doutait pas mais parfois on a des creux, alors le rappel n’est pas superflu : lire fait du bien à l’individu-lecteur, mais aussi à la communauté humaine.

Les cent pages de ce petit livre recèlent de bien d’autres idées et développements très intéressants et enthousiasmants, et si vous cherchez de l’inspiration pour continuer à faire fonctionner votre boussole personnelle, c’est une lecture que vous ne regretterez sûrement pas.

Laurence Holvoet

Corinne Morel Darleux, « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : réflexions sur l’effondrement ». Editions Libertalia, juin 2019. 104p.

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