Qu’est-ce que le langage ? Et comment communiquer avec ses proches, quand on n’a pas accès aux mots pour dire ce qu’on ressent ? Peut-on développer une langue qui vous soit propre et fidèle à votre sensibilité, et la partager avec ceux qu’on aime ?
C’est l’histoire que raconte Alice Renard avec Isor, qui naît dans une famille d’apparence normale, mais qui n’est pas comme les autres. Elle ne parle pas, très petite déjà manifeste de grandes colères, fugue régulièrement du domicile familial où ses parents s’organisent pour la garder.
Autisme ? Schizophrénie ? Surdité ? Prostration ? Toutes les hypothèses sont étudiées mais aucune n’est retenue par les médecins qui se succèdent pour tenter de qualifier son mutisme apparent.
Ce sont ses parents qui parlent d’elle, tour à tour. En quelques fragments successifs, ils parlent de leur désarroi devant cette fille qui grandit, et qui ne fait rien comme les autres enfants. Elle ne prononce aucun mot en français, mais est capable bizarrement de reproduire à l’oreille de nombreuses langues étrangères.
Un jour que la mère est vraiment dans l’obligation de la laisser, Isor est confiée aux bons soins de son voisin septuagénaire, un certain Lucien. Une sorte de coup de foudre surgit entre eux, si cette expression ne paraissait pas ridicule pour une relation entre une fille de 13 ans qui n’a jamais prononcé un mot, et un homme de 76 ans seul, abattu de tristesse. Peut-être faut-il parler plutôt d’alchimie entre les deux êtres, notamment autour de la musique qui est la seule consolation de Lucien.
C’est lui qui tient le stylo dans cette seconde partie du récit, décrivant les entrevues quotidiennes avec celle qui fait refleurir sa vie d’homme esseulé.Une troisième partie va faire entendre la voix d’Isor au travers de lettres que la fille va écrire à ses parents au quotidien. Enfuie à l’occasion d’un accident que subit Lucien, elle a rallié l’Italie pour des raisons qui nous seront dévoilées peu à peu. Il y sera question de deuil, de chagrin, mais surtout de raccommodage, de réparation ou de résilience, peut-être. Et il y sera surtout question d’une naissance au langage.
Mais raconter l’histoire de « La Colère et l’Envie » n’est certainement pas suffisant pour expliquer le plaisir qu’on éprouve à découvrir la plume de Alice Renard. Avec une écriture très poétique, alors qu’elle n’a que 21 ans, elle sait parfaitement faire naître une émotion profonde chez ses lecteurs.
À l’image de celle-ci :
« Père, mère
Ces dernières semaines chez vous, écarlates. La colère bouffe les tripes. Me secoue m’écume me séisme – hors de tout. A l’extérieur de ma tristesse. Seulement dans ma colère je sors de ma tristesse. Lucien qui faiblit, vulnérable. La colère. De sa faiblesse. La colère de sentir chavirer les gens qu’on aime. Il mérite la robustesse pour toujours Lucien. »
D’une immense sensibilité, la langue d’Isor (ou d’Alice Renard) touche si juste qu’on en ressort remué, troublé, en un mot - ému. Avec l’envie de partager ce coup de cœur avec tous les Collecteurs qui auraient envie de pousser la porte de la langue d’Alice Renard, une autrice d’une incroyable maturité.
Florence Balestas
"La colère et l'envie" d'Alice Renard. Editions Héloïse d'Ormesson, 2023. 160 pages
Autre extrait :
P. 105
"Pap, mam,
Ça y est, je suis lointaine. C’est fait. Mais pleure pas !
Bientôt je reviens. Bientôt je retourne et nous sommes ensemble. Mais maintenant je vais pour Lucien. Faut pas le disputer – il sait même pas – c’est moi qui décide seule. Quelque chose devait être fait par moi pour lui. Quelque chose d’un peu grave parce qu’il meurt bientôt, tu sais ? « Grave », c’est pas « difficile ». « Grave » c’est « important ». Pour nous ça importe. Faut pas mourir amer. La mort ça doit venir comme un nuage. Tout doux pianissimo. Moi je verse le sucre sur la plaie et je reviens.
Je t’embrasse pap, mam, et Luce ! Bisous du cœur"
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