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lundi, mars 03, 2025

"Thérèse en mille morceaux" de Lyonel Trouillot (Haïti)

Ce court roman aborde un sujet qui m’est familier : la multiplicité des voix intérieures… qui compliquent un peu la vie de ceux qui en sont pourvus !

À vingt-six ans, Thérèse la narratrice qui menait jusqu’ici une vie très conformiste (ça se passe dans les années soixante dans une province haïtienne loin de Port-au-Prince) se retrouve tout à coup en prise avec une autre version d’elle-même. Elle se met à observer sa vie et la vie de ses proches sous des angles nouveaux et exprime tout à coup des tas de choses qui jusque là étaient tues et donc n’existaient pas.

Le style de Lyonel Trouillot est vraiment très efficace, il est à la fois très fluide et poétique, ce qui n’est pas une combinaison toujours très évidente à obtenir. On retrouve une manière de raconter très haïtienne et l’intrigue m’a rappelé un roman formidable lu il y a trois ou quatre ans : « Amour, Colère et Folie » de Marie Vieux-Chauvet.

Laurence Holvoet

"Thérèse en mille morceaux" de Lyonel Trouillot. Actes Sud, 2000. 110p.


Pour vous faire une petite idée de ce texte, voici quelques extraits :

Page 20

« J’ai dit cela, moi Thérèse. Pas exactement en ces termes. Ce sont des propos rapportés et l’exercice de la reconstitution de ce disent mes voix est quelquefois pénible. Mes sources varient et ne concordent pas : mon mari, ma famille, des connaissances témoins de tel ou tel éclat.

Chacun d’eux a sa propre version de mes délires selon ses souvenirs, sa pudeur ou ses intérêts. Mme Garnier insiste sur la charge sexuelle et me déclare toute prête à séduire les jumeaux. J’utiliserais des mots tenant de l’expertise pour décrire les parties et les actes sexuels. Je suis certaine qu’elle exagère. À l’inverse je soupçonne ma sœur Élise d’aseptiser mes phrases, d’en atténuer le cru par le choix de termes qu’elle juge moins vulgaires. Elle pousse son sens de la retenue jusqu’à la négation de mes pertes de contrôle, jusqu’à rejeter dans l’irréel le phénomène de ma multiplication. Aux reproches de Mme Garnier, elle répond que « ma sœur n’a jamais dit ça », que ce n’est que pure calomnie. Pourtant les faits, d’où qu’ils viennent et quelles qu’en soient les conséquences, sont bien là. L’une de mes multiples a bien tenu sur le parvis de l’église paroissiale, un plaidoyer en faveur de la fornication gratuite et indiscriminée. »


Page 33

« Élise a fait comprendre à Jean que ça ne peut durer, qu’elle exigera bientôt le partage des biens à moins que l’on ne trouve au plus vite un moyen de me rendre à la norme, au silence. Le partage nous mettrait Jean et moi en difficulté vu que nous habitons la maison de mes parents, et que les revenus de Jean ne peuvent présentement assurer unloyer à notre convenance. Il en est tout désespéré. D’autant qu’à la mairie les choses se passent mal, il dit que les faibles ressources ne correspondent pas à l’ampleur des besoins. Si j’osais, je lui proposerais de se rendre chez la meilleure de ses maîtresses, la plus gamine et la plus tendre. Vas-y vite, mon chéri, cours te faire dorloter. Oublie tout. Depuis que l’autre en moi me force à l’interrogation je découvre que les gens ont des vies intérieures, des avenues et des culs-de-sac qui zigzaguent dans leurs têtes au-delà du confort minimum et de l’apparence de vertu que j’ai longtemps considérés comme nos seules raisons d’être. La gratuité, le rêve motiveraient les gens. Thérèse l’affirme. Pour moi, tout ce qui passait les limites de l’ordre fonctionnel pouvait être classé dans les lubriques catégories du mal et de l’extravagance. Vivre était l’application de principes immuables repérables sur le moment. Notre tête – finalement, une partie de notre corps seulement – nous joue pourtant des tours, et nul être n’est égal au spectacle qu’il donne. »

 

Page 36

« Il faut que je rende visite à Élise, que je marche jusqu’à la pharmacie malgré l’heure avancée. Que je m’explique, que je parle pour l’autre. Que je rétablisse la distance avec cette voix qui m’accapare, habite ma chair et substitue à mes certitudes son goût de la dérive. Je sens que je perds Élise.Je m’étais glissée dans mon modeste réseau de relations sans m’interroger de la nature des liens avec mes proches. Quels sont les sentiments que j’éprouve envers Élise ? Est-il vrai que j’aime Jean ?

Il faut bien que je ressente une véritable affection pour ma sœur tant son silence m’afflige. Et Jean, faut-il bien que je l’aime, puisque jamais je n’ai songé à me séparer de lui, jamais je ne lui ai refusé l’acte sexuel, et je l’écoute avec toute mon attention lorsqu’il me raconte sa journée de travail : les difficultés du maire qui dispose de peu de fonds alors que la population ne fait qu’augmenter. Et toujours j’ai été de son avis, accompagnant ses raisonnements d’un hochement de tête admiratif ou d’un sourire bienveillant. À mon aise, à ma place, j’ai fait vœu de tranquillité. Aujourd'hui je découvre la douleur des ruptures. Je ne suis plus comme Élise, je ne suis plus Élise, je ne suis même plus Thérèse telle que je l’ai connue. »


Page 74 

« Peut-être aurais-je un jour une place à prendre, un besoin de revendiquer. Des projets. Pour l’instant, pour faire face au monde et à moi-même je n’ai que ce journal écrit comme lettre morte, ce pâle carnet des invalides qui ne me garantit même pas le calme d’une saine respiration, d’un rythme à moi dont le battement familier me permettrait de me reconnaître. Thérèse en discussion n’a pas trouvé sa cause. Des mots comme liberté, égalité, et autres slogans au nom desquels tant de gens fouillent la vie et d’autres donnent la mort, ne relèvent pas de ma compétence. Pas encore. Pour y accéder il faudra passer par une mort ou par une naissance. Ou quelque chose de bien plus simple, fait d’asphalte ou de terre battue : une route. Avant la venue de l’autre, il m’était encore possible de me construire une image, de choisir la tranquillité contre l’intelligence, ou d’avoir l’intelligence de choisir la tranquillité. Au fait, la question du choix ne se posait même pas. Thérèse fut une et heureuse. Aujourd'hui Thérèse n’est pas. Se livrent dans ma tête comme des batailles rangées, aucune conciliation étant possible entre mes parties. J’ai pu croire un instant avoir assez de savoir-faire pour amener mes moi à conclure une entente, mais mes chemins s’opposent et se radicalisent dans cette bataille pour mon corps. On n’habite pas en paix sa différence avec soi-même. Où conduisent les différences ? »

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