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mardi, janvier 05, 2016

"Price" et "Karoo" de Steve Tesich

L'originale maison d'éditions Monsieur Toussaint Louverture, créée en 2004, publie des pépites ! Pour en savoir un peu plus sur cet ovni éditorial, je vous conseille la lecture de cet article du Point paru en 2013, MonsieurToussaint Louverture, éditeur radioactif. On y apprend entre autres qu' « En moins de dix ans, l'éditeur s'est construit une réputation de dénicheur de chefs d’œuvre étrangers oubliés, des "ratés" de l'édition qu'il redécouvre ici et là, dans des préfaces, des entretiens, au hasard de lectures.
Le dernier stade de la soif et À l'épreuve de la faim de Frederick Exley, Enig Marcheur de Russell Hoban ou Le linguiste était presque parfait de David Carkeet ont atteint ou dépassé les 15 000 exemplaires vendus. Karoo, en février 2012, a carrément été un carton.(…) quarante-six mille exemplaires écoulés. » [NB : Un an plus tard, il en était à 120000 exemplaires!]


Karoo justement, parlons-en ! Et aussi de son « petit » frère, Price, paru en 2014 ! Les deux sont, semble-t-il, fortement autobiographiques...
Dans l'ordre chronologique de parution originale, Price (1982) est un roman un peu initiatique. Il raconte l'entrée dans la vie adulte d'un adolescent d'une Amérique assez éloignée de l'American dream. Dès la cinquième page, le ton est donné : « Je m'abandonnais dans la défaite comme si c'était là ma vraie place. » … Écrit à la première personne, ce roman n'élude rien des tourments de l'entrée dans « la vie » quand on vit dans un milieu modeste et dans un environnement en déclin… Comme si ces circonstances externes s'étendaient et s’infiltraient jusque dans la vie intime des protagonistes, ternissant un peu tout sur leur passage… Les premières amours, les relations amicales, les relations familiales : tout est passé à la moulinette et rien n'en sort de franchement enthousiasmant ! Mais l'écriture est belle - et la traduction, de Janine Hérisson, la met bien en valeur !
Trois passages pour vous donner un aperçu !


p. 79
Quoi qu'il en soit, tout ce que je pu dire à Rachel à cet instant-là, c'est que son visage avait beau être celui d'une ravissante jeune fille, sa main semblait appartenir à une femme beaucoup plus mûre. Elle la laissa dans la mienne un moment, puis la retira et me gratifia de son sourire qui lui faisait plisser les yeux. Étrange. Son visage était si franc, son sourire si direct. J'avais l'impression que je pouvais lire en elle comme dans un livre ouvert, si ce n'est que ce livre était écrit dans une langue qui m'était étrangère.


p. 113
« Putain de lycée. Je déteste ce bahut. Tout ce que j'y ai appris, c'est à me sentir mal dans ma peau. Ma scolarité m'a rendu suffisamment intelligent pour me faire comprendre que j'irai nulle part. » Il détourna la tête, puis la laissa retomber sur sa poitrine. « Tu vois, je pensais, le cerveau… je pensais... » Il commençait à trembler. «  Je croyais que c'était comme le reste du corps… tu sais… qu'en le faisant fonctionner, il se développerait de plus en plus, deviendrait de plus en plus efficace… mais en fait, il reste… il reste pareil. » Il se donna une tape sur le front. « C'est comme si j'étais dans une boîte et que je n'arrivais pas à en sortir… Et si on n'y arrive pas, comment franchir cette bon Dieu de porte ? J'aurais dû rester bêtes et heureux comme mes vieux. Mais c'est trop tard. Je suis trop intelligent maintenant : ah, j'te jure... »
Il se tut soudain. Et comme il ne semblait pas attendre de commentaire, je ne dis rien non plus.
En sifflant, des jets de fumée fusaient de la raffinerie, s'élevaient dans le ciel et disparaissaient entre les nuages, tandis que les hommes sillonnaient la cour comme des fourmis dans un terrarium.
L'énorme flamme vascilait et oscillait dans les airs, dominant tout.
« Tu vois ça ? Demanda Larry, tendant le doigt vers le portail. C'est ça, la porte qui m'attend. »


p. 510
Son brusque passage de la colère à cette souriante cordialité me troublait, et je me surpris une fois de plus à tenter de comprendre qui elle était et d'où lui venait ses innombrables contradictions. De nouveau, j'éprouvais le besoin de la définir, de faire cadre sa personnalité avec l'idée que je m'en faisais. Je n'avais qu'une poignée d'instantanés, quelques images fugaces des moments que nous avions passés ensemble. Je voulais sonder le fond de son âme une bonne fois pour toutes.
« Écoute, Daniel, dit-elle doucement, pourquoi vivre un malentendu quand on peut vivre une tragédie ? »
Elle fit un mouvement dans ma direction pour me presser d'accepter.
« On a trouvé un acheteur pour la maison. David et moi, on part d'ici dans un jour ou deux, alors... » De nouveau, elle fit un signe de la tête, m'incitant à la paix et à la tragédie. « Qu'est-ce que tu en dis ? »
Elle se leva.
Je pensais avoir accepter depuis longtemps l'idée de ne jamais la revoir, et maintenant qu'elle était là, je trouvais inconcevable de la laisser sortir de ma vie.


Karoo maintenant. Paru en 1998 aux Etats-Unis, il est LE succès de Monsieur Toussaint Louverture qui a eu le flair de le faire traduire en français (par Anne Wicke) et qui l'a publié en 2012 donc. Ici, c'est le récit de la maturité. Il est lui aussi est écrit à la première personne, et le narrateur exerce une profession bien connue de l'auteur, Steve Tesich, puisque c'est la sienne, scénariste… Karoo, c'est son nom, est un monument de mauvaise foi… Il est alcoolique mais jamais saôul ; sans cesse dans la mise en scène, il est incapable de relations vraies et intimes avec ses proches ; il est à la fois d'un cynisme et d'une naïveté renversants. Un vrai anti-héros que l'on se régale à suivre dans le récit de sa chute ! Tesich est mort quelques jours après avoir terminé ce roman magistral, et quand on est arrivé aux dernières pages, c'est plutôt troublant de l'imaginer !


p. 108
« Je viens pour un examen pour une assurance maladie. C'est Jerry qui m'envoie. Jerry Fry, dis-je en lui faisant un petit clin d’œil pour bien me faire comprendre.
- Et quel est votre nom, s'il vous plaît ?
- Saul Karoo. »
Elle regarda son registre et trouva mon nom.
« Oui. Monsieur Karoo. Vous êtes un peu en avance et nous sommes un peu en retard. Le docteur Kolodny ne va pas pouvoir vous recevoir avant vingt minutes, une demie-heure. »
Puisque j'étais un nouveau patient, elle me tendit un porte-bloc avec un questionnaire à compléter.
Je m'assis et me mis à la tâche. Les cigarettes avaient été précisément inventées pour supporter ce genre de moments et le manque de nicotine se faisait douloureusement sentir tandis que j'écrivais. Nom. Adresse. Numéro de téléphone. Taille. Poids. Date de naissance. Lieu de naissance.
A la moitié du questionnaire, je me sentis bien las de ma vie et des informations factuelles qui la constituaient. J'ai donc commencé à mentir et à remplir les blancs avec des détails fantaisistes. D'ordinaire, je n'avais besoin d'aucune excuse pour mentir, je mentais, c'est tout, mais cette fois, en plus, j'avais une excuse. Je n'étais pas venu ici pour subir un véritable examen médical, alors pourquoi aurais-je dû donner de vraies réponses à ce questionnaires ?


p. 217
Le vieil homme avec le pardessus de mon père est introuvable. Je dépasse le carrefour où je l'ai vu pour la première fois et le banc où nous nous sommes assis. Je ne le cherche pas vraiment, mais je m'attends à le revoir, comme si on s'était donné rendez-vous. Je prends maintenant la pleine mesure de cette idée. C'est le briscard de Holywood en moi qui travaille. Celui qui pose des personnages secondaires au début de l'histoire pour qu'ils puissent réapparaître au bon moment par la suite. Aucun des personnages des scripts que j'ai réécrits n'apparaît qu'une seule fois. Au départ, la seule raison de leur existence, c'est de pouvoir revenir par la suite. Leur seule raison d'être, c'est de réapparaître au bénéfice d'un autre.
Je sais bien évidemment, qu'il y a une grande différence entre la vraie vie et les scripts que je réécris. La vie de la plupart des gens n'est fonction ni du personnage ni de l'intrigue, mais elle est mue par des courants aléatoires, des tendances et des humeurs. Ces vies sont plus de l'ordre de l'humeur que de l'intrigue. J'en suis bien conscient, mais le correcteur de scénarios en moi aimerait bien que la vie puisse parfois être réécrite.


p. 220
Ma capacité à faire du mal n'a été jusqu'ici limitée que par les occasions limitées de le faire. Je sais, parce que je me connais, que je suis capable de causer bien plus de mal que ce que j'ai fait, peut-être même de tuer quelqu'un, si l'occasion se présentait. Ce n'est pas que je souhaite avoir le sang de quelqu'un sur les mains, c'est juste que je serais incapable de m'empêcher de le faire couler. Ce trait de caractère est pour moi une source d'inquiétude, et je m'en inquiète. Tout cela rebondit dans ma tête comme un bout de carotte dans un mixeur Cuisinart. Mais, à force de rebondir, il devient de plus en plus petit et finit par perdre toute signification. Il va rejoindre la liste d'autres inquiétudes, pensées et visions, dans la soupe psychique de mon esprit.
Mes anciennes crises et inquiétudes sont maintenant impossibles à distinguer les unes des autres. Il y a une grande sensation de liberté et de paix à savoir que je ne peux faire ni bien ni mal, puisque dans le brouet indifférencié de mon esprit, il n'y a pas de différence entre le bien et le mal.
L'eau chaude continue de couler du pommeau. La vapeur monte et s'épaissit. Dans la démocratie égalitaire de mon esprit règnent la tranquillité et une égalité totale. Rien que de la soupe.


p. 271
Il avait toutes les qualités qu'on pouvait attendre d'un Brad : affable, souriant, poli, respectueux. Il arborait un large sourire et une de ces coiffures afro que portent certains Blancs. Il était obséquieux d'une manière si dévouée que cela paraissait relever de la vocation. Il créait l'impression qu'il pouvait me regarder droit dans les yeux et me lécher le cul en même temps sans difficulté majeure ni grand désagrément pour lui-même.


Un dernier détail : Monsieur Toussaint Louverture met un soin extrême à confectionner un livre qui devient un très bel objet. Ces deux opus ne font pas exception : le papier choisi est tout simplement délicieux à manipuler ! Merci donc de ce plaisir ajouté ;o) !

Laurence Holvoet

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