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vendredi, novembre 04, 2016

 "La longue nuit de Francisco Sanctis", de Humberto Costantini (Argentine)

La petite maison d’édition L’Atinoir a eu la merveilleuse idée de publier en 2010 ce très beau récit d’un grand auteur argentin malheureusement très peu connu ici et oublié dans son propre pays. « Un écrivain maudit, oublié par le système » disent ceux qui tentent de maintenir sa mémoire vivante. Ce porteño, né en 1924, fils d’immigrés juifs italiens, qui a passé son enfance dans le quartier de Villa Pueyrredón était tellement attaché à sa ville qu’il aurait souhaité ne jamais la quitter. Mais les années noires de la dictature en décidèrent autrement. Après la disparition de son grand ami Haroldo Conti, il fut contraint de fuir au Mexique. Pendant ses années d’exil il publia « De dioses, hombrecitos y policias » qui obtint le prix Casa de las Américas, ce qui fit dire à Cortázar : « Pour moi il est un écrivain important ». C’était un homme grand et robuste qui fut tour à tour, vétérinaire, vendeur, céramiste, enquêteur, passionné de tango qu’il dansait et chantait mais avant tout un écrivain, poète, homme de théâtre, auteur de contes et de romans.
Sa dernière œuvre « Rapsodie de Raquel Liberman » raconte la véritable épopée de Raquel Liberman, prostituée juive, soumise à la sinistre Zwi Migdal , qui se rebelle contre son destin et en meurt. Cette œuvre est restée inachevée et n’a toujours pas été publiée. Humberto Costantini, revenu à Buenos Aires en 1983, avec le retour à la démocratie, est malheureusement mort d’un cancer en 1987. Humberto Costantini était un homme généreux, un militant qui s’est éloigné du parti communiste à cause des dérives staliniennes et a rejoint le parti révolutionnaire des travailleurs. C’était un homme droit dont la devise était : « Hacer lo recto a los ojos de Jehová  es decir acatar su destino » (faire ce qui est juste c'est-à-dire obéir à son destin). C’était ce qu’il avait l’habitude de dire et c’est ce qui a guidé sa vie.
Et il ne faut pas oublier cette profession de foi car c’est elle guide le lecteur, comme un fil d’Ariane, dans « La longue nuit de Francisco Sanctis ». Qui est cet homme qui donne son nom à ce court récit ? Un homme sans relief particulier d’une quarantaine d’années, vaguement gauchiste dans sa jeunesse estudiantine, employé de bureau, divorcé et remarié, père de trois enfants, heureux en ménage, sans ambition particulière si ce n’est vivre le plus tranquillement possible dans l’ambiance lourde de la dictature argentine des années 70. Le hasard d’un coup de fil va venir bouleverser l’ordre des choses : Une ancienne camarade d’étude lui demande d’aller prévenir deux hommes dont elle sait que la police militaire va venir les arrêter et ce dans un délai de 10 heures. Francisco Sanctis est face à un terrible dilemme : obéir ou non à cette injonction. Et au cours de cette longue nuit où il marche dans la ville face à sa conscience, dans une ville lugubre où l’on respire l’angoisse, il va « faire ce qui est juste et accomplir son destin ».
Ce récit est profondément émouvant parce qu’il nous concerne et nous rappelle notre propre histoire. Il l’est d’autant plus qu’il n’y a aucun pathos, tout y est suggéré. Et nous sommes tenus en haleine comme s’il s’agissait d’une sorte de thriller métaphysique. Le ton se veut délibérément alerte, le style est nerveux, proche du langage populaire, on y retrouve des accents de Roberto Arlt. En même temps, c’est comme si nous étions embarqués dans un roman d’aventures : L’auteur interpelle le lecteur au début de chaque chapitre, comme dans le Quichotte, et lui annonce ce qui va se passer tout en le maintenant en haleine. Tout commence ainsi, au chapitre premier : « Où, afin que le lecteur ne se leurre pas trop sur le plaisir qu’l prendra à lire ce petit livre, on prend soin de préciser tout d’abord qu’il s’agit plutôt d’une œuvre de type psychologique, donc, à dire vrai, passablement ennuyeuse. Ces précautions étant prises, on en vient à raconter quelques petites choses au sujet d’un appel téléphonique intempestif… » N’en croyez pas un mot, n’hésitez pas à suivre ce héros ordinaire en marche vers son destin qui peut être aussi le nôtre.
Françoise Jarrousse

P.S. Un couple de jeunes réalisateurs argentins, Andrea Testa et Francisco Márquez ont réalisé un film à partir de ce récit, au titre éponyme, qui aété présenté au dernier festival de Cannes dans la section « Uncertain regard ». Il vient d’être primé au festival international du cinéma indépendant de Buenos Aires 2016. Cela donnera peut-être envie aux éditeurs argentins de publier à nouveau Humberto Costantini.

La longue nuit de Francisco Sanctis, Humberto Costantini, éd. L'atinoir, 1984


 Edit du 18/12/16 : Ah oui ! C'est une belle lecture que celle-ci ! Un thriller psychologique où la quasi ineptie des tiraillements de la conscience se heurtent de plein fouet à une histoire de vie ou de mort... C'est le Buenos Aires des années soixante-dix, mais c'est aussi l’Istanbul de 2016 ou n'importe quel lieu hier aujourd'hui ou demain où les sinistres ont réussi à confisquer le "pouvoir" en faisant régner la terreur... Outch !

"Par ailleurs, il sait qu'il n'est pas trop difficile d'éviter la petite porte, de faire la sourde oreille au "T'es pas cap !", et que le monde ne va pas cesser de tourner pour autant. Mais il a également l'intuition que s'il se défile, s'il ne se lance pas dans ce mano a mano décisif avec "son" moment, tous les autres moments de son existence perdront brutalement tout leur sens. Qui pourrait douter que le Francisco Sanctis que l'on voit là est douloureusement tiraillé par la crainte et le doute ? Mais il sait aussi qu'il y a également un autre Francisco Sanctis bien conscient de ce qu'il est en train de faire, plein de ferveur et de courage, et qui parfois traîne à sa remorque l'autre, l'indécis, le désabusé, le froussard !"
 Laurence Holvoet

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