J'aime
beaucoup la collection des dictionnaires amoureux des Editions Plon.
Celui consacré à l'Amérique Latine a été écrit par Mario Vargas
Llosa, célèbre écrivain péruvien et espagnol.
Il
est à lire dans son intégralité bien sûr, mais j'ai envie de vous
en donner un petit aperçu à travers deux entrées : « Langue
espagnole » et « Littérature ».
Pour
vous mettre un peu l'eau à la bouche et peut-être pour vous inviter
à la réflexion et à la discussion.
« Langue
espagnole
Du
Mexique à l'Equateur, le mot pendejo veut dire imbécile.
Mystérieusement, en traversant la frontière péruvienne, il
signifie le contraire. Au Pérou, un pendejo, c'est quelqu'un
de culotté, sans scrupule. En Colombie, au Venezuela, le provincial
qui monte à la capitale – où on cherche à vendre, à ce gogo
capable de tout gober, le métro ou le palais du gouvernement – est
appelé de ce même mot désignant au Pérou le ministre dispendieux
qui se remplit impunément les poches. En Amérique centrale, une
pendejada est une vulgaire bêtise, alors qu'au Pérou c'est
une crapulerie qui réussit.
La
façon dont ce gros mot, nommant à l'origine le duvet anodin du
pubis, a fini par désigner, par métonymie, le bipède entier n'est
pas quelque chose qui me tracasse. Mais ce qui m'intrigue fort –
pour ne pas dire ce qui m'effraie -, c'est la raison mystérieuse qui
fait qu'en mon pays les idiots venus d'ailleurs deviennent malins et
les malins des pays voisins, crétins. A l'inverse, prenez le mot
cojudo : cette apocope de cojonudo, qui, dans bien
des régions d'Espagne et d'Amérique hispanique, sert à désigner,
en langue vulgaire, une personne ou une chose formidable et
excellente, voilà qu'au Pérou elle désigne, au contraire, un
imbécile.
Ces
changements sémantiques ne sont évidemment pas gratuits. Ce qui se
cache derrière, ou dessous, c'est une idiosyncrasie, une morale –
ou, si l'on veut jouer les pédants, une Weltanschauung, une
conception du monde. Nous pouvons parler d'inversion de valeurs, de
machiavélisme caractérisé ou d'un pragmatisme perverti qui étouffe
toute considération, tout principe altruiste ou solidaire, pour
promouvoir dans la vie sociale un darwinisme nietzschéen :
culte du surhomme qui sait l'emporter en écrasant les autres, et
mépris du naïf qui, respectueux de la norme, est condamné à
l'échec dans ce qu'il entreprend. […]
J'ai
éprouvé, depuis, la tentation d'écrire, sous le titre de
« Dialogue du pendejo et du cojudo », une
sorte d'apologue, à la façon des écrivains du Siècle des
lumières, pour défendre l'idée que les misères de mon pays ne
cesseraient pas et iraient plutôt croissant, jusqu'à ce que nous
repensions notre échelle de valeurs sémantiques et cessions
d'appeler vin le pain et pain le vin ; ou, pour parler sans
fard, jusqu'à ce que nous rétrogradions au dernier rang des types
humains ce pendejo tant admiré, aujourd'hui en tête, et
replacions tout en haut ce cojudo si ridiculisé. Car ce ne
sont pas les coquins audacieux et sympathiques, évoluant au-delà du
bien et du mal, qui font la grandeur des nations, mais ces ennuyeux
personnages qui connaissent leurs limites, distinguent prudemment
entre le possible et l'impossible, et qui ont si peu d'imagination
qu'ils agissent toujours dans le cadre de la loi.
Il
en va des institutions comme des mots, et pas seulement au Pérou :
il s'agit malheureusement là d'une tare latino-américaine. Dans nos
pays, les idées, les croyances, les systèmes que nous importons
connaissent souvent, sous leur apparence immuable, des magiques
remplacements de contenu et de sens. Le nom reste identique, mais sa
signification s'inverse. Le phénomène est si étendu, avec des
conséquences si néfastes dans la vie politique, économique et
culturelle de l'Amérique latine qu'on peut, sans exagération,
affirmer ceci : notre échec en tant que nations – pauvreté
et retard face à l'Amérique du Nord, à l'Europe et à maints pays
d'Asie – est dû à notre terrible propension à dénaturer ce que
nous disons et faisons, en employant les mots mal à propos, en
corrompant les idées et en modifiant le contenu de ces institutions
qui régissent notre vie sociale. […]
Littérature
[…]
La littérature ne parle pas aux êtres satisfaits de leur sort, à
ceux qui se contentent de leur vie. Elle nourrit les esprits
rebelles, prêche l'insoumission et constitue un refuge contre les
manques ou les trop-pleins de l'existence ; elle permet de ne
pas se sentir malheureux, incomplet ou frustré dans ses aspirations.
[…]
Le
roman calme momentanément cette insatisfaction vitale mais pendant
ce miraculeux intervalle, cette interruption provisoire de la vie
dans laquelle nous plonge l'illusion littéraire – elle semble nous
arracher à la chronologie et à l'histoire pour faire de nous les
citoyens d'une patrie intemporelle, immortelle -, nous sommes
différents : plus intenses, plus riches, plus complets, plus
heureux, plus lucides que dans la routine contraignante de la vie
réelle. Quand, le livre refermé, nous quittons la fiction pour
retrouver le quotidien, une déception nous attend, celle née de
cette terrible constatation : la vie rêvée du roman est plus
belle, plus compréhensible et plus parfaite que celle de la réalité
assujettie aux limites et aux servitudes de notre condition. De ce
point de vue, la bonne littérature est toujours, même à son insu
ou malgré elle, séditieuse, insoumise, rebelle : un défi au
réel. Elle nous permet de vivre dans un monde dont les lois
transgressent les règles inflexibles de notre quotidien ; elle
nous libère de la prison de l'espace et du temps, offre l'impunité
à nos excès et nous donne une souveraineté sans limites. »
Dictionnaire
amoureux de l'Amérique latine, Mario Vargas Llosa, Plon, 2005,
743 pages
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