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mercredi, novembre 22, 2017

Darío Jaramillo Agudelo, Prix national de poésie de Colombie 2017 pour "El cuerpo y otra cosa"



La rencontre que nous avons consacrée à Darío et à sa "Mécanique d'un homme heureux" (Ed. Yovana) vendredi dernier, s'est donc déroulée sur fond de remise de prix pour son écriture poétique ! Afin de vous permettre d'encore mieux faire connaissance avec cette œuvre, nous vous proposons ci-après un très bel article paru lundi dernier, le 13 novembre, sur le site de presse colombien El Tiempo.




Les poèmes s'écrivent lorsqu'ils ont envie d’arriver

Melissa Serrato Ramírez*, pour EL TIEMPO (Bogotá)
Traduction de Laurence Holvoet
Dario Jaramillo reçoit le Prix National de Poésie 2017 avec son recueil El cuerpo y otra cosa (Le corps et autre chose)

El cuerpo y otra cosa est le recueil de poèmes grâce auquel Dario Jaramillo Agudelo,1947, sera récompensé dans la soirée de mardi prochain : il recevra le Prix National de Poésie Colombienne attribué par le Ministère de la Culture. Ce recueil rassemble et synthétise son univers poétique car il y ramène et y tisse des fils reliant entre elles les obsessions les plus intimes de son œuvre : le je multiple, l’absence, le corps, la peau, la musique, le silence, le travail de l’écriture, la parole et l’univers des émotions amoureuses et érotiques. En un mot, ce recueil est son ouvrage le plus étendu.
Il s'agit toutefois de son livre le plus concis, de par la transparence et la profondeur de son langage. Il ne met pas de masque, mais arbore la nudité honnête de celui qui écrit en protagoniste, avec la perspective de celui est présent à lui-même, en profondeur. C’est ce qui fait que les lecteurs retrouveront la langue de Jaramillo dans toute sa plénitude, avec cependant un ton beaucoup plus serein et réfléchi. Et surtout, plus personnel que jamais.
Ce regard vers l’intérieur, cette précision du langage et cette rondeur d’un recueil qui contient presque toute son œuvre poétique font de ce prix une véritable reconnaissance de celui qui décrit ainsi son lien avec la poésie : « Je sais qu’il y a eu un jour où j’ai su que la poésie était la chose qui m’importait le plus, qui m’importerait le plus dans la vie. La poésie dans son sens le plus vaste et le plus démesuré, l’ébriété atemporelle de la bouche aimée, l’arôme de l’eucalyptus, le labyrinthe interne de ta montre à quartz, de ton logiciel de traitement de données, la tombée de la nuit, un but, un sorbet au fruit de la passion, une voix familière, Mozart, comprendre quelque chose de nouveau, une crème d’huître, le galop d’un cheval, enfin, tant de choses qui constituent la poésie dans son sens le plus large ». C’est ce qu’il a écrit dans Historia de una pasión (Histoire d’une passion) en 1997, texte autobiographique dans lequel, citant Virginia Woolf, il affirme que « le seul genre littéraire qui soit est la poésie ».
Ainsi, qu’il écrive des romans – il en a écrit sept –, de la poésie – huit recueils -, des livres pour enfants – quatre -, des essais, des critiques littéraires et des œuvres inclassables, il ne rêve ni des acclamations ni des récompenses que ses œuvres lui apportent. Au contraire, il rêve d’être invisible et cherche à éviter les projecteurs pour pouvoir continuer à écrire, parce que c’est la seule chose qui l’intéresse réellement. « J’écris parce qu’avec les mots, je rêve, j’hallucine, parce que je franchis d’autres seuils (…), j’écris par pur plaisir », continue-t-il dans Historia de una pasión.
« Ce n’est pas lui qui a voulu être candidat à ce prix, mais sa maison d’édition qui, seule, « a rempli les formulaires et déposé le dossier ». »
S’il est heureux avec Pre-Textos, la prestigieuse maison d’édition espagnole qui, depuis l’an 2000, porte son œuvre, et qu’il est très reconnaissant, c’est parce que ceux qui la dirigent « publient les livres qui leur plaisent et n’ont pas de département marketing mais des collections de poésie ». C’est ce qui lui permet d’écrire sans la pression de devoir livrer une nouvelle œuvre tous les deux ans ; même si, d’après ce qu’il nous a raconté, dans ce cas précis, c’est eux qui se sont chargés de le rendre visible, car ce n’est pas lui qui a voulu être candidat à ce prix, mais la maison d’édition qui, toute seule, « a rempli les formulaires et déposé le dossier ».
Ce n’est pas la première fois qu’il reçoit une reconnaissance de cette envergure. En 1978, il a obtenu le premier prix du Concours National de Poésie Eduardo Cote-Lamus pour son second recueil Tratado de retórica -o la necesidad de la poesía (Traité de rhétorique – ou la nécessité de la poésie), dans lequel il avait mêlé des éléments humoristiques et ironiques avec d’autres d’une grande familiarité et d’autres encore plus intellectuels.
Par contre, Jaramillo répète que ce qui le touche le plus lorsqu’il reçoit un prix « c’est la manière dont [ses] amis se réjouissent : ils sont aussi heureux que si c’était eux qui le recevaient. Ils ont alors un prétexte pour m’appeler, m’écrire, me témoigner leur affection… Et être aimé, c’est très plaisant ».
Et lui, oui, il connaît bien cette affection-là, parce que toutes les personnes qui l’entourent – elles ne sont pas nombreuses car, comme il le dit lui-même, « aujourd’hui, il n’y a pas grand monde qui tient à passer inaperçu » -, le protègent et l’aident à protéger ce monde intérieur qu’il s’est construit et dont il ne sort que lorsqu’il s’agit d’événements littéraires. Dans ces moments-là, il se rend visible, et – il faut le dire – pas seulement en Colombie, mais sous d’autres latitudes ibéro-américaines où, en plus d’être reconnu comme l’un des auteurs nationaux les plus remarquables et respectés, il est également le pair de figures intellectuelles réputées dans le monde culturel.
Il ne faut pas oublier que cet avocat et économiste, diplômé de l’Université Javeriana et également ex-professeur de celle-ci, a été l’un des directeurs des affaires culturelles du Banco de la República pendant un peu plus de vingt-deux ans. Un poste grâce auquel il a dirigé la construction du Musée d’Art Miguel Urrutia et la constitution de ses collections, l’agrandissement du Musée del Oro, la consolidation du réseau national des bibliothèques et la donation Botero - même si, avec la modestie et l’humour qui le caractérisent, il a l’habitude de dire qu’il n’était que l’épicier de la Direction, faisant allusion au fait qu’il y a de nombreuses années il s’était chargé de gérer les Almacenes El Mar (Les Magasins de la Mer), un commerce de Medellín dont ses parents étaient les propriétaires.
De sorte que, prenant en compte les obligations liées à son poste, son éditeur, Pre-Textos, lui a permis d’aller à son rythme, qui est assez particulier, parce que Jaramillo ne livre un ouvrage pour publication qu’après un long processus qui l’occupe pendant des années : d’abord il écrit à la main dans des carnets de sténo, avec un stylo-plume épais ; il remet « au propre » et corrige en retranscrivant. Il fait un enregistrement audio pour améliorer le rythme et la sonorité. Il conserve cette version parfois des années, jusqu’à ce que, un jour, il la récupère dans une boîte oubliée, et ce n’est alors que si elle passe l’épreuve d’une relecture impitoyable, de nouvelles corrections et d’une nouvelle ‘quarantaine’, qu’il la laisse entre les mains de Manuel Borras, son éditeur.
C’est exactement ce qui s’est passé pour l’écriture de El cuerpo y otra cosa, dont les origines remontent à 2012, même si ses recueils de poèmes ont la particularité d’être écrits sur des « papiers volants » et au crayon parce que, selon lui, « on n’écrit pas les poèmes lorsque l’on en a envie, mais on écrit les poèmes lorsqu’ils ont envie d’arriver ».
El cuerpo (le corps)
Somos solo cuerpo.
No me prometas nada,
solo dame un presente,
dame el instante intenso,
sí, mi relámpago,
déjame flotar convertido en parte tuya,
cuerpo mío,
tú, mismísimo, mi paroxismo siempre.
Nous ne sommes que corps.
Ne me promets rien,
donne-moi seulement un présent,
donne-moi l’intense instant,
oui, mon éclair,
laisse-moi flotter comme une partie de toi-même,
mon corps,
toi, en personne, mon paroxysme toujours.


peut-on lire dans ce nouveau recueil qui comporte quarante et un poèmes au total, même si, d’après les explications de l’auteur, il n’en comprend en réalité que cinq : le premier composé de trente-sept parties, et quatre élégies (chants funèbres) pour terminer. « Dans ce premier poème, il se fait que les trente-sept morceaux forment un tout, mais ce tout est divisés en trente-sept parties parce que j’ai essayé de faire en sorte que chacune soit un poème qui puisse être lu indépendamment des autres » nous éclaire-t-il.
Cette façon d’aborder le corps est une pure question de cohérence entre le fond et la forme du recueil, car son intention est de montrer le corps comme un tout, comme un seul bloc thématique, et de le fragmenter pour montrer qu’il peut être habité par beaucoup d’êtres changeants. Jaramillo résume cela ainsi : «Dans cette peau, il y a de nombreuses personnalités qui m’habitent, et, dans ce recueil, je confirme qu’il y en a toujours de nouvelles en moi ».
No espero al otro que también soy yo.
Mi doble no es el huésped: es probable que quien viene sea el original y yo la copia.
Tal vez solamente un borrador.
Je n’attends pas l’autre qui est aussi moi.
Mon double n’est pas l’hôte : probable que celui qui arrive soit l’original et moi la copie.
Peut-être même seulement un brouillon.
... a-t-il écrit dans le poème 35. La même chose se produit dans le n°31 :
(...)
Aquí adentro está otro que acusa mi memoria y pide olvido, tabla rasa para instalar su calma y tomar posesión de mis olvidos, para ser dentro de mí solo silencio,
un silencio que ambos compartimos,
alma nueva y viejo cuerpo
(…)
Là, dedans, il y a un autre qui accuse ma mémoire et demande l’oubli, la table rase pour installer son calme et prendre possession de mes oublis, pour n’être que silence en…. moi,
un silence que nous partageons tous les deux,
nouvelle âme et corps vieux.
Cette certitude, il l’a déjà manifestée à plusieurs occasions tout au long de son œuvre. De fait, il déclare dans son « Poème d’amour n°1 » en 1986, l’un des plus connus et reconnus – lauréat du « Meilleur poème d’amour de la poésie colombienne », récompense qui lui a été attribuée par un vote de lecteurs par le biais d’un concours lancé par la Casa de Poesia Silva en 1989 - :
Ese otro que también me habita,
acaso propietario, invasor quizás o exiliado en este cuerpo ajeno o de ambos,
ese otro a quien temo e ignoro, felino o ángel,
ese otro que está solo siempre que estoy solo, ave o demonio
esa sombra de piedra que ha crecido en mi adentro y en mi afuera,
eco o palabra, esa voz que responde cuando me preguntan algo,
el dueño de mi embrollo, el pesimista y el melancólico y el inmotivadamente alegre,
ese otro, también te ama.
Cet autre qui lui aussi m'habite,
Peut-être bien propriétaire, ou alors envahisseur ou exilé en ce corps étranger ou les deux,
cet autre que je crains et ignore, félin ou ange,
cet autre qui est seul chaque fois que je suis seul, oiseau ou démon
cette ombre de pierre qui a grandi en moi et tout autour de moi,
écho ou parole, cette voix qui répond lorsque l'on m'interroge,
le maître de mon chaos, le pessimiste et le mélancolique, le bienheureux,
cet autre aussi t'aime.
Ce dédoublement dans l’autre, dans d’autres, ce jeu de miroirs, de doubles et de poupées russes qui réapparaît dans El cuerpo y otra cosa « témoigne de cette sensation d’être autre et d’être changeant que j’ai depuis toujours. Ici, est accentué ce que César Vallejo appelait un défilé d’âmes distinctes, parce qu’il n’y a pas de continuité entre mes je » dit-il.
Y otra cosa (et autre chose)
Lorsqu’on l’interroge sur ce qu’est cette autre chose à laquelle il fait allusion dans le titre du recueil, il répond que c’est « délibérément ouvert », mais il est évident que le poème n°11 lève le doute et l’équivoque :
(...)
Eso es el cuerpo, el cuerpo hecho de tiempo.
El cuerpo y esa otra cosa y esa otra.
El cuerpo y el alma y esa otra.
El cuerpo y el alma y la muerte.
La muerte que es cuando el tiempo ha dejado de pasarnos.
El tiempo, que es el cuerpo.
(…)
Ceci est le corps, le corps fait temps.
Le corps et cette autre chose et cette autre encore.
Le corps et l’âme et cette autre encore.
Le corps et l’âme et la mort.
La mort qui est là lorsque le temps a cessé de passer en nous.
Le temps, qui est le corps.
« Quelqu’un a dit que j’étais en train de chanter ma propre mort… Peut-être, mais ce n’est pas comme ça que je le vois, commente-t-il. Ce qui se passe, c’est que j’écris des poèmes sur le corps et, partant de là, il est inévitable d’en arriver à la mort. Au début du recueil, je dis que la fin du moi est la fin du corps et que l’âme ou quoi que ce soit d’autre s’envole et ne se souviendra jamais de ce que nous avons été ; alors la conscience du corps est aussi la conscience de la fin du corps ».
Solo sé que llegará. De resto, no sé nada de la muerte.
La espero sin esperarla, no la espero y estoy pendiente de ella,
acaso displicente y envalentonado.
Como buen mentiroso.
Je sais seulement qu’elle arrivera. Pour le reste, je ne sais rien de la mort.
Je l’attends sans l’attendre, je ne l’attends pas et je m’y attends,
avec nonchalance peut-être, prenant tout mon courage.
Tel un bon menteur.
Cependant, cet abordage de la conscience de sa propre mort ne s’arrête pas là, mais il s’amplifie dans les quatre élégies de la fin, ces quelques vers très narratifs dans lesquels il raconte les vestiges particuliers de la mort des êtres qu’il a aimé :
Qué voy a hacer con las cosas que descubro para ti.
Ignoro si lo que me sucede y quiero contarte
es un truco tuyo para que no te olvide,
una manera de decirme que no estás muerto,
que estás por ahí, invisible,
conspirando para que yo no te olvide.
Que vais-je faire des choses que je découvre pour toi.
J’ignore si ce qui m’arrive et que je veux te raconter
est l’un de tes trucs pour que je ne t’oublie pas,
une manière de me dire que tu n’es pas mort,
que tu es par ici, invisible,
à conspirer pour que moi je ne t’oublie pas.
Ainsi, dans ce mouvement qui regarde en dehors et en dedans, il nous révèle, comme le conclut parfaitement le poète Mariano Peyrou dans la critique qu’il a faite de ce recueil, que « parmi tous ceux que nous sommes, il y en a un qui est le plus vrai. Ça, nous le savons tous. (…) Et Darío, dans ce recueil, a réussi à s’en approcher, il a réussi à en brosser le portrait. Il l’a retrouvé pour nous ».



* Journaliste, master de Littérature de l’Université Javeriana et des Littératures Romanes de l’Université de Paris 8.

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