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mercredi, octobre 23, 2019

"Doggerland" d’Élisabeth FILHOL (France)

Voilà un livre qui m’a donné un très vif plaisir de lecture cet été.
Un livre foisonnant, avec plusieurs couches successives, à l’image du paysage qui donne son titre au roman.
Mais commençons par les personnages principaux : ils sont deux. Deux personnages qui vont occuper le devant de la scène : Margaret, l’écossaise, et Marc, le français.
A la fin de ses études, Margaret s’est dirigée vers une voie très particulière : géologue, elle se passionne pour la Mer du Nord et ses hauts fonds qui, il y a encore 8000 ans, était une terre émergée, habitée, une île presque aussi grande que la Sicile. Les archéologues lui ont donné un nom : le Doggerland.
Marc Berthelot, lui, qui a fait ses études de géologue à Aberdeen avec Margaret, est attiré par le nouvel eldorado que constituent les réserves pétrolifères de la Mer du Nord, à une époque où l’exploitation des hydrocarbures en mer du Nord est à son apogée : il a donc suivi une voie radicalement différente.

Et puis, tout de suite, dès l’introduction, le paysage surgit. Parce que la nature, les « éléments » comme on les appelle souvent, ne sont jamais très loin dans les romans d’Élisabeth Filhol. Et là, dès ce premier chapitre mené tambour battant, c’est une tempête – baptisée « Xaver » - qui va se déchaîner sur la Mer du Nord, une mer qui s’étire d’Aberdeen en Écosse où habite Margaret avec son mari Stephen, non loin de son frère Ted, météorologue, jusqu’à Esbjerg, une petite ville danoise située dans le sud-ouest de la péninsule du Jutland, où est supposé se dérouler le Colloque où Marc espère retrouver Margaret.
Tout au long du récit, l’épisode météo d’une exceptionnelle intensité sera comme un contre-chant à l’aventure de Margaret et de Marc, sur qui le récit va porter successivement.
On épouse tout d’abord le point de vue de Margaret, qui est une femme équilibrée, carrée, bien campée et qui suit son chemin : à une époque où personne ne s’intéressait à cette zone émergée, Margaret a réussi à en faire un sujet d’enquête solide. Ancrée à Aberdeen, une ville dont l’auteure va nous livrer un portrait saisissant, on l’imagine très bien dans ses habits un peu démodés.
Une chance, d’ailleurs, cette grande tempête. Conjuguée à de forts coefficients de marée, elle permet à des professionnels ou de simples amateurs d’entamer leurs recherches : « là où l’épaisse couche de sable qui les recouvrait la veille a été emportée, des forêts apparaissent ». Mais une malchance aussi. Parce qu’elle risque d’être un obstacle majeur entre Margaret et Marc : faut-il écouter les conseils de son frère Ted, omniprésent sur les écrans des télévisions des chaînes d’info continues pour suivre la progression de « Xaver » ?
Marc, lui, est le double de Margaret, ou son contraire – c’est selon. Ils ont fait leurs études ensemble, mais après une déconvenue professionnelle – ou bien pour une autre raison qu’on découvrira au cours du récit – il va partir subitement courir le monde, toujours en mouvement au creux de cette houle mondialisée avec ses hauts et ses bas, qui le porte d’une plateforme offshore à une autre. Il faut dire qu’il est arrivé en pleine période thatchérienne, à une époque où la mondialisation balayait l’Angleterre comme une tempête sauvage, détruisant toute protection sociale comme un fétu de paille. Et il a surfé sur la vague, passant d’un continent à l’autre pour se vendre au plus offrant.
« Sous une forme ou sous une autre, de l’enfance à l’âge adulte, des plages du Nord-Pas-de-Calais aux champs pétrolifères, il n’a jamais fait que ça, il n’a jamais abordé ses activités autrement que sous l’angle de la recherche, de l’arpentage, de la fouille, de l’extraction de ce qui a été enfoui, non pas à quelques dizaines de mètres sous le sable comme Margaret, mais dans les couches profondes. S’il devait tirer un trait d’union, trouver une cohérence, ce serait ça, déterrer, jouer à déterrer, à révéler au grand jour, plus tard le même jeu à grande échelle, et gagner sa vie avec. »
Et puis Marc et Margaret se sont éloignés l’un de l’autre à la manière de cette tectonique des plaques qui éloignent les continents les uns des autres. Pourtant on le sent dès les premières pages, ils étaient très liés l’un à l’autre, à l’image de cette terre, le Doggerland, reliant la Grande-Bretagne au reste de l'Europe durant les glaciations quaternaires.
Mais Marc n’a-t-il pas perdu toute possibilité désormais de s’arrimer, de se stabiliser et de vivre en continu une relation dans un même lieu ?
C’est paradoxalement cette petite ville d’Esbjerg, où a lieu le Colloque et où ils sont tous deux invités à intervenir, qui est son point d’attache. Là où, entre deux missions, Marc a trouvé la poitrine généreuse d’une propriétaire de maison d’hôte pour l’accueillir : « Pia Andersen, telle un abri de marin ». Parce que ce mouvement perpétuel, engendré par le flux de la mondialisation, a des conséquences perverses sur la personnalité de ceux qui s’y adonnent – un libéralisme pur et dur aux séquelles puissantes qu’Élisabeth Filhol dépeint très bien.


De l’autre côté, on assiste aux fouilles archéologiques que mène Margaret et son équipe pour mettre à jour le « Dogger Bank » : « Ce qui reste du Doggerland, le Dogger Bank, gît par quinze à trente mètres de fond, à cheval sur le 54ème parallèle. Certains y voient une aire poissonneuse, d’autres une élévation de plancher marin propice à l’ancrage des infrastructures offshore, c’est une sorte de gué au milieu de la mer du Nord qui rend envisageable ce qui ne le serait pas ailleurs, et en même temps, tous les témoignages convergent, jusque dans les récits des capitaines de vaisseaux du temps de la marine à voile, c’est une zone dont les marins se méfient, un des hauts-fonds les plus dangereux les jours de tempête, d’autant plus difficile à contourner que son étendue est vaste, aux dimensions de ce que fut l’île à ses derniers instants, avant qu’elle ne soit définitivement rayée de la carte. Sur la manière dont elle a été engloutie, les avis divergent. Mais une chose est sûre, elle offrait une terre accueillante, davantage que d’autres en Europe du Nord, et des hommes ont vécu là plusieurs millénaires d’affilée. »
L’auteure file la métaphore et utilise les soubresauts de la tempête ou les paysages malmenés par l’homme pour décrire ce qui se passe au-dedans de nous.
Car le danger guette.
 « De ce passé complexe, riche en fractures et en rebondissements, à l’aplomb duquel aujourd’hui sont ancrées des centaines de plateformes qui brillent dans la nuit et dessinent, vues du ciel, un long ruban lumineux telle une constellation d’étoiles dont on aurait perdu le récit des origines, mais qui dans une vision cosmogonique, reproduirait en surface le tracé de la vallée perdue, de cette histoire ont surgi des ressources abondantes et son lot de menaces, et sur ce terrain l’Homme par son activité n’est pas en reste, qui ne fait que majorer les équilibres, éventuellement en créer de nouveaux ; et quand une colonne de gaz se déplace, remonte le long d’une faille, modifie la pression d’un réservoir, et finalement fait exploser le puits, libérant autour de la plateforme un énorme nuage de méthane, c’est l’accident ».
Écriture au présent, avec de longues et belles phrases qui se déroulent comme un beau fil à dénouer, « Doggerland » est en définitive un livre puissamment politique. La question de l’environnement y est omniprésente, sans être un pensum : Élisabeth Filhol aurait pu nous écrire un essai sur les risques liés à l’exploitation démesurée des hydrocarbures en Mer du Nord (tout est méticuleusement documenté) mais elle a choisi plutôt un récit captivant pour faire passer son message.
Oui, « Doggerland » est un livre foisonnant, parce que les thèmes qu’il aborde se révèlent les uns après les autres. Et c’est un livre mystérieux où l’auteure réussit à nous captiver en nous parlant d’activité pétrolifère offshore et, plus encore, de découvertes archéologiques à propos d’une terre émergée entre l’Angleterre et le Danemark datant d’il y a 8 000 ans. Et pourtant, on est bel et bien sous le charme de cette écriture ensorcelante, fascinante, et enthousiasmante.
On ne dira rien de l’affrontement final entre les deux protagonistes qui ont réussi à se frayer un passage par-dessus la Mer du Nord pour se rejoindre.
Ni rien de l’épilogue, qui se situe 6 150 ans avant Jésus-Christ.
On dira seulement qu’il faut se précipiter sur le roman de « Doggerland » et se laisser emporter par son impétueuse écriture.

Florence Balestas

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