Voilà
un livre qui m’a donné un très vif plaisir de lecture cet été.
Un
livre foisonnant, avec plusieurs couches successives, à l’image du
paysage qui donne son titre au roman.
Mais
commençons par les personnages principaux : ils
sont deux. Deux personnages qui vont occuper le devant de la scène :
Margaret, l’écossaise, et Marc, le français.
A
la fin de ses études, Margaret s’est dirigée vers une voie très
particulière : géologue, elle se passionne pour la Mer du Nord
et ses hauts fonds qui,
il y a encore 8000 ans, était une terre émergée, habitée, une île
presque aussi grande que la Sicile. Les archéologues lui ont donné
un nom : le Doggerland.
Marc
Berthelot, lui, qui a fait ses études de géologue à Aberdeen avec
Margaret, est attiré par le nouvel eldorado que constituent les
réserves pétrolifères de la Mer du Nord, à une époque où
l’exploitation des hydrocarbures en mer du Nord est à son apogée :
il a donc suivi une voie radicalement différente.
Et
puis, tout de suite, dès l’introduction, le paysage surgit. Parce
que la nature, les « éléments » comme on les appelle
souvent, ne sont jamais très loin dans les romans d’Élisabeth
Filhol. Et là, dès ce premier chapitre mené tambour battant, c’est
une tempête – baptisée « Xaver » - qui va se
déchaîner sur la Mer du Nord, une mer qui s’étire d’Aberdeen
en Écosse où habite Margaret avec son mari Stephen, non loin de son
frère Ted, météorologue, jusqu’à Esbjerg, une petite ville
danoise située dans le sud-ouest de la péninsule du Jutland,
où est supposé se dérouler le Colloque où Marc espère retrouver
Margaret.
Tout
au long du récit, l’épisode météo d’une exceptionnelle
intensité sera comme un contre-chant à l’aventure de Margaret et
de Marc, sur qui le récit va porter successivement.
On
épouse tout d’abord le point de vue de Margaret, qui est une femme
équilibrée, carrée, bien campée et qui suit son chemin : à
une époque où personne ne s’intéressait à cette zone émergée,
Margaret a réussi à en faire un sujet d’enquête solide. Ancrée
à Aberdeen, une ville dont l’auteure va nous livrer un portrait
saisissant, on l’imagine très bien dans ses habits un peu démodés.
Une
chance, d’ailleurs, cette grande tempête. Conjuguée à de forts
coefficients de marée, elle permet à des professionnels ou de
simples amateurs d’entamer leurs recherches : « là où
l’épaisse couche de sable qui les recouvrait la veille a été
emportée, des forêts apparaissent ». Mais une malchance
aussi. Parce qu’elle risque d’être un obstacle majeur entre
Margaret et Marc : faut-il écouter les conseils de son frère
Ted, omniprésent sur les écrans des télévisions des chaînes
d’info continues pour suivre la progression de « Xaver » ?
Marc,
lui, est le double de Margaret, ou son contraire – c’est selon.
Ils ont fait leurs études ensemble, mais après une déconvenue
professionnelle – ou bien pour une autre raison qu’on découvrira
au cours du récit – il va partir subitement courir le monde,
toujours en mouvement au creux de cette houle mondialisée avec ses
hauts et ses bas, qui le porte d’une plateforme offshore à une
autre. Il faut dire qu’il est arrivé en pleine période
thatchérienne, à une époque où la mondialisation
balayait l’Angleterre
comme une tempête sauvage, détruisant toute protection sociale
comme un fétu de paille. Et il a surfé sur la vague, passant d’un
continent à l’autre pour se vendre au plus offrant.
« Sous
une forme ou sous une autre, de l’enfance à l’âge adulte, des
plages du Nord-Pas-de-Calais aux champs pétrolifères, il n’a
jamais fait que ça, il n’a jamais abordé ses activités autrement
que sous l’angle de la recherche, de l’arpentage, de la fouille,
de l’extraction de ce qui a été enfoui, non pas à quelques
dizaines de mètres sous le sable comme Margaret, mais dans les
couches profondes. S’il devait tirer un trait d’union, trouver
une cohérence, ce serait ça, déterrer, jouer à déterrer, à
révéler au grand jour, plus tard le même jeu à grande échelle,
et gagner sa vie avec. »
Et
puis Marc et Margaret se sont éloignés l’un de l’autre à la
manière de cette tectonique des plaques qui éloignent les
continents les uns des autres. Pourtant on le sent dès les premières
pages, ils étaient très liés l’un à l’autre, à l’image de
cette terre, le Doggerland, reliant la Grande-Bretagne
au reste de l'Europe
durant les glaciations
quaternaires.
Mais
Marc n’a-t-il pas perdu toute possibilité désormais de s’arrimer,
de se stabiliser et de vivre en continu une relation dans un même
lieu ?
C’est
paradoxalement cette petite ville d’Esbjerg, où a lieu le Colloque
et où ils sont tous deux invités à intervenir, qui est son point
d’attache. Là où, entre deux missions, Marc a trouvé la poitrine
généreuse d’une propriétaire de maison d’hôte pour
l’accueillir : «
Pia Andersen, telle un abri de marin ».
Parce que ce mouvement perpétuel, engendré par le flux de la
mondialisation, a des conséquences perverses sur la personnalité
de ceux qui s’y adonnent – un libéralisme pur et dur aux
séquelles puissantes qu’Élisabeth Filhol dépeint très bien.
De
l’autre côté, on assiste aux fouilles archéologiques que mène
Margaret et son équipe pour mettre à jour le « Dogger
Bank » : « Ce
qui reste du Doggerland, le Dogger Bank, gît par quinze à trente
mètres de fond, à cheval sur le 54ème
parallèle. Certains y voient une aire poissonneuse, d’autres une
élévation de plancher marin propice à l’ancrage des
infrastructures offshore, c’est une sorte de gué au milieu de la
mer du Nord qui rend envisageable ce qui ne le serait pas ailleurs,
et en même temps, tous les témoignages convergent, jusque dans les
récits des capitaines de vaisseaux du temps de la marine à voile,
c’est une zone dont les marins se méfient, un des hauts-fonds les
plus dangereux les jours de tempête, d’autant plus difficile à
contourner que son étendue est vaste, aux dimensions de ce que fut
l’île à ses derniers instants, avant qu’elle ne soit
définitivement rayée de la carte. Sur la manière dont elle a été
engloutie, les avis divergent. Mais une chose est sûre, elle offrait
une terre accueillante, davantage que d’autres en Europe du Nord,
et des hommes ont vécu là plusieurs millénaires d’affilée. »
L’auteure
file la métaphore et utilise les soubresauts de la tempête ou les
paysages malmenés par l’homme pour décrire ce qui se passe
au-dedans de nous.
Car
le danger guette.
« De
ce passé complexe, riche en fractures et en rebondissements, à
l’aplomb duquel aujourd’hui sont ancrées des centaines de
plateformes qui brillent dans la nuit et dessinent, vues du ciel, un
long ruban lumineux telle une constellation d’étoiles dont on
aurait perdu le récit des origines, mais qui dans une vision
cosmogonique, reproduirait en surface le tracé de la vallée perdue,
de cette histoire ont surgi des ressources abondantes et son lot de
menaces, et sur ce terrain l’Homme par son activité n’est pas en
reste, qui ne fait que majorer les équilibres, éventuellement en
créer de nouveaux ; et quand une colonne de gaz se déplace,
remonte le long d’une faille, modifie la pression d’un réservoir,
et finalement fait exploser le puits, libérant autour de la
plateforme un énorme nuage de méthane, c’est l’accident ».
Écriture
au présent, avec de longues et belles phrases qui se déroulent
comme un beau fil à dénouer, « Doggerland »
est en définitive un livre puissamment politique. La question de
l’environnement y est omniprésente, sans être un pensum :
Élisabeth Filhol aurait pu nous écrire un essai sur les risques
liés à l’exploitation démesurée des hydrocarbures en Mer du
Nord (tout est méticuleusement documenté) mais elle a choisi plutôt
un récit captivant pour faire passer son message.
Oui,
« Doggerland »
est un livre foisonnant, parce que les thèmes qu’il aborde se
révèlent les uns après les autres. Et c’est un livre mystérieux
où l’auteure réussit à nous captiver en nous parlant d’activité
pétrolifère offshore et, plus encore, de découvertes
archéologiques à propos d’une terre émergée entre l’Angleterre
et le Danemark datant d’il y a 8 000 ans. Et pourtant, on est
bel et bien sous le charme de cette écriture ensorcelante,
fascinante, et enthousiasmante.
On
ne dira rien de l’affrontement final entre les deux protagonistes
qui ont réussi à se frayer un passage par-dessus la Mer du Nord
pour se rejoindre.
Ni
rien de l’épilogue, qui
se situe 6 150 ans avant Jésus-Christ.
On
dira seulement qu’il faut se précipiter sur le roman de
« Doggerland »
et se laisser emporter par son impétueuse écriture.
Florence Balestas
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