Et
voici le deuxième article de Marc Ossorguine sur le deuxième volet
de la série de roman de Aro Sainz de la Maza publié sur le blog de La Cause Littéraire !
Celui-ci
concerne « Les Muselés »…
C’est
avec une impatience mal dissimulée – mais pourquoi faudrait-il la
dissimuler ? – que nous découvrons cette deuxième enquête de
l’inspecteur Milo Malart dans une Barcelone toujours aussi
inquiétante et fascinante. Le Bourreau de Gaudí, conte noir et
baroque, nous avait fait découvrir la démesure de la métropole
catalane sacrifiant dévotement ses enfants aux folies
architecturales, au tourisme et au profit. Roman de démesure où un
véritable art du crime, une esthétique de la mort impitoyablement
cruelle et vengeresse, spectaculairement mise en scène, composait
des tableaux aussi magiques que cauchemardesques. Accablés de
chaleur nous l’avions suivi dans l’atmosphère étouffante de
l’été barcelonais. Nous voilà aujourd’hui confronté au froid
et à l’humidité qui peut aussi envahir la capitale catalane,
celle que les cartes postales et les touristes oublient ou préfèrent
ignorer. Une ville qui est aussi une métropole portuaire où plus
qu’en d’autres temps la misère, les misères, ont leur place,
même si elles se dérobent aux prestigieux monuments, aux débauches
architecturales et mercantiles. Misère économique qui depuis
quelques années, depuis 2008 au moins, ne cesse de mettre des
familles à la rue, misère des politiques plus contaminés par la
corruption que par la solidarité la plus élémentaire…
Sombre,
grise et déprimante, violente et cynique, froide et désespérante,
cette Barcelone-là est bien « la partie effondrée de l’Espagne
», celle dont témoignait aussi l’auteure Cristina Fallarás avec
Las niñas perdidas (Deux petites filles) ou A la puta calle Crónica
de un desahucio (1), un monde où la délinquance n’est qu’une
simple et ordinaire stratégie de survie pour ceux qui n’ont plus
grand-chose, qui n’ont plus rien.
Si
Le Bourreau de Gaudí était un conte cruel, imprégné de réalité
sociale, qui témoignait aussi de la façon dont les ogres du pouvoir
dévoraient la ville et ses habitants, cet angle mort (le titre
original des Muselés) nous plonge dans la Barcelone cachée
d’aujourd’hui, loin de tout pittoresque, fut-il noir et criminel.
Loin de tout spectaculaire mais aussi sans voyeurisme malsain, la
colère et le dégoût de Milo vis à vis de cette ville qui reste
malgré tout sa ville, semble bien être aussi ceux de son auteur. «
Una novela negrisima » nous dit l’éditeur espagnol (RBA). «
Negrisima » et non seulement « negra », en effet : noire par son
énigme et noir par la réalité sociale, politique, économique qui
y est rapportée.
Cela
commence dans le quotidien de l’enquêteur et de son adjointe, la «
chica dura » Rebecca Mercader, avec une résolution d’enquête
rondement menée et où l’art de l’identification et du bluff de
Milo libèrent magiquement les aveux d’un coupable de la bonne
société qui a simplement assassiné son père. Un succès qui
semble laisser Milo indifférent, pour ne pas dire dépressif.
Fatigué, il accepte mal l’attention que lui porte son adjointe, la
sous-inspectrice Mercader, surtout lorsque celle-ci se permet de
s’adresser à lui avec un « mon vieux » bienveillant mais
déplacé. Au passage, « Mon Vieux » sera le nom du nouveau
compagnon de Milo, un gros chien, plutôt « bonne patte », héritage
de l’enquête qui ouvre le récit. Mais à la brigade des homicides
des Mossos d’Esquadra (la police catalane), les affaires
s’enchaînent et voilà découvert le corps d’une jeune femme,
mal dissimulé par quelques feuilles mortes sur une scène de crime
délavée par la pluie… Puis voilà que la ville est mise en émoi
par une nouvelle série de crimes « inédits » : des chiens empalés
exposés près de lieux où jouent des enfants… L’affaire des
chiens devient presque prioritaire, franchement prioritaire même
pour les supérieurs de Milo, car la presse et l’opinion y sont
bien plus sensibles qu’à des morts d’hommes ou de femmes
ordinaires.
Plus
resserré que Le Bourreau de Gaudí, le récit nous fait prendre
froid dans l’hiver et ses nuits précoces, à sillonner les rues de
la Barceloneta, l’ancien quartier des pêcheurs pas encore
totalement livré aux promoteurs touristiques, ou celles du quartier
rupin de Tres Torres, dans les hauts de Barcelone. Milo accepte de
nous livrer un peu plus de lui-même aussi, des épreuves qui l’ont
fait tel qu’il est : passablement « misfit », « désaxé »,
marginal et singulier dans ses façons d’être, d’aborder les
autres ou de se couper d’eux. Pour mieux les comprendre et les
approcher, peut-être.
Lecteurs
embarqués dans cette sombre histoire, nous remontons notre col pour
ne pas prendre froid, sourions d’un clin d’œil discret de
l’auteur à un haut lieu du roman noir, la librairie « Negra Y
Criminal », Carrer de la Sal, en pleine Barceloneta et à trois rues
de là où vit Milo et où il achète de temps en temps des polars
auprès de Montse et Paco (qui ont, parmi bien d’autres, reçu Aro
Sainz de la Maza dans leur librairie (2). Bercés par le blues rock
de George Thorogood, nous hésitons nous aussi à commander « One
bourbon, one scotch, one beer » tout en espérant que, peut-être un
jour… Peut-être cela pourrait-être différent… A Barcelone…
En Espagne… Différent…
Milo
respira profondément.
–
Tu n’as pas le droit, madame la juge. Ces gens-là ont été
dépossédés de tout, ils sont détruits, dépersonnalisés, foutus.
Ils sont en proie à la dépression, à l’alcoolisme, à l’angoisse
et à la maladie mentale. Ce sont des gens qui souhaitent juste
devenir invisibles, mourir une bonne fois pour toutes, abandonner la
partie. Ils vivent dans des cages toutes froides, sans âme, tandis
que toi, tu brûles du dedans, comme tous les gens chanceux du pays
qui touchent encore un bon salaire.
–
Tu me reproches quelque chose ?
–
Madame la juge, tu ne comprends rien à rien, dit-il en pointant son
doigt en direction de la terrasse. Dehors, le monde est en train de
s’effondrer.
Il
pourrait sembler étrange de dire que ce roman nous a réjoui, car il
n’y a rien de vraiment réjouissant dans ce qu’il nous donne à
voir. Par contre, il nous a embarqué sans nous lâcher. On
regrettera d’autant plus que la traduction, surtout dans les
premières pages, ne soit pas vraiment à la hauteur de l’écriture
de la version originale. Nous en ferons surtout le reproche à
l’éditeur qui semble ne pas toujours se donner les moyens de
traductions à la hauteur des écrivains publiés. La traduction du
titre ne nous semble pas non plus vraiment des plus heureuses et
justifiées. Nous ne bouderons pas pour autant notre plaisir et
attendrons avec une impatience renouvelée la troisième saison des
enquêtes de Milo Malart (l’auteur nous a confié qu’il y
travaille très activement).
Marc
Ossorguine
(1)
Editorial Bronce, 2013, pas de traduction en français à ce jour
(2)
Hélas définitivement fermée depuis l'automne 2015
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