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lundi, mai 03, 2021

"Chansons pour l'incendie, de Juan Gabriel Vasquez (Colombie)

 

J. est une photographe colombienne, une légende dans son domaine, « une de ces personnes sur qui on sait des choses » qui discute sans précipitation avec les personnes avant de déclencher son appareil. Lorsqu’elle arrive au ranch Las Palmas, elle fait mine d’y arriver pour la première fois lorsqu’elle croise Toleda, une autre femme qu’elle a en fait très bien connue il y a des années dans ce même ranch, mais fort heureusement celle-ci ne la reconnaît pas – c’est du moins ce qu’elle raconte au narrateur qui va à son tour s’emparer de cette histoire pour nous la conter.

On découvrira que des années plus tôt, J. résidait dans ce ranch, dont le propriétaire, immensément riche, accueillait à sa table tout un tas de gens. A cette époque il accueillait aussi un certain Don Gilberto dont Yolanda était son assistante. Mais quelques jours après son arrivée, J. la photographe, Yolanda et quelques autres faisaient une excursion à cheval, lorsque le cheval de cette dernière s’emballa. Malgré le réflexe de leur guide accompagnateur, qui réussit à stopper le cheval affolé, Yolanda s’effondra sur le sol inconsciente. Transportée à l’hôpital le plus proche, elle fut plongée dans un coma artificiel.

Comment allait-elle en ressortir ? Quelles séquelles ce type de chute pouvait elle entraîner ? Se souvient-on de tout ce que le cerveau à emmagasiner, ou bien au contraire fait-on le tri de ses souvenirs ? Ce sont ces questions que J. et Don Gilberto, dont la photographe percevait bien que Yolanda ne lui était pas qu’une assistante, évoquaient ensemble par une nuit avinée, au bord d’un lac brumeux.

Et si Yolanda détenait des informations importantes ? S’hasardait J. – une intuition peut-être due en partie à l’alcool ou au contexte très particulier de la soirée. « Et bien oui, mademoiselle. Je crois que vous avez raison. »

La fin de cette nouvelle mettra en présence J. la photographe et Yolanda, bien des années plus tard (ce qui signifie pour le lecteur qu’elle avait survécu) mais J. racontant l’histoire d’une femme travaillant pour un politicien qui avait forcé la porte de son assistante, « à six heures du matin » dans un hôtel où elle était – racontant cette histoire comme si elle était arrivée à une autre femme. La nouvelle se bouclera donc sur un portrait que réalise J. de Yolanda, tandis que celle-ci sent les larmes lui monter aux yeux.

Rien de plus, et tout le style de Juan Gabriel Vasquez est là : dans ces petits riens qui disent tout, dans ce passé qui ne passe pas, ou plutôt dans ces menus incidents du présent qui ramène inexorablement à des évènements du passé.

 

Dans une autre nouvelle, « Aéroport », le narrateur, qui habite Paris, se retrouve presque malgré lui à une séance de tournage où il fait un figurant  «  de profil méditerranéen » - en fait inscrit par sa compagne à qui il avait distraitement donné son accord. Mais quand ce narrateur réalise qu’en fait de figuration il va figurer dans un film tourné par Roman Polanski, son intérêt va s’éveiller ostensiblement. La scène du tournage est particulièrement léchée, d’autant plus que le narrateur doit aller et venir dans un aéroport reconstitué, juste derrière le personnage principal incarné par Johny Depp, et que surtout derrière la caméra se retrouve le réalisateur mythique que le narrateur admire. Lui revient alors en mémoire ce tragique évènement de 1969 à Los Angeles, au cours duquel la femme de Polanski, Sharon Tate, alors enceinte de son mari, allait être sauvagement assassinée par une bande de Hippies, que le narrateur nous raconte à nouveau, comme l’a fait récemment Quentin Tarentino avec son film « Once Upon a Time... in Hollywood ».

Ebranlé par le souvenir de ce drame, le narrateur, une fois rentré chez lui après la séance de tournage, appellera sa compagne, alors basée dans les Ardennes, pour s’assurer que tout va bien pour elle.

Enfin dans la dernière nouvelle, « Chanson pour l’incendie », on va découvrir l’histoire de Aurélia de Léon, au destin plus que particulier : née en France d’un père de nationalité colombienne, mais resté en France pour participer à la Première Guerre mondiale, où il mourra au champ d’honneur, et d’une mère française qui mourra elle aussi lors du trajet qu’elle faisait pour rencontrer sa belle-famille en Colombie, laquelle famille élèvera cette petite-fille à l’arrivée improbable, orpheline et pleine d’entrain, qui, après des études à Bogota, deviendra l’une des premières femmes à tenir la plume comme journaliste. Enceinte de son amant, elle rejoindra la propriété de ses grands-parents (ils possèdent des caféiers loin de Bogota) pour accoucher tranquillement d’un fils, et tout aurait pu poursuivre son cours normalement, si la Colombie n’allait pas connaître dans les années post seconde guerre mondiale, des troubles qui allaient conduire des hommes armés à mettre le feu aux propriétés, et à assassiner sauvagement la courageuse Aurélia. Son fils Gustavo Adolfo, réussira par miracle à échapper à ses poursuivants.

Juan Gabriel Vasquez, dont j’avais admiré « le bruit des choses qui tombent » (que j’avais chroniqué en 2020), mais aussi « les Réputations », et « le Corps des ruines », signe ici un recueil de neuf nouvelles très concentrées – on aurait aimé par exemple que la première soit aplatie, comme on peut le faire d’une pâte compacte, et déboucher sur l’un de ses romans dont l’auteur a le secret.

 

L’auteur colombien excelle à fouiller l’histoire sans répit, et à en extirper ces évènements intimes qui ont fait l’Histoire avec un grand H. Attentats, meurtres politiques, drames en tous genres, le destin n’est jamais loin dans les récits de ces femmes et de ces hommes avec qui on peut très facilement s’identifier, alors même que les histoires se situent sur le continent sud-américain.

Dans les pas de Mario Vargas Losa ou de Carlos Fuentes, Juan Gabriel Vasquez touche à l’universel : la marque des très grands écrivains. 

Florence

Chansons pour l'incendie, Juan Gabriel Vasquez, traduit en français par Isabelle Gugnon, Seuil, 2021

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