Ou
bien, s’il ne l’a pas lu, il s’est intéressé aux récits
enchâssés.
Car
sinon pourquoi embarquer le lecteur sur des chemins de traverse,
abandonner le narrateur à ses angoisses de paternité, au moment de
la naissance de ses deux jumelles prématurées, délaisser le
sympathique Docteur Benavides, retrouvé justement au moment de
l’accouchement, et interrompre même le premier récit historique
pour un autre récit historique plutôt fumeux, et y consacrer plus
d’une centaine de pages de ce « Corps des ruines » ?
Tout
commence en effet par le retour du narrateur dans son pays
natal, la Colombie, et par une interrogation concernant le « récit
national » officiel enseigné dans les écoles.
Et
si le brillant Jorge Eliecer Gaitan n’avait pas été assassiné le
09 Avril 1948 ? Etait-ce vraiment l’affaire d’un seul homme,
lynché peu après ? Ou bien la mystérieuse vertèbre datant de
son autopsie révélerait-elle un autre meurtrier ?
Et
qui est ce mystérieux Carlos Carballo, un homme peu fréquentable,
avec qui le narrateur a une vive altercation, le soir de leur
rencontre, chez le Docteur Benavides, et que le narrateur considère
vite comme un adepte de la théorie des complots ?
Il
n’empêche que cet homme étrange le fascine et que le narrateur,
bien malgré lui, va se laisser entraîner à écouter ses théories
obscures. Carlos Carballo serait peut-être aujourd’hui une sorte
de lanceur d’alertes, si le terme n’était pas totalement
anachronique.
En
tout cas, des théories sur l’histoire officielle et sur ce que
l’on cache au public, il en a.
Et
pas seulement sur l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitan, sorte de
John Fitzgerald Kennedy colombien, mais aussi sur le Sénateur Rafael
Uribe Uribe, assassiné 34 ans plus tôt, en 1914, et dont la légende
veut qu’il ait été tué par deux menuisiers qui auraient décidé
de leur forfait sur un coup de tête.
« Les
théories du complot sont comme des plantes grimpantes, Vasquez :
elles se raccrochent à ce qu’elles trouvent pour monter, monter
jusqu’à ce qu’on leur retire leur support. »
Trafic
de reliques, émission radio pour insomniaques, long récit (trop
long ?) de ce Marco Tulio Anzola, un héros aux yeux de
Carballo, qui, seul contre tous, va tenter de démonter la théorie
officielle et dévoiler les coupables qui auraient fomenté le
meurtre politique, tout cela forme les 500 pages de ce « Corps
des ruines ».
« Oui,
c’est là que tout commence, a-t-il répété. Ce casse-tête
monumental que personne ne connaît dans ce pays de gens crédules et
sans mémoire, ce chaos auquel j’ai consacré plus de temps qu’à
moi-même commence là, fin 1914, avec ce petit jeune homme qui
s’appelle Anzola, un mystère de l’histoire, un fantôme que ce
crime a sorti de l’ombre et qui y est retourné cinq ans plus tard,
un homme qui menait une vie ordinaire et était peut-être heureux,
et qui s’est tout à coup trouvé obligé de mettre à jour une
conspiration. »
Nous
sommes devant tout cela comme Juan Gabriel Vasquez écoutant Carlos
Carballo ou lisant le « Qui sont-ils ? »
ouvrage d’Anzola destiné à faire la lumière sur les événements
de l’assassinat du Sénateur. C’est-à-dire en partie agacés,
mais aussi curieux ou fascinés de voir sur quoi se fondent ces
théories et jusqu’où peut aller un homme convaincu d’avoir
raison contre tous.
Les
analogies avec la période d’aujourd’hui sont faciles à
faire, tant l’univers de la Toile a apporté lui aussi son lot de
« fake news » et de théories de conspiration. Le 11
Novembre a-t-il été vraiment l’événement qu’en a retenu la
grande majorité de la population ou bien a-t-il été mis en scène
par des Américains soucieux de légitimer leur intervention au
Moyen-Orient ? pour n’en citer qu’une.
Trahisons,
désinformation, fantômes du passé sont autant d’ingrédients que
Juan Gabriel Vasquez utilise avec maestria, même si ce roman, une
fois refermé, laisse un goût amer dans la bouche, une sorte de
dégoût pour les forces prêtes à maquiller un assassinat politique
en banal fait divers.
Selon
moi, le récit aurait gagné in fine, après cette très
longue démonstration de l’enquête menée par Anzola pour faire la
lumière sur la mort du Sénateur Uribe Uribe, à revenir au présent
– au niveau du premier récit – : il manque, par exemple,
une scène finale où le narrateur retrouverait le bon Docteur
Benavides et où ils pourraient philosopher sur les vicissitudes de
l’histoire telle qu’elle nous est présentée et enseignée.
Mais
le dernier mot du narrateur est pour le présent de la paternité :
« m’amusant à écouter leur respiration régulière au
milieu des bruits de la ville, qui s’étend de l’autre côté de
la fenêtre et peut parfois se montrer cruelle dans ce pays de haine,
une ville et un pays dont mes filles hériteront du passé comme j’en
ai hérité, un legs de sagesse et de démesure, de réussites et
d’erreurs, d’innocence et de crimes. »
Florence
Balestas
Extrait
p.141 : « Ce sont moins ces gages de bonne foi que
la curiosité qui m’ont incité à me taire, cette terrible
curiosité qui m’a si souvent causé des ennuis sans que je sois
capable d’en tirer la leçon. J’ai toujours été curieux de
l’existence d’autrui en général, et je m’intéresse en
particulier à celle des individus tourmentés et à ce qui survient
dans le secret de leur solitude, derrière les volets. Nous avons
tous des vies cachées, mais parfois le volet bouge pour nous laisser
entrevoir un acte ou un geste, et nous soupçonnons que, derrière,
il se passe des choses, sans qu’on sache jamais si ce qui nous
captive dans leur face cachée est leur invisibilité ou les efforts
fournis par les autres pour ne pas nous la révéler. »
Le
corps des ruines, Juan Gabriel Vasquez (traduit par Isabelle
Gugnon), Seuil, 2017, 512 pages
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