vendredi, août 22, 2014

"Tant de larmes ont coulé depuis, tantas lagrimas han corrido desde entonces" d'Alfons Cervera

Alfons Cervera est venu au Grain des Mots (Montpellier) au printemps nous parler de son écriture...  Avant sa venue, j'ai tenté de lire son dernier roman traduit en français, "Tant de larmes ont coulé depuis", mais j'ai buté contre la particularité de son écriture... Je m'y suis donc reprise à deux fois pour enfin réussir à entrer dans son univers qui m'a, au final, bien emballée !

Marc Ossorguine, qui a animé cette rencontre à Montpellier, a déjà très bien dit ce que l'on peut en dire ! Voici donc l'article qu'il a publié sur son blog "Fil de lectures" et qu'il a accepté de republier ici, sur Version Libre... A la suite de son article, j'ai ajouté quelques extraits pour vous donner une idée et envie de partir en exploration !

Des voix exilées


Voici le quatrième roman d'Alfons Cervera, l'écrivain valencien qui nous est offert, traduit en français par le fidèle et complice George Tyras. Après La couleur du crépuscule(@) et Maquis à La fosse aux ours (premiers titres du cycle de la mémoire qui comptent 5 romans), puis Ces vies-là (@) à la Contre allée, voici Tant de larmes ont coulé depuis,Tantas lágrimas han corrido desde entonces, dernier titre publié outre Pyrénées (2012).

Alfons Cervera - Tant de larmes ont coulé depuis
Alfons Cervera - Tant de larmes ont coulé depuis

Le principal narrateur de ce roman a émigré en France, à Orange, il y a des années et revient aujourd'hui à son village perdu dans la "Serranía valenciana", Los Yesares, pour l'enterrement de la mère de son ami Alfons. Le récit s'inscrit donc dans une certaine continuité avec le cycle de la mémoire et avec Ces vies-là et mêle présent et passé, faits réels revisités ou réinventés, voix multiples...révélant et construisant une mémoire d'aujourd'hui sur les souvenirs du passé.
"La mémoire se construit par sauts successifs, en laissant dans son récit des trous intermédiaires, comme si une solution de continuité était possible au bout du compte entre ce qui a existé pour de vrai et ce que nous imaginons."
La mémoire n'est pas du passé, rappelle Alfons Cervera, mais bien du présent, nourri d'images et de bruits du passé qui se sont fragmentés, dispersés, et dans lesquels on se perd parfois. Un labyrinthe d'incertitude toujours menacé par l'oubli et les mensonges. Une mémoire qui ne se soumet pas non plus aux récits sagement découpés et soigneusement clos que l'histoire, celle qui se dit Histoire, voudrait officialiser. Mais l'histoire s'écrit avec des vies et des morts insignifiantes. Dans cette histoire-là, celle qui s'inscrit dans les corps, les gestes, les voix, les murs, et parfois dans de tels livres, la guerre ne se finit pas toujours à la fin de la guerre et l'exil, qu'il soit politique ou économique, ne connaît pas de fin. Cela vaut que l'on vienne d'Espagne, du Maroc ou de quelque autre pays ou région du monde. Le regard des exilés sur le monde qu'ils perdent et celui qu'ils découvrent est sans doute le même, quelle que soit la couleur de leur peau ou la géographie de leur exil.
Au fil du récit, plusieurs voix se croisent, se font écho et parfois se brouillent. Le lecteur n'est plus trop sûr de qui parle à chaque instant, mais cela importe au fond assez peu. Des voix parlent. Des mots se font entendre, souvent hésitants, fragmentaires, parfois confus, parfois redondants. Mais petit à petit, un puzzle précis d'impressions, de douleurs et de colères, de renoncements et d'espoirs, se compose et nous permet de comprendre un peu mieux le passé et l'histoire de tous ces exilés qui vivent parmi nous et parmi lesquels nous vivons. Ces exilés que nous sommes peut-être aussi, comme tout humain, au fond.

La version originale, ed. Montesinos
La version originale, ed. Montesinos

Tant de larmes ont coulé depuis est donc un livre sur l'exil et la mémoire, mais pas seulement. C'est aussi un livre qui s'écrit un peu devant nous et où l'auteur-narrateur nous fait part de ses réflexions sur la mémoire et l'exil, sur l'écriture qui pourrait dire cette mémoire destinée au silence et à l'oubli. Avec la poésie d'une langue simple et profondément riche, Alfons Cervera nous propose un texte qui est aussi une manière d'essai dont les dimensions historiques, poétiques, littéraires et philosophiques, voire sociologiques, ne sont pas "incompatibles", pour une fois. Au fil des pages, les passages que l'ont recopie ou que l'on met en évidence d'un trait de crayon se multiplient, et nombre de phrases et d'images résonnent encore une fois le livre refermé. Notre mémoire du livre se construit en se mêlant à nous, nous construit par la part d'incertitude qu'il a fait naître en nous par la découverte de ces destins oubliés, méprisés, croisés chaque jour mais rarement rencontrés.
C'est sans doute cela que l'on attend d'un écrivain et d'un livre : qu'il nous révèle une partie du monde que nous ne savions voir et que nous commençons à comprendre, sans forcément chercher à l'expliquer. Une rencontre qui contribue aussi à nous changer et à faire de nous ce que nous sommes et serons demain.
Un livre, une œuvre et une voix à découvrir si ce n'est déjà fait.
Alors que nous attendons la publication de La nuit immobile, 3e volume du "cycle de la mémoire", signalons qu'en Espagne, l'ensemble de ce cycle a été réuni en un seul volume sous le titre Las voces fugitives. On y trouve donc La color del crepúsculo, Maquis, La noche inmóvil, La sombra del cielo et Aquel invierno, le tout précédé d'une préface de Georges Tyras, le traducteur français de l’œuvre de Cervera.

Marc Ossorguine

Pour partager un peu de cette sorte d'ovni littéraire, voici quelques extraits choisis...

PP 24-25
« Lorsque je suis arrivé en France, avec mes parents, à peine âgé de neuf ans, je ne savais pas qui était Miguel Hernandez, ni que bien des années plus tard je serais dans les journaux et à la télévision avec le visage apeuré d'un enfant qui n'était pas moi mais qui me ressemblait beaucoup. Sauf pour la couleur de la peau, pour tout le reste nous étions pareils, l'enfant des journaux et moi, lorsqu'on est arrivé à Orange. Le vieux cinéma du village est à présent une ruine envahie par les herbes en décomposition et les cadavres d'oiseaux. Une barrière de fer rouillé, les murs pleins de crevasses provoquées par les pelles mécaniques, la petite scène enterrée de façon obscène sous les gravats. J'ignore la raison de cette ruine. Ce que je sais, c'est que le regard de l'enfant dont la photo paraît dans les journaux et celui qui se perdait derrière le photographe inconnu dans une gare de France il y a cinquante ans sont pareils. Tous deux présentent la même brillance éteinte, l même tristesse et le même désarroi. La même peur. »
PP 87-88
« Plus tard, des années plus tard, j'ai compris que personne n'est à jamais du même endroit, que les lieux, nous les portons en nous, avec les gens qui les habitent, et que nous nous construisons peu à peu avec les lambeaux de tout ce que nous trouvons sur notre chemin, que grand-mère Delmira avait raison ou avait du moins la raison que toujours recèlent les mots parfois inexplicables de la folie. Dès notre arrivée à Orange commença à s'imposer la conviction que, quel qu'allait être notre destin sur ces terres étrangères où nous débarquions pour vaincre la faim, il n'y aurait pas de retour, ni à Los Yesares ni nulle part ailleurs. Le voyage débutait avec cette photo anonyme à la gare, avec ma mère et moi penché à la fenêtre les yeux emplis d'appréhension, et il n'est pas achevé, si longtemps après, au moment où, d'ici peu, j'empoignerai le cercueil de Teresa avec Miguel, Lucio et David Catarro, et que nous le porterons sur nos épaules pour gravir les marches qui conduisent au parvis de l'église. J'ignore si le temps existe ou pas, comme le soutenait Gerardo à Manuel le boulanger pendant les soirées de répétition du Don Juan Tenorio, mais je sais qu'il disparaît dans les replis de l'exil, de tous les exils, aussi bien celui qui conduisit le père anarchiste de Roman en France que celui qui nous arracha à Los Yesares, bien des années plus tard, pour ne pas mourir de faim. »
PP 109-110
« Il faisait froid et un mistral dur et parcimonieux, qui poussait des amas de feuilles humides, soufflait vers la place Lucien Larroyenne. Il était midi, un carré de soleil réunissait un groupe de jeunes maghrébins derrière la Comédie. J'appelais Aurora de mon portable : Je t'appelle d'ici, je lui dis. C'est où ça, ici ? Eh bien, mais à Orange, où veux-tu que ce soit. Aurora vivait à Orange il y a de nombreuses années et elle y a eu un fiancé français qui s'appelait François. La mémoire a toujours un lieu de référence. Il est impossible de se souvenir depuis nulle part. Le temps commence à s'écouler en titubant, comme s'il suivait des chemins de terre et qu'il soit aveuglé par la poussière. Marcher à l'aveuglette dans le temps. Parfois je me dis que la mémoire, c'est cela, chercher comme par instinct ce qu'il y a eu auparavant, cet endroit envahi de brume d'où nous nous sommes échappés une fois pour trouver une issue qui ne sera jamais celle que nous attendions. Le fiancé d'Aurora se prénommait François et l'été, il allait lui rendre visite à Los Yesares, quand elle et ses parents avaient quitté Orange sans espoir de retour à leur maison du boulevard Edouard Daladier, tout près de là où nous vivions, nous. Des gens rentrent à La Agricola, ils viennent à l'enterrement. Le froid de Los Yesares est semblable à celui de la maison du canal, semblable aussi le calme, cette lenteur qui est parfois plus propre à la vie qu'à la mort. Un silence étrange s'est soudain emparé de la rue. Nous avons commencé à parler chez Teresa et Aurora poursuit la remémoration de ses fiancés français et des fenêtres om se reflétait une jeune femme avec un visage de vieille. De temps en temps elle regarde Marie-Pierre et c'est comme si elle retournait aux jours d'été à Orange, à Caderousse, aux chansons de Johnny Hallyday et Françoise Hardy. Un jour j'ai vu François au Café des Glaces et il m'a dit que les étés à Los Yesares, c'était fini. La vie, c'est la vie, parfois elle réunit les gens et d'autres fois elle leur fait prendre des routes diférentes. »

mercredi, août 20, 2014

"La Meute des honnêtes gens" de Laurence Biberfeld

ou comment, quelle que soit l'époque, les victimes sont les coupables idéaux...
L'indéniable charme de ce roman, c'est son écriture précise, truffée d'expressions occitanes et de riches descriptions visuelles et olfactives de ces paysages cévenols à la fois foisonnants et arides. C'est aussi ses décorticages des sentiments et des émotions complexes qui sont ressentis par des protagonistes simples et bien trop souvent invisibles... Bref, ce livre est de ceux qui, une fois refermés, continuent à vivre en moi !


L'auteure de ce roman percutant, Laurence Biberfeld, vit au Vigan, dans les Cévennes, où elle a choisi de situer l'action de cette histoire ciselée...
« Lazare Volquès, filateur cévenol fortuné, est retrouvé égorgé au bord de la rivière bordant sa magnanerie un été où la chaleur rend folles les fileuses qu’il exploite. De ce XIXe siècle, on sait les conditions de vie de la basse main-d’œuvre, pléthorique et hiérarchisée, les bagnes d’enfants où croupissent des graines que personne ne veut voir pousser… Et, partout, la peur de voir déborder les trimards et les bâtards des cages où on les fait boulonner. Un gros siècle plus tard, un descendant de Lazare, Gérard Volquès, maire du village, est découvert pareillement tranché d’une oreille à l’autre, gisant au bord de la même rivière. Quelle que soit l’époque, les fautifs naturels sont toujours domestiques, ouvriers, femmes adultères, cloches, manouches ou squatteurs. Et toujours, juchée sur le barreau le plus bas de l’échelle sociale, c’est la meute des honnêtes gens qui bastonne bravement les damnés, les déchus et les pauvres qui relèvent la tête. Qui expliquera ces meurtres ? »
c'est ce qu'en disent ses éditeurs, les Editions Au-delà du raisonnable, qui déclarent qu'ils ont « choisi de raconter la face noire du monde et de son histoire, [parce que] tout en nous divertissant de notre nombril, elle éclaire nos consciences. » Ils disent aussi de cette auteure :
« Laurence Biberfeld est née en 1960 à Toulouse. Ayant pris son vol très tôt pour se fracasser contre le pavé le plus proche, elle exerce pendant quelques années divers sous-métiers avant de passer son baccalauréat en candidat libre, puis le concours d’instit en 1980. Elle fait ce métier dix-huit ans, puis décide d’arrêter de gagner sa vie pour écrire et dessiner à plein temps. »
Pour en savoir plus sur cette auteure à découvrir, vous pouvez aussi aller visiter son site personnel qui est très généreux !




Voici quelques extraits...
PP. 42-43
« Les odeurs de l'été lui arrivaient en touffes, elles giclaient dans la cellule, glissaient contre les murs humides et s'affalaient par terre. L'odeur des buis, enivrante, et celle des pins, l'odeur lourde et sucré d'un noyer, l'odeur de miel du lierre et des gaillets. L'odeur soûlante du thym, l'odeur violente et tenace de la rue. L'odeur légère et fine des ronces et des églantiers. Il sourit. Les colons puaient. Ils puaient la merde, la sueur liquide sur des couches de sueur sèche, les gras cristaux dans les poils, le sperme séché, le suint des cheveux rasés. Leurs pieds puaient désespérément au fond de leurs sabots, puaient comme le pelage mouillé des vieux chiens. Leurs bouches puaient les dents gâtées, la faim, encore et toujours. Ils puaient la pisse, surtout les plus petits. »


P.53
« A partir de là, ils longèrent les Cévennes. Une pelisse de forêt mangea les affleurements de calcaire, déployant de grandes masses grises, vert sombre, vert argenté. Le ciel se couvrit d'une taie de plomb. Après Ganges, la montagne se referma sur eux. La roche, parfois, se dressait en falaises tortueuses et bleues, en plissements contrariés qui surplombaient le bus minuscule. La route, longeant l'Hérault gonflé par les grosses pluies de la fin de l'hiver, serpentait le long d'abrupts impénétrables. Dans la vallée, quand elle s'élargissait, sur les faïsses qui épousaient les courbes des pentes, ils voyaient scintiller les feuillages des oliviers secoués par le vent. Peu avant Saint-Julien-de-la-Nef, le calcaire laissa brusquement la place aux schistes, le paysage s'assombrit davantage avec les affleurements ardoisés. La châtaigneraie encore nue s'imbriquait dans le moutonnement foncé des buis et des kermès. De temps en temps, la coulée sombre d'une cédraie fendait un taillis coriace, cendré. De longs bâtiments à l'abandon se dressaient le long de la rivière, montrant leurs vastes fenêtres crevées.
- Des filatures, expliqua fièrement le chauffeur. »


PP. 215-217
« Cela ne servirait à rien. La gosse s'était résignée, elle ne luttait plus. Il pensa au Quinsou, à sa propre enfance encore vivace en lui. Il fallait avoir la hargne de vivre chevillée au corps pour s'accrocher à l'existence quand on n'était rien pour personne. Cette gamine aurait pu être sauvée si elle avait eu la moindre importance. Mais elle passait après les semailles, après l'agnelage et les labours, après la taille, après le repos. Des enfants ! Il en poussait par grappes dans les ventres, partout, en toutes saisons. Leurs bras ne devenaient utiles qu'au bout de longues années, pendant lesquelles il fallait les nourrir comme des tiques, comme des chancres. Des enfants ! Qui en voulait ? (…)
Il travailla tout le jour, ne laissant jamais sortir Brilheta de son champ visuel. La petite lui faisait toucher du doigt à quel point le bagne des enfants excédait les murs des colonies, les portes des fabriques et des mines. Ils étaient jetés à profusion dans ces troupeaux d'humains féroces et cupides qui les foulaient comme une meule le grain ou les olives. Mais le besoin d'aimer n'était-il vivace que chez les enfants ? Il haïssait les hommes de tout son cœur. Il les trouvait laids, sans lumière, rampants, immergés dans la lourdeur de leur viande et de la terre ou de l'argent, plus bornés que leurs champs et leurs demeures jalousement défendues. Ma était ainsi, comme les gardiens, comme Marques. Cette lourdeur qui obscurcissait les humains, il la devinait déjà chez la plupart des colons. Et ceux qui ne la possédait pas et restaient transparents et légers, comme le Quinsou, comme Brilheta...
Ils mourraient.
Et lui ? C'était sa haine qui le faisait vivre, elle était comme une flamme rouge et bleue qui se nourrissait d'elle-même. Elle ne cessait de grandir. Sa haine lui faisait aimer les humains-oiseaux, les humains de brise et d'eau. Ils étaient partout, rares et dispersés, des cadeaux que la vie lui faisait de loin en loin. »


P. 260
« Lazare Volques avait été retrouvé assassiné à la même époque, au même endroit et de la même façon que son arrière-petit-neveu cent six ans plus tard. Contrairement à la plupart de ses collègues, Jean-Paul Zaczek croyait au hasard et aux coïncidences. Mais il n'était pas ennemi pour autant des liens de causalité. L'acharnement pour se débarrasser des squatteurs pouvait s'expliquait par ces obsessions fédératrices qui permettent à des petits groupes humains débordés, culturellement appauvris et en autodéfense de consolider une identité commune autour de haines communes. Mais ce sinistre penchant collectif pouvait avoir été suscité et entretenu à des fins crapuleuses. L'Histoire, la grande, était bondée de ce type de manipulations.
Zaczek, en bon scientifique, élaborait des hypothèses, dont il s'efforçait ensuite de démontrer ou d'infirmer la véracité. Il partit du principe que sous ces manifestations de rejet se dissimulaient vraiment des mobiles crapuleux. Pourquoi faire partir les squatteurs ? Cela pouvait avoir un rapport avec les squatteurs eux-mêmes, ou seulement un ou plusieurs d'entre eux.
Ou alors, il s'agissait du lieu. De la filature, ou de la magnanerie. Ou des deux. De quelque chose qui se trouvait dans l'un ou l'autre des bâtiments, et qui serait devenu inaccessible à cause de la présence des squatteurs. Alors on en revenait au maire et à son adjoint, car tous les témoignages concordaient : les plus acharnés contre les squatteurs étaient ces deux-là. »