vendredi, octobre 17, 2014

La crise

Née en 1946, Claude Halmos est psychanalyste et écrivain.
Formée par Jacques Lacan et Francoise Dolto, elle est aujourd'hui devenue l'une des spécialistes reconnues de l'enfance et de la maltraitance. Elle a exercé pendant plusieurs années dans des consultations de pédopsychiatrie, auprès d'enfants abandonnés ou maltraités.
Connue grâce à ses interventions sur Canal Plus et sur France info, elle répond également aux questions de lecteurs dans le mensuel Psychologie.
Elle a publié de nombreux livres, dont Parler c'est vivre (NIL, 1977) Dis-moi pourquoi, Parler à hauteur d'enfant (Fayard, 2012).

Elle aborde dans son dernier livre, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, le thème des ravages psychologiques qu'entraîne la crise chez les individus aujourd'hui.



Autour de ce thème, elle aborde de nombreuses questions. Par exemple, la question de l'éducation des jeunes défavorisés que l'école, au lieu d'aider, ne fait que reléguer au ban de la société (un constat fait par de plus en plus de personnes) :

« Ce handicap aux causes multiples, l'école aurait dû aider ces jeunes à le surmonter. Et elle aurait pu le faire si elle s'était montrée fidèle à la promesse de l'Ecole républicaine : donner à tous les enfants, d'où qu'ils viennent, les mêmes chances. Mais, faute de moyens financiers et plus encore sans doute de moyens humains, faute de projets, de perspectives claires, l'école ne l'a pas fait. Elle ne leur a pas permis de surmonter leur handicap.
Et elle a même souvent fait pire. Au lieu d'aider ces enfants à s'élever socialement, au lieu de les tirer vers le haut, elle les a poussés vers le bas. Aux « étiquettes » qui pesaient sur eux -fils (ou fille) d'immigrés, fils (ou fille) de pauvres, de chômeurs, etc-, elle en a, à la suite de leur échec en ses murs, ajouté une autre ; « inapte à toute scolarité ».

Elle aborde d'autre part une question plus controversée, celle de la suppression de la notation à l'école :

«les élèves souffrant moins de la notation que de la façon dont elle est utilisée, le problème ne nous paraît pas être de leur épargner cette notation, mais au contraire de s'en servir pour les aider à comprendre le sens de ce type d'évaluation. A comprendre que (nous l'avons précédemment évoqué) les notes qu'ils reçoivent n'évaluent pas la valeur de leur personne, mais celle de leur travail. Un travail qu'ils peuvent toujours améliorer.
Compréhension d'autant plus importante pour eux qu'elle leur sera nécessaire, durant toute leur existence, dans leur vie professionnelle.
Les partisans de la suppression des notes oublient en effet que, si l'école peut (éventuellement) se transformer, le monde du travail, lui, a peu de chances (du moins à court terme) de changer.
Que, dans ce monde, l'évaluation de leur travail (et qui plus est son évaluation en termes d'avancement ou de salaire) ne sera pas épargnée aux enfants devenus adultes. Et qu'il convient donc, pour les y préparer, de leur apprendre, dès l'école, à y faire face. C'est-à-dire à conserver, même si cette évaluation n'est pas bonne, le sentiment de leur valeur. »

On a pourtant envie de lui objecter que le monde du travail est en profonde mutation, et n'est-ce pas l'occasion justement de repenser le fonctionnement du système scolaire pour lutter contre ce que Claude Halmos dénonce elle-même, le fait que certains élèves soient systématiquement rejetés de l'Ecole et donc du monde du travail ? Mais ceci est une vaste question.

Elle décrit plus loin les conséquences de la crise sur les relations parents-enfants :

« Les parents atteints, par le biais d'une baise importante de revenus ou du chômage, sont en effet des adultes qui, nous l'avons dit, se dévalorisent. Atteints dans leur être social, ils ont l'impression de ne plus être « à la hauteur ». Et cette impression s'infiltre dans les rapports qu'ils ont avec leurs enfants.
Ils ont l'impression de ne pas être à la hauteur des attentes de ces enfants qui vont, pensent-ils, les comparer aux parents de leurs copains et les trouver forcément moins bien que ces derniers.
Mais ils ont surtout l'impression de ne pas être à la hauteur de leur tâche éducative. »

Elle conseille aux parents de ne pas cacher leurs inquiétudes à leurs enfants, mais de bien souligner que la situation n'est pas désespérée et que surtout elle est temporaire :

« Il est important aussi que l'enfant sente que, si le chômage et les difficultés financières sont un sujet majeur d'inquiétude, ils n'entraînent pas pour autant la mort de la joie de vivre. C'est la fête de mamie et on ne peut pas faire le repas que l'on aurait souhaité ? Cela n'empêche pas de mettre sur la table la nappe rose (bien plus jolie que la toile cirée), de lui faire de très beaux dessins, et surtout de parler, de rire, de s'aimer...
Faire tout cela quand on est un parent angoissé et déprimé n'est pas facile. Mais on peut, en comprenant que c'est indispensable et en rassemblant ses forces, y parvenir.
Et il est d'autant plus important que les parents réussissent à le faire que c'est aussi particulièrement bénéfique pour eux. Car, en temps de crise comme en temps de guerre, résister permet de ne pas seulement subir et de garder de soi une image qui aide à ne pas sombrer.
Vivre au temps de la crise est, pour les familles, un combat. Un combat qu'il faut gagner dans la réalité, mais aussi dans les têtes. Un combat pour lequel ces familles auraient, plus que jamais, besoin d'aide. »

Elle reproche alors aux psys (du moins à ceux d'entre eux qui interviennent dans les media) de ne pas prendre la mesure du retentissement de la crise, de ses conséquences psychologiques sur les individus :


« Ce silence assourdissant et généralisé sur les souffrances provoquées par la crise économique, sur la crise psychologique qu'elle a engendrée et qu'elle continue d'engendrer, n'a pas seulement des conséquences individuelles. Il a aussi des conséquences politiques.
Dire à quelqu'un (comme devraient aujourd'hui le dire publiquement les « psys ») : « Ce n'est pas vous qui êtes malade, c'est le monde qui l'est. Il vous fait payer sa maladie, c'est pour cela que vous allez mal. Et si vous ne supportez pas ce que vous avez à vivre, ce n'est pas parce que vous êtes fragile, c'est parce que c'est invivable », c'est lui dire qu'il n'est pas la cause de son problème. Qu'il n'a donc pas à se mépriser, à se détester, à se considérer comme un ennemi. Qu'il ne doit pas se laisser abattre, qu'il doit se battre. »

Elle s'attaque, notamment, à la « psychologie positive » :

« Les hommes et les femmes victimes de la réalité sociale de notre époque sont aujourd'hui, comme les hommes et les femmes prisonniers des inondations de notre exemple, confrontés à une situation réellement dangereuse. Ils savent qu'ils peuvent être, à tout moment, submergés. Non pas par une montée des eaux, mais par des problèmes matériels inextricables dus à la crise.
Dès lors, quel sens cela peut-il avoir de leur conseiller de « positiver » leur appréhension de leur situation, d'en chercher le bon côté ? Oserait-on demander à un enfant qui n'aurait, pour tout goûter, qu'une tartine sans beurre ni confiture de chercher, pour s'en réjouir, le meilleur côté de cette tartine.
Quel sens cela peut-il avoir de les encourager à savourer l'instant ? Peut-on savourer l'instant quand on sait que l'on risque, à tout instant précisément, de se noyer ? »

Vous l'avez bien compris, ce livre invite à la réflexion et au débat. Je vous en recommande la lecture, et pourquoi pas la traduction ?

Rachel Mihault