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mercredi, mai 07, 2014

"Prières nocturnes" de Santiago Gamboa

Prières nocturnes – Santiago Gamboa, Métailié, 2014.
Parmi de nombreux auteurs, la Comédie du Livre 2014 accueillera prochainement le colombien Santiago Gamboa. Pour préparer sa venue, notre Comité de Lecture a dévoré son dernier roman traduit en français, Prières Nocturnes, paru aux Editions Métailié. Cet auteur nous le connaissons bien sur ce blog : vous trouverez notamment deux notes de lecture concernant "Perdre est une question de méthode" qui datent de 2012...


L'histoire que nous raconte aujourd'hui Santiago Gamboa nous entraîne très vite au delà de la Colombie... Le voyage est passionnant et multiple : la géographie aussi bien que les milieux décrits forment un ensemble varié qui nous tient en haleine... Le récit captive jusqu'au bout !
Manuel, un jeune colombien, se retrouve emprisonné à Bangkok, piégé pour trafic de drogue, et risque la peine de mort. Le consul de Colombie est chargé d'assister l'accusé et tente de comprendre comment un étudiant en philosophie bien sous tout rapport se retrouve dans cette situation. « Ça ne va pas être un roman noir. Vous allez être étonné. Ce sera un roman d'amour. Je vous expliquerai pourquoi. » déclare Manuel au consul lors de leur première rencontre. Il apprend rapidement que le jeune homme était en fait à la recherche de sa sœur Juana qui s'était évaporée trois ans plus tôt en Colombie et dont il venait de retrouver la trace au Japon. Le narrateur de cette histoire est donc le consul, même s'il laisse longuement – durant des chapitres entiers - la parole aux deux autres protagonistes de l'histoire, et il reprend à son compte la recherche de Juana. Cette histoire nous emmène de Bogotá à Bangkok en passant par New Delhi, Tokyo et Téhéran.
L'histoire est assez simple, mais sa richesse et son foisonnement sont révélées dans le récit des circonstances qui ont entouré et abouti aux événements qui rythment le récit. La vie quotidienne à Bogotá et la mentalité des différents groupes sociaux que l'on rencontre au cours du récit sont assez précisément décrites : la classe moyenne modeste très à cheval sur les apparences, la classe supérieure menant impunément une vie de débauche, les magouilles et petits arrangements – et les trahisons ! - entre amis des milieux proches du pouvoir politique et des cartels, les milieux étudiants et les caractéristiques de chacun des établissements d'études supérieurs, l'underground de la prostitution, les milieux des parents et proches de disparus et leurs actions désespérées pour retrouver trace de leurs proches évanouis dans la nature... Tout cela brosse un portrait sociologique de la ville assez passionnant !
Pour vous en convaincre voici quelques extraits...
Par exemple, au bas de la page 215 et p. 216, Juana raconte sa jeunesse et le comportement de ses parents après l'arrivé de Uribe au pouvoir :
« Dans beaucoup de régions, à commencer par Córdoba, où le Souverain avait sa fermette, on a crié à tue-tête : Vive les milices d'Autodéfense Unie de Colombie ! Vive le président Uribe ! Vive le progrès et la pacification ! Et surtout : Vive la Colombie, putain ! Et encore plus haut, au-dessus de tout : Vive la Vierge Marie, putain !
Mes parents étaient comme ça, monsieur le consul. Deux particules de cette masse galvanisée. Rien n'unit mieux que la haine, c'est comme la peur. Chercher une protection et en faire quelque chose de durable, un hymne martial qui parle de morts et de batailles et s'installe dans l'âme. Chaque fois qu'il se passait quelque chose d'important ou de grave, c'est à dire tous les jours, mes parents disaient : « Nous devons soutenir notre président ! » Le mot « président » a remplacé beaucoup d'autes mots : père, gourou, leader, chef, bienfaiteur, sauveur, libérateur, dieu. Chaque fois qu'il échangeait des insultes avec un dirigeant d'un autre pays voisin, ils disaient : « Nous sommes fiers de notre président ! » Il aurait pu pisser sur le pays depuis un hélicoptère et le pays aurait continué à l'adorer. Il aurait pu hurler au sommet du pic Cristóbal Colón, à 5 800 mètres, « salauds de Colombiens ! », les gens se seraient mis à genoux, prosternés, en demandant pardon. »
Il y a aussi quelques perles qui ont frappé mon imagination ! Les voici...
Page 95
« Tu te rends compte que tu es un écrivain quand ce qui voltige ou brille dans ta tête t'empêche de te concentrer, de lire, de regarder un film, d'écouter ce que disent les autres et même ton professeur ou ton meilleur ami. Quand ta petite amie s'écrie : tu ne m'écoutes pas !, qu'elle claque la porte et s'en va, que tu t'exclames, quelle paix et que tu reprends le fil de tes pensées. C'est un soulagement quand les êtres chers nous quittent. Si ce qui se passe dans ta tête est plus puissant que ce qu'il y a à l'extérieur et que cela se traduit en phrases, alors tu es un écrivain. Si tu n'écris pas, la vérité, c'est que tu dois y réfléchir et c'est ce que tu as de mieux à faire. Si on est écrivain, c'est bien pire quand on n'écrit pas. La mauvaise nouvelle, par les temps qui courent, c'est qu'on peut dire aussi que tu es mal barré. »
Page 159
« Tokyo est le futur de Tokyo.
Dans ce genre de voyages, j'ai recours à la littérature, à ce que d'autres ont écrit et pensé. Les livres et la poésie sont mon Lonely Planet. »

En ce qui concerne les rapports à l'histoire, en dehors de l'analyse de l'histoire très contemporaine de la Colombie des années Uribe, Santiago Gamboa évoque l'histoire des guerres mondiales et des démocraties vue par Monsieur Echenoz, un vieil européen, mentor de Juana, qui a une vision très cynique et très individualiste des choses de la vie.
A ce propos, il relativise notamment la violence de la Colombie en faisant remarquer que les pays européens se sont faits des guerres très meurtrières pendant deux mille ans avant d'atteindre la paix et qu'à âge équivalent, les pays d'Amérique Latine sont sans doute déjà beaucoup moins violents.
Page 220
« Quand les nations d'Europe avaient l'âge de la Colombie, elles étaient ennemies et chaque fois qu'elles s'affrontaient, des fleuves de sang coulaient, des lagunes, des estuaires, des baies de sang. La dernière guerre européenne a fait cinquante-quatre millions de mort. Tu trouves que ce n'est pas violent ? Ne l'oublie jamais. Dans la seule prise de Berlin par les troupes russes, qui a duré deux semaines, il y a eu plus de morts qu'en un siècle de conflits en Colombie, alors ôte-toi cette idée de la tête, ce n'est pas un pays particulièrement violent. Mais il est d'une grande complexité, il a été brutalisé et, ce qui est pire, armé. Il possède des richesses, une situation géographique remarquable, et cela finit toujours par exploser. La violence fait partie de la culture, de l'histoire, et de la vie des nations. De la violence naissent les sociétés et les périodes de paix, c'est comme ça depuis la nuit des temps, la Colombie est à mi-chemin de ce processus et je t'assure qu'elle va y arriver plus rapidement et avec moins de sang qu'en Europe. »
« La politique n'est pas la raison mais la façon de franchir le pas pour passer à l'attaque. Les idéologies ne sont que des prophéties autoréalisatrices. La force brute est l'argument le plus utilisé par l'homme dans son histoire, quelle que soit sa culture, et dis-toi bien qu'on ne fait rien ici qui n'ait pas déjà été fait ailleurs, et pour les mêmes raisons. Ce qui se passe aujourd'hui en Colombie est au fond le résultat d'une formule imposée. Sais-tu quel est le nom contemporain de la perversité ? La démocratie. »


Bref, ce nouveau roman nous prouve que Santiago Gamboa tient ses promesses : les histoires qu'il nous raconte nous intéressent parce qu'il nous permet d'entrer en contact très étroit avec les motivations de ses personnages et parce que, sous le couvert de la narration, il nous fait découvrir des milieux et des contextes historiques dont nous ne connaissons que des bribes... A lire !
Et pour faire connaissance avec l'auteur, rendez-vous à la Comédie !

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