(Article précédemment publié sur le site de la Cause Littéraire dont Marc le Collecteur est également contributeur !)
L'opus 77 qui est au centre de ce
récit, c'est le 1er concerto pour violon de Dimitri
Chostakovitch (aussi connu sous le numéro d'opus 99). Une œuvre que
le compositeur, tour à tour réprouvé et honoré par le régime
stalinien, composera dans une période pour lui sombre, en 1947-48 et
qui sera créé en octobre 55 par le violoniste David Oistrakh et le
chef Evguéni Mravinski. Pour autant ce n'est pas de Chostakovitch
dont il est question dans ce 10e opus publié par Alexis
Ragougneau (5 textes de théâtre et 5 romans).
Opus 77 nous introduit dans les
secrets de famille d'un chef d'orchestre prestigieux, ancien
pianiste, et dont la fille est aussi une pianiste de 25 ans dont la
carrière internationale s'ouvre et s'annonce des plus remarquables,
guidée par un imprésario de talent. Le récit s'ouvre sur les
obsèques du père, Classaens, chef de l'Orchestre de la Suisse
romande. Sa fille, doit jouer une pièce pour piano avant de débuter
la cérémonie, elle ne sait pas vraiment quoi jouer, après avoir
passé ces derniers jours au chevet de son père agonisant. Contre
toute attente, du moins pour le public présent, Ariane Classaens ne
choisira pas une pièce convenue mais s'attaquera à la version pour
piano du fameux concerto opus 77, pour violon et orchestre. Pourquoi
cette œuvre précisément à ce moment ? Secret de famille !
Secret et surtout silence. Silence du frère qui aurait pu être un
grand violoniste. Qui l'a été quelques instant avant que tout
s'arrête. Jusqu'à ce que jouer devienne impossible.
Dans la famille Classaens il y a
d'abord eu le père. Pianiste puis bientôt chef d'orchestre. Chef
titulaire de l'Orchestre de la Suisse romandei.
Artiste ambitieux, soucieux d'être reconnu, il tient de l'ogre qui
se nourrit de ceux qui l'entoure. Il incarne son propre nom.
Il y a bien sûr la mère, Yael,
cantatrice découverte et révélée par le père lors d'une tournée
en Israël. Yael dont la carrière ne se réalisera jamais, en bonne
partie sacrifiée sur l'autel de la gloire familiale.
Après vient le fils, David. Celui qui
se détournera de son Goliath de père pour mieux l'affronter,
refusant précocement la carrière de pianiste dans laquelle son père
le rêvait pour s'aventurer dans l'art du violon.
Enfin vient la petite sœur, témoin
silencieux des drames familiaux. Séduisante, on le lui a trop dit,
rousse et froide, secrète, distante, révoltée et déterminée...
Il y a sans doute chez elle quelque chose de ses personnages féminins
qu'affectionnait Hitchcock, même si pour sa part, elle se réfère
plutôt à Buster Keaton, l'acteur le plus expressif de tous les
temps (…) parce que son jeu dépasse la mimique et le cabotinage.
Dans la famille Classaens, tous
portent, supportent, le nom du père. Pour survivre chacun doit
tenter de faire exister son propre prénom, autant que cela est
possible. Exister et survivre dans un monde écartelé à la musique
et le spectacle. Entre l'authenticité, la sincérité absolue que
peut exiger l'art et les simulacre permanents de ce qu'il faut bien
appeler, au sens le plus élémentaire, la société du spectacle, où
le paraître tend à se substituer aux être réels. A les effacer.
Voire les détruire.
Nous sommes dans l'univers de la
musique classique, où les pauses (ces indispensable temps de silence
qui entoure la musique et lui permette de vivre) le dispute aux
poses, au glamour de la scène et des objectifs, des couvertures de
magazine (spécialisés ou pas, cela ne change pas grand chose). Cela
pourrait aussi bien être le cinéma, le théâtre ou la littérature,
les médias, l'entreprise... Jeux d'apparence et enjeux de pouvoir
qui peuvent être mortifères, quand ce n'est pas mortels.
En cela, Opus 77, a quelque chose d'un
roman noir, un genre dans lequel Alexis Ragougneau s'est aussi
aventuré. Mais Opus 77 ne trahit pas sont titre et est aussi,
surtout, un roman "musical". Du concerto de Chostakovitch
il suit en la modifiant légèrement la structure en
mouvements/chapitres dont il reprend les titres : Nocturne,
Scherzo, Passacaille, Cadence et Burlesque. La cadence, qui se
révélera moment clé du récit, devient ici un chapitre à part
entière alors qu'elle est intégrée au 3e mouvement dans
l’œuvre musicale.
Un récit où chaque moment de lumière
joue avec l'ombre et l'obscurité, où l'une et l'autre ne cesse de
jouer, de se compléter, de se mettre mutuellement en évidence. Ce
magistral roman, aux tempi et nuances qui fluctuent au gré de la
partition, est aussi une initiation aux secrets de la musique, à ses
beautés et terrifiantes grandeurs, qui peut s'adresser à chacun,
mélomane ou pas, et qui prend parfois des allures d'impitoyable jeu
de massacre du monde du spectacle, des apparence et du prestige.
Marc Ossorguine
Né en 1973, Alexis
Ragougneau écrit d'abord pour le théâtre. C'est ensuite avec du
polar qu'il aborde le monde romanesque, un genre qu'il dépasse bien
vite pour une écriture ambitieuse et maîtrisée, explorant et
restituant des mondes différents (la France du lendemain de la
guerre, le monde de la musique classique et des scènes
internationales) qui restent emprunt d'une certaine noirceur. Ses
romans sont publiés aux éditions Viviane Hamy.
iUn
des premiers orchestres européens qu'ont dirigé bien des grands
chefs qui n'étaient pas des personnages de roman, depuis Ernest
Ansermet qui le fonda à l'issue de la première Guerre mondiale et
en tiendra les rênes pendant un demi-siècle, jusqu'à Jonathan
Nott aujourd'hui, en passant entre autres par Paul Kletzki, Wolfgang
Sawallisch, Armin Jordan, Marek Janowski, Neeme Järvi...
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