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mercredi, février 12, 2020

"Opus 77" d'Alexis Ragougneaux (France)

(Article précédemment publié sur le site de la Cause Littéraire dont Marc le Collecteur est également contributeur !) 

L'opus 77 qui est au centre de ce récit, c'est le 1er concerto pour violon de Dimitri Chostakovitch (aussi connu sous le numéro d'opus 99). Une œuvre que le compositeur, tour à tour réprouvé et honoré par le régime stalinien, composera dans une période pour lui sombre, en 1947-48 et qui sera créé en octobre 55 par le violoniste David Oistrakh et le chef Evguéni Mravinski. Pour autant ce n'est pas de Chostakovitch dont il est question dans ce 10e opus publié par Alexis Ragougneau (5 textes de théâtre et 5 romans).

Opus 77 nous introduit dans les secrets de famille d'un chef d'orchestre prestigieux, ancien pianiste, et dont la fille est aussi une pianiste de 25 ans dont la carrière internationale s'ouvre et s'annonce des plus remarquables, guidée par un imprésario de talent. Le récit s'ouvre sur les obsèques du père, Classaens, chef de l'Orchestre de la Suisse romande. Sa fille, doit jouer une pièce pour piano avant de débuter la cérémonie, elle ne sait pas vraiment quoi jouer, après avoir passé ces derniers jours au chevet de son père agonisant. Contre toute attente, du moins pour le public présent, Ariane Classaens ne choisira pas une pièce convenue mais s'attaquera à la version pour piano du fameux concerto opus 77, pour violon et orchestre. Pourquoi cette œuvre précisément à ce moment ? Secret de famille ! Secret et surtout silence. Silence du frère qui aurait pu être un grand violoniste. Qui l'a été quelques instant avant que tout s'arrête. Jusqu'à ce que jouer devienne impossible.


Dans la famille Classaens il y a d'abord eu le père. Pianiste puis bientôt chef d'orchestre. Chef titulaire de l'Orchestre de la Suisse romandei. Artiste ambitieux, soucieux d'être reconnu, il tient de l'ogre qui se nourrit de ceux qui l'entoure. Il incarne son propre nom.

Il y a bien sûr la mère, Yael, cantatrice découverte et révélée par le père lors d'une tournée en Israël. Yael dont la carrière ne se réalisera jamais, en bonne partie sacrifiée sur l'autel de la gloire familiale.
Après vient le fils, David. Celui qui se détournera de son Goliath de père pour mieux l'affronter, refusant précocement la carrière de pianiste dans laquelle son père le rêvait pour s'aventurer dans l'art du violon.

Enfin vient la petite sœur, témoin silencieux des drames familiaux. Séduisante, on le lui a trop dit, rousse et froide, secrète, distante, révoltée et déterminée... Il y a sans doute chez elle quelque chose de ses personnages féminins qu'affectionnait Hitchcock, même si pour sa part, elle se réfère plutôt à Buster Keaton, l'acteur le plus expressif de tous les temps (…) parce que son jeu dépasse la mimique et le cabotinage.

Dans la famille Classaens, tous portent, supportent, le nom du père. Pour survivre chacun doit tenter de faire exister son propre prénom, autant que cela est possible. Exister et survivre dans un monde écartelé à la musique et le spectacle. Entre l'authenticité, la sincérité absolue que peut exiger l'art et les simulacre permanents de ce qu'il faut bien appeler, au sens le plus élémentaire, la société du spectacle, où le paraître tend à se substituer aux être réels. A les effacer. Voire les détruire.

Nous sommes dans l'univers de la musique classique, où les pauses (ces indispensable temps de silence qui entoure la musique et lui permette de vivre) le dispute aux poses, au glamour de la scène et des objectifs, des couvertures de magazine (spécialisés ou pas, cela ne change pas grand chose). Cela pourrait aussi bien être le cinéma, le théâtre ou la littérature, les médias, l'entreprise... Jeux d'apparence et enjeux de pouvoir qui peuvent être mortifères, quand ce n'est pas mortels.

En cela, Opus 77, a quelque chose d'un roman noir, un genre dans lequel Alexis Ragougneau s'est aussi aventuré. Mais Opus 77 ne trahit pas sont titre et est aussi, surtout, un roman "musical". Du concerto de Chostakovitch il suit en la modifiant légèrement la structure en mouvements/chapitres dont il reprend les titres : Nocturne, Scherzo, Passacaille, Cadence et Burlesque. La cadence, qui se révélera moment clé du récit, devient ici un chapitre à part entière alors qu'elle est intégrée au 3e mouvement dans l’œuvre musicale.

Un récit où chaque moment de lumière joue avec l'ombre et l'obscurité, où l'une et l'autre ne cesse de jouer, de se compléter, de se mettre mutuellement en évidence. Ce magistral roman, aux tempi et nuances qui fluctuent au gré de la partition, est aussi une initiation aux secrets de la musique, à ses beautés et terrifiantes grandeurs, qui peut s'adresser à chacun, mélomane ou pas, et qui prend parfois des allures d'impitoyable jeu de massacre du monde du spectacle, des apparence et du prestige.

Marc Ossorguine



Né en 1973, Alexis Ragougneau écrit d'abord pour le théâtre. C'est ensuite avec du polar qu'il aborde le monde romanesque, un genre qu'il dépasse bien vite pour une écriture ambitieuse et maîtrisée, explorant et restituant des mondes différents (la France du lendemain de la guerre, le monde de la musique classique et des scènes internationales) qui restent emprunt d'une certaine noirceur. Ses romans sont publiés aux éditions Viviane Hamy.


iUn des premiers orchestres européens qu'ont dirigé bien des grands chefs qui n'étaient pas des personnages de roman, depuis Ernest Ansermet qui le fonda à l'issue de la première Guerre mondiale et en tiendra les rênes pendant un demi-siècle, jusqu'à Jonathan Nott aujourd'hui, en passant entre autres par Paul Kletzki, Wolfgang Sawallisch, Armin Jordan, Marek Janowski, Neeme Järvi...

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