Dans
l’écriture créative tout comme dans l’essai argumenté, il y a
un sujet qui paraît toujours un peu problématique à aborder. Et
lorsque ce sont des femmes qui prennent la plume, euh pardon, le
clavier, ça semble même encore un peu plus compliquer la donne…
Ce sujet : la maternité. Elles sont à la fois les mieux
placées pour en parler, et très agacées d’être presque
systématiquement questionnées sur la particularité féminine de
leurs sujets d’écriture, voire de leur manière d’écrire...
Mais
ces dernières semaines, j’ai eu le plaisir de faire deux lectures
passionnantes et jubilatoires et qui se rejoignent sur ce thème-là
assez essentiel à tout…… à l’humanité, à nos vies
personnelles, à nos sociétés, au présent, à l’avenir…..
bref… sur ce sujet central à nos vies.
Dans
l’ordre inverse de mes lectures donc…
D’abord
« La Femme brouillon » d’Amandine Dhée, publié tout
récemment à La Contre Allée… Dans ce livre, Amandine Dhée
témoigne du tourbillon dans lequel l’a projeté la maternité, de
l’avant à l’après naissance… Elle nous parle des étonnements,
des contradictions, des injonctions en tout genre qui nous sont
faites et que l’on se fait soi-même à notre insu… Je passe au
nous parce que bien évidemment, une lectrice femme va forcément s’y
retrouver !!! En tout cas, moi, j’ai plongé avec elle !
Et son écriture est si vive et si piquante que c’est un vrai
délice ! Les lecteurs hommes nous diront ce qu’ils en
retirent, mais à coup sûr, ils seront sans doute surpris et
interpellés par la complexité émotionnelle et rationnelle de cette
situation dans laquelle donner la vie et la protéger nous plonge…
C’est vraiment très très bien décrit ! Le mieux est de vous
proposer mes morceaux choisis (tout en bas)… Mais n’hésitez pas
à vous laisser tenter par le texte intégral : il en vaut
largement la peine !!!
Et
ce texte irremplaçable d’Amandine Dhée, il a pour moi fait un
très fort écho à un autre livre lu quelques semaines avant… Un
essai cette fois.
« L’accouchement est politique : fécondité, femmes en travail et institution »
de Laëtitia Négrié et Béatrice Cascales, paru aux Éditions de
l’Instant Présent fin 2016…
Dans
cet essai très complet, les deux auteures nous invitent à faire un
état des lieux de la prise en charge des femmes enceintes.
Dès l’utilisation de ce premier terme, on se rend compte qu’il y
a un problème en fait… En effet, elles démontrent avec précision
comme les femmes se retrouvent chosifiées et très souvent exclues
des décisions qui les concernent pourtant directement au premier
chef… Leur panorama est brossé au travers de trois parties :
« Qui maîtrise la fécondité ? », « La
fécondité : histoire d’une maladie pas comme les autres »,
et enfin « Féminisme et maternité, doit-on choisir ? »
« À
l’heure où certain.e.s s’offusquent de voir des corps
marchandisés par la GPA, technologisés par la PMA, et où la
première greffe de l’utérus vient d’être effectuée, peut-on
enfin réaliser que les corps des femmes qui accouchent sont
transformés en machine à enfanter depuis bien longtemps ? »
annonce la 4ème de couverture.
Et
dans sa préface, la chercheuse américaine en psychologie sociale,
Gail Pheterson, nous avertit :
« Ces
pages fourmillent d’exemples de sexisme manifeste qui, bien
entendu, suscitent l’indignation. L’originalité du livre et sa
force conduisent cependant à aller au-delà de la dénonciation des
insultes vulgaires et de la brutalité du traitement infligé aux
femmes, pour contester les normes institutionnelles en elles-mêmes.
Qu’elles soient mises en œuvre avec rudesse ou douceur, ces normes
sont abusives dès lors qu’elles amènent à traiter les femmes en
êtres biologiques dépourvus des facultés humaines de penser,
juger, parler et agir pour leur propre compte. On est ici devant un
formidable exposé de ce traitement normalisé en fonction des
idéologies sur la Nature des femmes et la Nature de la grossesse. La
grossesse reste perçue comme un état dangereux en soi, et les
femmes comme des créatures passives, ignorantes de ce qui leur
arrive et donc dépendantes de l’obstétricien chargé de « les »
accoucher. »
Elle
précise encore :
« L’effet
le plus caustique du livre vient peut-être de ce qu’il amène les
féministes, les femmes professionnelles de santé et les femmes en
travail à se confronter à la manière dont elles participent à
leur insu à des traitements nuisibles, tant socialement que
physiquement, pour les femmes enceintes. Les auteures attirent
l’attention sur le fait que depuis les années 1970 le féminisme
se focalise sur les moyens d’éviter une grossesse, par la
contraception ou l’avortement, comme si le refus de la maternité
était la seule réponse politique radicale. Pourtant, les femmes,
dans leur grande majorité, accouchent d’au moins un bébé au
cours de leur vie. Les féministes, accusent les auteures, mettent
ces femmes sur la touche du mouvement militant pendant leur
grossesse, comme si la mise en sommeil politique – et sexuelle –
accompagnait de façon endémique les femmes en train de couver leurs
œufs ou ceux d’une autre femme. »
Alors
voilà, c’est une lecture un peu plus ardue que La Femme brouillon,
forcément, mais le thème est finalement le même ; ces deux
livres sont donc bien complémentaires...
Laurence Holvoet
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Extraits de La Femme brouillon
« Lors d’une réunion
familiale, un cousin propose d’échanger ma place avec la sienne.
Comme ça vous pourrez parler de bébés, dit-il en désignant sa
compagne qui nourrit leur fille sur une chaise haute. En quelques
mots, il dresse d’invisibles frontières, celles qui désignent la
place des femmes et ce dont elles sont autorisées à parler. Est-ce
que j’ai fait tout ce chemin pour ça ? Discuter poupons entre
femmes pendant que les hommes picolent à côté ? Je lui en
veux à lui, et elle, je la méprise. Je voudrais qu’elle se
rebelle, lui jette son mouliné de poireaux à la gueule. A-t-elle vu
La Petite Voleuse ? Mon repas est gâché.
Le pire, c’est que ça m’aurait
plu de parler de maternité. »
« C’est psychologique, déclare
l’auxiliaire de puériculture, c’est psychologique, déclare la
sage-femme, c’est psychologique, déclare la pédiatre. Fières de
faire état de leurs connaissances en ce domaine, elles se promènent
dans mon inconscient comme dans un jardin public.
N’intellectualisez pas trop, insiste
la puéricultrice. Mon cerveau est devenu un ennemi, un truc
encombrant qui empêche d’accéder à ma nature profonde. Le
recours aux livres et aux idées est désormais obsolète. La
femme-lézard triomphe.
C’est des conneries, me dit une
amie. Une régression, cette histoire d’allaitement.
(…) Une soignante propose de poser
des feuilles de chou sur mes seins, pour décongestionner. Pourquoi
pas, au point où on en est, autant viser l’humiliation totale.
Elle se tourne vers le père. Vous
êtes d’accord monsieur ? »
« C’est dans ces gestes
anodins, répétés des milliers de fois, que s’imprime un message.
Que toujours ton corps compte.
Pour la première fois, je comprends
ce que cela signifie, avoir les mains dans la merde d’un autre.
Étrange comme on méprise ces gestes. Ce sont pourtant eux qui
peuvent prendre ou rendre la dignité. Je pense à toutes ces femmes
qui exécutent ces soins à la chaîne, dans l’indifférence
totale. Qui torchent, soignent, et nourrissent les vieux et les
malades. Peut-être passe-t-on notre vie à tenter d’oublier cette
idée. Quoiqu’il arrive, notre corps commence et finit entre les
mains des autres.
Arrivent alors les questions
vertigineuses. Comment m’a-t-on touchée, moi ? »
« Fini le temps mort, le temps
mou, pendant lequel la pensée s’étire et s’offre des surprises.
Le bébé se faufile dans le moindre interstice. Pire, les activités
en dehors de lui sont les interstices.
Je me dilue comme du lait en poudre.
Je ne m’appartiens plus. J’ai besoin de sortir du corps, de
stimuler mon intelligence. Sinon, comment tenir debout ? Je
tente d’écouter une émission de radio avec le bébé, je tente de
lire un roman avec le bébé. Ça ne marche jamais. Le bébé vortex
aspire tout.
Je lui en veux. Et j’ai peur. Ma vie
va-t-elle ressembler à un album de Petit Ours Brun ? »
« J’ai tellement vu de femmes
se faire avoir. Des couples soi-disant conscients, qui avaient
réfléchi, qui avaient déconstruit. Peut-être cela se joue-t-il
dans la torpeur des premières semaines ? Quand la femme joue à
la maman, et l’homme au papa. Quand chacun trouve refuge dans les
clichés auxquels il croyait avoir échappé. C’est lorsqu’on est
fragile que la norme nous agrippe le mieux.
(…)
Le travail gratuit et invisible des
femmes, cette merveilleuse manne. Un sujet ringard qui n’intéresse
personne, ni les hommes, ni les femmes au pouvoir qui se gardent bien
d’aborder des questions aussi mesquines. Pire encore, un sujet
qu’on croit réglé. La société nous piège tout le temps avec
les combats qu’elle s’imagine avoir gagnés.
Le plus surprenant c’est que les
mères de famille ne descendent pas dans la rue pour dénoncer cette
arnaque. »
« Surgit alors la mère parfaite
niveau 3, celle qui parvient à tout gérer, à concilier – quel
mot immonde, il n’y a que les femmes pour concilier – vie
sociale, familiale, professionnelle, montre en main, dents serrées.
Qui tente d’articuler dans un même discours la joie de rencontrer
son enfant avec les bases élémentaires de lutte contre le
patriarcat, et le tout avec très peu d’heures de sommeil. Est-ce
que je lui ai bien réglé sont compte, à celle-là ? »
« Heureusement que je n’ai pas
eu de petite fille. Elle aurait vu sa mère tenter de faire brûler
un caddie, se faire empoigner par des vigiles et emmener au poste.
J’en aurais fait une petite guerrière, l’aurait obligée à
porter un sabre avec sa tenue de princesse.
Tout m’agace. Ces gamines à qui on
demande de contrôler leurs mouvements, ré-ajuster leurs jupes,
ravaler leur corps. Ces hommes qui leur réclament des bisous, ces
plaisanteries sur les filles qui disent non quand c’est oui.
Pour les générations à venir, on
aurait pu ouvrir la fenêtre, aérer l’avenir, laisser entrer l’air
et la lumière. Mais c’est l’inverse qui se produit. »
Extraits de L’Accouchement est
politique
« Dans une correspondance
asymétrique propre au système de genre, le « devenir homme »
de l’après-patriarcat est moins marqué par l’ambivalence que
par une ambiguïté qui permet de jouer sur tous les tableaux sans
avoir à s’engager dans un sens ou dans l’autre. Tout comme les
filles et les femmes, les garçons et les hommes défendent le
principe d’égalité au nom des valeurs de l’individu (« il
n’y a pas de raison de faire des différences ») mais du fait
de leur socialisation spécifique ils se déclarent incompétents
dans les domaines traditionnellement féminins qui à leurs yeux font
« toute la différence » entre la masculinité et la
féminité, tout en demandant à voir la manière dont les filles et
les femmes prétendent être aussi bonnes que les garçons et les
hommes dans les domaines traditionnellement masculins – quitte à
le reconnaître lorsque certaines y parviennent, parfois même mieux
que les hommes. Comme l’a montré Jean-Claude Kaufmann, il suffit
pour les garçons et les hommes de s’en tenir à l’inertie dans
le partage des tâches et des compétences domestiques pour que les
inégalités s’actualisent en leur faveur : les femmes
découvrent qu’en s’agaçant continuellement des inégalités
conjugales et des incompétences masculines elles menacent
l’existence même du couple et les plaisirs des sentiments
amoureux. (J.C. Kaugmann, La Trame conjugale). D’où
l’attitude ambiguë des hommes vis-à-vis des inégalités de
genre : ils peuvent être volontaires pour partager certaines
tâches et relations typiquement féminines sans que cela nuise à
une masculinité devenue antimacho, mais à la condition que cela
n’entrave pas leur autonomie, leurs projets, leurs ambitions, leur
tranquillité. »
Dans une sous-partie intitulée
« Travail sexuel et reproductif et continuum de l’échange
économico-sexuel : des concepts réunificateurs » et
à propos d’un salaire pour le travail ménager :
« « (…) L’idée
était de revendiquer un salaire pour le « travail »
ménager, quelle que soit la personne qui l’exécute, ce qui
ouvrait la possibilité aux hommes d’effectuer ce travail et d’en
recevoir un salaire, « dégenrant » ainsi la
revendication. Il ne s’agissait donc pas de réclamer un salaire
« à la ménagère » comme les opposantes se plaisaient à
l’exprimer pour en montrer « l’essentialisme »
présumé. Le contraire était visé : l’idée avancée dans
la revendication était de salarier un travail, et non une prétendue
« nature ». Il s’agissait de couper le cordon ombilical
reliant femme et travail ménager »
Nous voyons ici à nouveau comment les
« soupçons d’essentialisme » (comme ceux d’aliénation)
surgissent presque « instinctivement » au sein des
mouvements féministes dès lors qu’émergent des revendications
pour de meilleures conditions d’exercice concernant des tâches
qui, si elles relèvent d’assignations genrées, sont nécessaires
au bon fonctionnement de la vie familiale, relationnelle,
professionnelle, économique et sociale, ce qui amène Louise Toupin
à ajouter : « Je mentionnerai encore une autre
spécificité de ce courant, qui écarte celle-là, l’accusation
d’essentialisme qu’on a pu accoler à la stratégie du salaire au
travail ménager : sa définition des femmes. Les femmes y sont
définies non par leur biologie, mais par leur travail commun. C’est
le socle commun de leurs différents rôles. Elles sont les
« ouvrières de la maison ». Ce travail se situe bien
au-delà des tâches matérielles généralement englobées dans
l’expression travail ménager. Il consiste en l’ensemble des
activités, matérielles et immatérielles, par lesquelles la vie est
reproduite. On parle ici du travail consistant à fournir à la
société des personnes qui peuvent fonctionner jour après jour, à
renouveler et à restaurer la capacité de travail des individu-e-s.
Il s’agit, en réalité, d’un travail de reproduction sociale. Il
était bien entendu que ce travail se déclinait fort différemment
selon les classes, les « races », et les appartenances
culturelles des femmes, mais partout, ce travail était construit
comme étant « féminin ». »
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