dimanche, janvier 05, 2025

"La femme minérale" de Nathalie Bénézet (France)


C'est une très courte lecture de 100 pages très fluide, agréable et captivante.

Pourtant, j’étais un peu réticente en commençant ce livre qui a été présenté par Nathalie Bouly (intervieweuse littéraire et Collectrice) et Nathalie Bénézet (l’autrice) au Gazette Café le 27 novembre dernier. J'étais réticente non pas parce que le thème manque d’intérêt mais plutôt parce qu’il s'agit de misère humaine et que j'avais le sentiment de ne pas avoir besoin de ça en ce moment (!...).

Mais, curieuse quand même, j’ai commencé hier soir… et terminé ce matin ! Parce que, cette réticence a été très vite balayé par l'habileté incroyable de Nathalie Bénézet qui évoque avec une simplicité et un profond respect cette misère et surtout celles et ceux qui en sont victimes.

Le fond de l’histoire est bien la misère relationnelle et sociale mais le cœur de l’histoire c'est le récit d'une phase de transition dans la vie d’une femme qui, un peu perdue, décide tout à coup de suivre ses intuitions même très étranges. De retour d’un très long séjour en Asie, elle s’installe provisoirement dans la maison de famille inhabitée et d’habitude plutôt réservée aux breaks et aux vacances. Sans savoir pourquoi, elle est interpelée et accrochée par la lecture d’un très court article d'un journal local relatant la fin d’un procès, celui d'un couple accusé de maltraitance envers ses deux enfants et déchu de ses droits parentaux. Elle se retrouve alors plus ou moins en train d’enquêter pour les retrouver. En chemin, elle rencontre l’avocat, puis le couple, puis la cour d’appel, puis son propre père.

Ce récit, avec ses allures d'enquête, met en évidence que les rencontres même les plus improbables font toujours bouger les lignes de part et d'autre de la relation. Ici, la narratrice est présente, c'est tout. Son soutien est tangible mais pas nécessairement déterminant dans le dénouement du procès d'appel ; en revanche, cette rencontre, cette relation l'amène, elle, à trouver une force nouvelle pour dénouer un morceau de son histoire intime.

Nathalie Bénézet est, depuis la fin des années quatre-vingt, volontaire à ATD Quart Monde en France et à l’étranger, et elle a toujours côtoyé les plus pauvres ; en 2007, elle fait un pas de côté et se consacre désormais aussi à l’écriture. « La femme minérale » est son troisième roman.

Laurence Holvoet

"La femme minérale" de Nathalie Bénézet. Éditions Maurice Nadeau, 2024. 111 pages.

 

Trois extraits :

Page 67

« J’ai pensé à Igor, à cette espèce de certitude que j’avais eue au moment de sa mort. J’avais cru que je n’aurais plus la force d’aimer comme ça. Je sentais que ça venait de plus loin que le chagrin. Comme une chose incontournable. Et c’est vrai qu’ensuite, je n’avais eu que quelques tendresses, par-ci par-là, de celles qui n’obligent à rien. Ça m’aidait à vivre, même s’il m’arrivait régulièrement de croire que je n’étais pas tout à fait normale puisque je ne savais pas vivre comme les autres. C’est drôle cette croyance qu’il existerait une façon normale d’être au monde. On a beau ne pas souscrire à cette idée, se dire que non, que chaque destin est singulier, le poids du monde existe.

Cette nuit-là, j’ai réfléchi à cet espace si étrange que la solitude creuse en nous. Ça ressemble à une sorte de disponibilité au monde. Je me suis dit que ça a sûrement à voir avec la perte. Que c’est précisément au creux du manque, alors même que l’existence semble se rétrécir, que quelque chose s’élargit au fond de l’être. En dehors de toute volonté. Comme si perdre obligeait à créer et que toute une mécanique se mettait en branle. Une mécanique propre au vivant, une sorte d’ardeur increvable, comme une fronde joyeuse qui fait la nique aux rétrécissements et ouvre sans cesse au large. J’en étais là quand un oiseau m’a chié sur la tête. Le jour se levait. Je suis rentrée pour me glisser dans un bain chaud. »

Page 73

« Bizarrement, c’est à ce temple* que j’ai spontanément pensé en entrant dans ce vieux palais de justice. Peut-être parce qu’il me paraissait ridicule qu’un lieu si traversé d’histoires soit si nu et si froid, dédié au seul rituel du jugement. J’ai déjà ressenti ce même abandon dans des lieux de culte en Occident, superbes, désertés pourtant et presque morts. Pourquoi cette obsession, de ce côté-ci du monde, de séparer tant les choses ? Le quotidien du sacré, l’ordinaire du sublime… Pourquoi pas un marché à la porte du palais ? J’aurais tant aimé, à ce moment-là, dans l’état où nous étions, que ce lieu soit grouillant de vie, de gestes de travail, foisonnant d’intelligence et de sublime. De tels murs auraient pu abriter bien des œuvres et être parcourus, du moins par endroits, de rayonnages de poésie, de philosophie et de théâtre, de casques diffusant les plus beaux opéras du monde… que sais-je ? Il me semblait que pour avoir un bon discernement, pour se donner les moyens de la justice, il valait mieux s’entourer du meilleur. Je ne comprenais pas ce grand vide habité de toutes ces angoisses singulières qui tournent en boucle et saturent les corps. Une chorégraphie de buto, là, au milieu de tout ce tragique, ou quelque chose qui donne du souffle, de la lumière, l’envie d’être meilleur. Mais mon avis n’avait pas d’importance. »

* Ndr : Un temple taoïste quotidiennement plein d’une foule et d’activités humaines multiples décrit juste avant.

Page 91

« Le procureur :
— Monsieur le Président, après ce que nous venons d’entendre, je voudrais revenir sur ce que j’ai dit tout à l’heure.

À ce moment-là, je me souviens très bien qu’il a marqué une pause et qu’il a regardé longuement la salle. Il nous dévisageait. Il prenait son temps. À nouveau nous étions tous suspendus à ses lèvres. Cet homme avait une présence si considérable qu’il me semblait que quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, il emportait l’adhésion. Je soupçonnais d’ailleurs que, même en désaccord avec ses propos, on restât un long moment sous l’influence de ce que dégageait sa personne au point de se plier, en tout cas momentanément, à l’orientation qu’il donnait aux évènements. Je craignais le pire et je regrettais amèrement qu’il voulût à nouveau prendre la parole. Je pensais à la corrida, à ces toreros magnifiques qui donnent le coup fatal avec une élégance terrible. Quelque chose en moi résiste aux gloires bruyantes et les classe d’emblée du côté des lâchetés. J’ai toujours cru le courage plus souterrain, plus fraternel, étrangers à l’esprit de domination et aux rabaissements. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !