Affichage des articles triés par date pour la requête bourdon. Trier par pertinence Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par date pour la requête bourdon. Trier par pertinence Afficher tous les articles

vendredi, décembre 01, 2023

"Orinoco" de Daniel Bourdon (France, Venezuela, Colombie)


"Orinoco, relation de la très longue et aventureuse conquête de l'Orénoque dont la source resta cachée jusqu'au milieu du siècle qui précéda le nôtre.", c'est le titre et sous-titre de ce petit livre intrigant.

Parce que "Orinoco" est un objet littéraire intéressant. Je l’ai découvert et lu parce que Paula Cadenas, amie de l’auteur et co-lectrice, aimerait l’inviter pour les Collecteurs.

C’est un travail de recherche sur la découverte, entre le 15e et le 21e siècle, des sources de l’Orénoque. Ça parle de grandes aventures, de mythes, de conquistadores. Et c’est en fait un voyage dans le monde des livres, des récits, de la fabrication de l’histoire, des histoires.

vendredi, décembre 23, 2016

"Le nuage d'obsidienne", de Eric McCormack (Ecosse)

Né en Ecosse en 1938, Eric McCormack a émigré au Canada en 1966. Spécialiste du XIXe siècle et de littérature contemporaine, il enseigne à l'université Saint-Jérôme dans l'Ontario. Il est l'auteur de quatre autres romans parus chez Christian Bourgois. Le nuage d'obsidienne est paru en anglais en 2014. Et dans sa traduction française en 2016. A noter que le nom du traducteur n'apparaît pas dans la publication ...

Le titre de ce livre m'a attirée car j'ai chez moi plusieurs objets en obsidienne, souvenirs du Mexique que j'aime beaucoup !

dimanche, juin 17, 2012

Découvrons Rafael Cadenas avec Daniel Bourdon...

L’incessante confrontation
(Rafael Cadenas et l’autre)

Daniel Bourdon*

Rafael Cadenas est poète, mais il est aussi bien lutteur. Cet homme ne cesse de se battre. Avec le soi, avec les mots, avec le monde. On me dira que c’est le lot de tout poète. Certes, mais ils ne sont pas légion ceux qui mettent autant d’énergie dans ce combat incessant, quotidien, épuisant, dont l’issue reste toujours douteuse et qu’inlassablement il leur faut réitérer. Que le poète soit insaisissable pour lui-même et qu’il doive construire son identité en assemblant à joints vifs ces pierres que l’on appelle des mots n’étonnera personne, c’est là monnaie courante et après tout c’est son métier. Mais qu’il doive se débattre contre une multiplicité apparemment originelle est moins commun. Le cas le plus fréquent est que l’on naît entier et qu’on se multiplie ensuite. La situation de Cadenas est à l’inverse : naissant d’emblée multiple, héritant d’une cohérence éparpillée, diffuse, éclatée en morceaux et ne s’y retrouvant pas, s’il veut parler d’une seule voix il lui faut constamment se rassembler. Il y a quelque temps, j’avais coutume de me diviser en d’innombrables personnages.i

Dans le meilleur des cas notre homme est simplement scindé en deux. Mis en présence de l’autre, de cet autre qui lui est propre, irrémédiablement sien, il ne sait discerner qui des deux conduit le bal. Est-ce l’autre, est-ce lui ? D’ailleurs qui est cet autre dont il est peut-être seulement l’ombre portée ? Est-ce celui-là qui le poursuit, le persécute, l’accule, le transperce de ses questions, de ses reproches et à qui il choisit de faire droit en lui donnant raison systématiquement ? Tous les deux nous nous regardons sans comprendre… Si tous deux nous étions réels, nous ne nous poursuivrions pas jusqu’à épuisement… Sans le vouloir nous nous confondons, nous entremêlons, nous enchevêtrons. Nous allons même jusqu'à nous perdre de vue et ne plus savoir qui, des deux, poursuit l’autreii. L’autre est-il vraiment cet autre ?

Cet ennemi intime qu’il soigne et qu’il nourrit peut à la fin tout de même l’excéder. C’est rare, mais cela lui arrive. Le poète se résout alors à aller contre son tempérament. Je ne suis pas très doué pour le combatiii. Il se force. Se résigne à l’affrontement. Il attrape l’adversaire, le bat, le tord, le coupe en deux du tranchant de la main, mais en fin de compte le vaincu lui glisse entre les doigts et s’évanouit à la manière d’un mirage. Mais lui n’est nulle part et je me désespèreiv.

Le poète regarde ses mains vides. Son adversaire s’est joué de lui. Le combat n’a servi de rien. Restent les exorcismes. La multiplicité se jetait sur moi. Et je la conjuraisv. Le poète ne peut pas annuler la dispersion mais sa voix, pour autant qu’elle veuille bien lui être fidèle, peut tenter de la conjurer. Le poème se met en œuvre. Il conjure, exorcise, recompose, à l’aide des quelques outils que l’auteur sait manier – des mots coupants, comiques, rudes, qu’il lance contre les ombres qui ne le quittent pas. Je sais me réunir patiemment, en usant de rudes procédés de montage.vi. Entreprise de longue haleine à ses commencements : c’est à la pénultième page de Los Cuadernos del destierro que l’auteur peut enfin écrire : J’ai recouvré mon nomvii.

Il retrouve son nom après avoir convoqué les mots et bâti sa défense. Non sans mal car la tâche est rude. Les mots ont été abîmés à force d’avoir servi à tout, certains sont hors d’usage depuis longtemps. Le poète doit faire en sorte que chaque mot porte ce qu’il ditviii. Après la langue de Los Cuadernos del destierro (Les cahiers de l’exil) qui était, en 1960, une langue riche, au rythme convulsif, Falsas Maniobras (Fausses manœuvres) en 1966 est écrit dans un langage simple, modeste, économique. J’ai incendié les faux témoignagesix.Je tremble quand je crois me falsifierx. Voix ancienne, tu occultais la routexi. Changement radical. Cette fois, nulle recherche dans les mots ou, plus exactement, une seule recherche, celle d’une précision clinique. C’est que l’opération est délicate, qui consiste à juxtaposer, tout en se défiant d’eux, des mots banals pour à partir de leur simplicité - de leur fausse naïveté - restituer l’extraordinaire. C’est-à-dire l’effrayante complexité de l’ordinaire.

Cadenas, du reste, a dénoncé dans un essai la faillite du langage face à laquelle il défend une morale de la parole. Une position éthique autant que poétique. Son souci est profond : Quelle langue livrera les trésors sans les toucher ?xii Réalité, une miette de ta table me suffitxiii. Il rêve de rendre compte de ce que le langage peine à ne pas travestir. Réalité, instant, ou ce qui resplendit – qui vient de resplendir. Il s’achemine vers l’instant… Il congédie l’irréalitéxiv. La langue peut-elle mettre en présence de la réalité d’avant le mot, peut-elle dire l’instant qui met la parole en mouvement ? Immédiatement, non, car La parole n’est pas le lieu de l’éblouissement, mais nous insistons, nous insistons, personne ne sait pourquoixv. Mais peut-être de biais. Il faut ruser pour user des mots simples.

Non loin de là, à l’écart du poème, dédaigneux de la langue qu’il maltraite car il est avant tout bavardage, hâte désordonnée, paraître, agression, le monde trône en masquant le réel. A l’époque des Cuadernos del destierro, Cadenas n’hésite pas pour le restituer à élever la voix. Il recourt à l’imprécation, à quoi l’autorise l’exil, lequel se changera en éloignement intérieur au retour de l’île de Trinidad où la dictature l’a banni et sa voix a mué. Mais le changement de timbre fait que le monde ne peut plus être convoqué. Dès sa densification dans Falsas Maniobras, à laquelle plus tard s’ajouteront la concision de Intemperie (Intempérie) et le dépouillement de Memorial, le langage ne peut plus s’opposer frontalement à l’agression du monde. Mais il peut la conter, la décrire, la comprendre, quasiment l’approuver et ainsi la désamorcer. Le poète ne veut plus résister au monde. Il ne discute pas. Au contraire même, il lui cède tous ses biens, plaide coupable à tous les chefs d’accusation et va jusqu’à exhiber ses désastreux ratés dont il dira plus tard qu’ils l’auront protégé en l’écartant du champ - Un jour les persécuteurs ne trouvèrent pas leur victime, car elle assuma tout, se plia à leurs accusations, même les plus absurdes.xvi. Echec, tu es toujours intervenu à tempsxvii.

Est-ce un aveu de faiblesse, l’expression d’un manque de caractère ? Pas du tout : c’est une stratégie. Ayant longuement mis au point une méthode d’évitement, de feintes à demi conscientes, de sincères faux-semblants, et recourant à un vocabulaire qu’il s’est patiemment forgé pour son usage propre, Rafael Cadenas s’efforce d’épargner son énergie. Le monde est bien trop lourd et impossible à affronter. Face à la masse qui se jette sur lui d’un bloc et sans pitié, notre homme ne tente pas d’opposer une quelconque résistance. Il plie, consent, épouse l’inévitable puis, d’un glissement subit qui passe pour une maladresse – une de ces fausses manœuvres dont il est coutumier et qu’il dit déplorer – il se dérobe au moment même où le monde allait justement l’écraser. Emporté par un élan stupide et monocorde, ce monde malin qui ne rencontre plus aucune opposition, déséquilibré tout à coup, s’affaisse, bute contre sol et se brise en morceaux à deux pas du visage du lutteur, lequel, couché confortablement sur le sol car depuis bien longtemps il a appris à tomber sans se faire de mal, scrute sa feuille de papier et en deux ou trois mots dit la morale de l’histoire. Du calme. Nous y sommes. Je rentre dans la formexviii. Il y a du judoka chez ce lutteur et du laconique chez ce poète.


Janvier 2012


    Daniel Bourdon a habité un an à Caracas, en 1980, où il a fait la connaissance de Rafael Cadenas dont il a par la suite traduit quelques poèmes pour des revues (Obsidiane, NRF, Poésie), puis une anthologie personnelle - Fausses Manœuvres - publiée en 2003 par Fata Morgana (Montpellier). Il a épisodiquement lu et quelquefois traduit d’autres poètes – Alejandra Pizarnik, Oliverio Girondo – pour une revue intitulée Amérique Latine, aujourd’hui disparue. L’éditeur Monte Avila (Caracas) a publié en 2008 sa traduction de Y todo lo demás (Et ce qui reste), du poète Alfredo Chacón.
    Il a également publié de petits livres de prose brèves chez Fata Morgana (Les gardiens du territoire, La dispersion, L'opuscule, Abécédaire, L'extase du dilettante).


REFERENCES
Les citations sont traduites de l’espagnol par D. Bourdon
i Falsas Maniobras,
ii El enemigo, in Memorial.
iii Anotaciones.
iv Combate, in Falsas maniobras.
v Falsas maniobras
vi Rutina, in Falsas maniobras.
vii Los Cuadernos del destierro.
viii Ars Poética, in Intemperie.
ix Reconocimiento, in Falsas maniobras.
x Ars Poética, in Intemperie.
xi Notaciones, in Memorial.
xii Nuevo Mundo, in Memorial.
xiii Inmediaciones, in Memorial.
xiv Despedida, in Una isla.
xv Recuento, in Memorial.
xvi Entronizamiento, in Memorial.
xvii Fracaso, in Falsas maniobras.
xviii Rutina, in Falsas maniobras.


Quelques poèmes de Rafael Cadenas

Fausses manœuvres. Antholologie personnelle.

Traduite par Daniel Bourdon

Fata Morgana, Montpellier, 2003.



Échec
Tout ce que j'ai cru victoire n'est que fumée.
Échec, langue de fond, piste d'un autre espace plus exigeant, difficile de lire entre tes lignes.
Quand tu mettais ta marque sur mon front, jamais je n'aurais imaginé que tu m'apportais un message plus précieux que tous les triomphes.
Ta face flamboyante m'a poursuivi et moi je n'ai pas su que c'était pour me sauver.
Pour mon bien tu m'as remisé dans les coins, refusé les succès faciles, fermé les issues.
C'est moi que tu voulais défendre en m'empêchant de briller.
Par pur amour pour moi tu as modelé le vide qui, durant des nuits enfiévrées, m'a fait parler à une absente.
Si tu as toujours donné priorité aux autres, si tu t'es arrangé pour qu'une femme me préfère un homme plus décidé, si tu m'as licencié de postes suicidaires, c'était pour me protéger.
Tu es toujours intervenu à temps.
Qui, ton corps couvert de plaies, de crachats, ton corps odieux m'a reçu dans ma plus simple forme pour me livrer à la transparence du désert.
C'est folie de t'avoir maudit, maltraité, de t'avoir blasphémé.
Tu n'existes pas.
Un orgueil délirant t'a inventé.
Je te dois tant !
En me nettoyant avec une éponge rêche, en me lançant sur mon vrai champ de bataille, en me donnant les armes que le triomphe dédaigne, tu m'as levé au dessus de la mêlée.
Tu m'as pris par la main et conduit à la seule eau qui puisse me refléter.
Grace à toi je ne connais pas l'angoisse de jouer un rôle, de m'accrocher à tout prix à un échelon, de me faire pistonner à la force du poignet, de me battre pour arriver plus haut, de me gonfler jusqu'à éclater.
Tu m'as fait humble, silencieux, rebelle.
Je ne te chante pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu ne m' as pas laissé être. Pour ne m'avoir donné que cette vie-Ià. Pour m' avoir restreint.
Tu m'as seulement offert la nudité.
Tu m'as élevé à la dure, c'est vrai. Mais toi-même apportais Ie cautère. Et Ie bonheur de ne pas te craindre.
Merci de m' enlever de l' epaisseur en l' échangeant contre des caractères gras.
Merci à toi de m'avoir privé d'enflures.
Merci pour la richesse à laquelle tu m'as contraint.
Merci d'avoir construit ma demeure avec de la boue.
Merci de m'écarter.
Merci.


*

Il y a quelque temps, j’avais coutume de me diviser en d’innombrables personnages. Sans que cela leur occasionne la moindre gêne, j’ai été tour à tour voyageur, équilibriste, saint.

Pour plaire aux autres et à moi-même, j’ai conservé une image double. J’ai été ici et en d’autres lieux. J’ai élevé des spectres maladifs.

Chaque fois que j’avais un moment de repos, les images de mes métamorphoses m’assaillaient, m’acculaient à l’isolement. La multiplicité se lançait contre moi. Et je la conjurais.

C’était le défilé des habitants séparés, les ombres de nulle part.

En fin de compte il s’avéra que les choses n’étaient pas ce que j’avais cru.

Parmi les fantômes, m’a surtout fait défaut celui qui chemine à mon insu.

Peut-être le secret de la sérénité est-il là, entre les lignes, comme une splendeur innommée. Mon orgueil sans fondement céderait alors le pas à une grande paix, une joie sobre, une justesse immédiate.

Jusqu’alors.



*

MON PETIT GYMNASE

Il consiste en un coussinet sur lequel je frappe avec un accompagnement musical.

Un sac de sable où je décharge tout le poids de la rue.

Une natte où je me contorsionne pour obtenir l’oublie.

Un trou triangulaire où je me cache pour ne pas voir.

Une corde dont je me châtie pour toutes les prudences du jour.

Un engin en forme de O où je me plie en deux pour esquiver les reproches de ma conscience.

Une barre fixe où je me ris de mes intentions.

Une planche où je cogne inutilement –je pourrais mieux viser.

Un petit extenseur idiot qui m’étire pour chaque fruit que je n’ai pas pris, chaque action que je n’ai pas faite, chaque parole que je n’ai pas osé dire.

Une lanière qui m’abîme le bras droit pour chacun de mes oublies, de mes revirements, pour chaque indécision.

L’équipement courant du sportif ordinaire s’ajoute à tout cela. Les exercices s’effectuent dans l’obscurité. le public n’est pas admis (ma honte ne me le permet pas, et d’ailleurs le sourd mécontentement étoufferait celui qui oserait entrer)

De toutes façons je ne suis qu’un débutant. Je n’ai pas encore réussi à toucher les genoux avec le front, m’arquer en arrière jusqu’à toucher le sol m’est encore impossible et je ne sais pas non plus me dresser sur les mains.

Parfois mon excessive lourdeur me rend ridicule. (j’ai le souvenir de postures lamentables, et cela me fait mal). Malgré mes efforts je suis toujours charnel, rude, indiscipliné.

Dans le fond, ces exercices tendent à faire de moi un homme rationnel, qui vive avec précision et se joue des labyrinthes. En secret, ils poursuivent ma transformation en Homme Numéro Tant. J’espère seulement au fond de moi qu’un jour, grâce à eux, je cesserai d’être absurde.


mardi, mars 13, 2012

La dispersion de Daniel Bourdon


La dispersión
Daniel Bourdon, Fata Morgana, Francia, 2002.

Breves, poéticos y plenos de guiños son los nueve relatos de este libro. Se construyen a partir de muy pocos elementos; quizás sea la no referencialidad ni espacial ni temporal el hilo conductor, sobre todo una invitación al disfrute de la palabra y sus vínculos…

Las situaciones creadas sirven para dar imagen a la reflexión o desencadenar asociaciones oníricas. Un narrador omnisciente algo esquivo, a veces testigo distraído o protagonista  muy a su pesar, nos va dejando el mínimo de pistas para que avancemos a tientas seducidos por la evocación poética. El lenguaje es el verdadero protagonista; indagar sobre sus orígenes y hechura un móvil frecuente. El hombre y sus pocos referentes sirven entonces de metáforas para la reflexión metafísica de la palabra.


Article sur Daniel Bourdon par P. Werly

Daniel Bourdon : l’art d’inquiéter l’espace

Daniel Bourdon, écrivain rare et discret, a publié à ce jour cinq livres, tous à l’enseigne de Fata Morgana : Les gardiens du territoire en 1999, La dispersion en 2002, L’opuscule en 2005, Abécédaire en 2006 et Lettre morte, paru à la rentrée 2007. A ces livres peuvent s’ajouter un volume de traductions du poète vénézuélien Rafael Cadenas, Fausses manœuvres (Fata Morgana, 2003), tant cette langue et cet imaginaire poétiques consonent avec ceux de leur traducteur, ainsi qu’un ouvrage hors commerce, Becs et ongles, publié en 2005, qui rassemble des peintures d’Enán Burgos et quelques pages détachées, dans lesquelles il est question d’oiseaux, de cette même plume à la fois légère et angoissée par la pesanteur qui nous entretient d’écrivains dans L’opuscule. Ces livres, si l’on excepte Lettre morte, un court récit en deux volets, rassemblent des « histoires brèves », comme les nomme l’auteur dans un entretien au Matricule des Anges de septembre-octobre 2002, hésitant à parler de « nouvelles ». Chacun de ces récits donne la parole à un narrateur nouveau, exerçant une profession différente (on y trouve des écrivains, des lecteurs, des copistes, mais aussi un officier de la marine militaire, un cadre commercial, un ornithologue, un cartographe, un joueur, etc.) Ces narrateurs sont anonymes, la plupart vivent à une époque indéterminée, qui ressemble à la deuxième moitié du siècle dernier en Europe ou en Amérique latine, mais les lieux décrits étant parfois fortement indéterminés et de qualité presque mythique, la question du moment historique n’est pas celle qui se pose d’emblée. Ce qui frappe est plutôt que chaque fois que commence un récit, que s’élève une nouvelle voix, c’est un monde nouveau qui apparaît, avec ses lois propres, qui nous sont données peu à peu à comprendre ou qui restent énigmatiques, pour le narrateur comme pour le lecteur (et ce caractère indécidable ne relève pas d’un artifice rhétorique mais d’une recherche menée du dedans de l’écriture).
La brièveté de ces récits ne s’oppose pas à leur complexité : non seulement les univers décrits sont énigmatiques, mais les personnages jouent des rôles multiples et complexes (parfois à leur insu) dans les histoires. En particulier, certains rôles se dédoublent en projetant leur ombre sur le plan de la narration : les nombreux lecteurs et écrivains favorisent la mise en abyme et surtout la réflexion sur la littérature et le langage. Un certain nombre de textes, du reste, sont des résumés d’œuvres fictives, comme ceux auxquels a su nous rendre sensibles Borges. L’une des pièces de L’opuscule, « L’ange de Fernando Cardona » se présente même comme un article consacré à un poète colombien, article qui aurait d’abord été publié dans une version espagnole par une prestigieuse revue colombienne (j’emploie le mode conditionnel car mes recherches ont été infructueuses – mais je n’ai pu les pousser jusqu’à Bogotá). Ces textes sont parsemés de noms propres, selon un procédé qui prend des allures vertigineuses dans le recueil L’opuscule, dont certains sont ceux de lieux géographiques réels, d’écrivains historiques et d’autres sont fictifs. Mais la complexité de l’œuvre ne réside pas seulement dans la création de ces univers, elle réside aussi dans le déroulement du récit : le lecteur a souvent le sentiment que le maître d’œuvre de ces architectures narratives s’efforce de multiplier les détours afin que les choses ne confortent pas son attente, afin qu’elles arrivent de façon imprévue – et d’abord pour le narrateur, ce qui donne à certains de ces récits l’allure très excitante du roman d’aventures (je pense à « L’otage », dans Les gardiens du territoire) ou d’autres genres parodiés avec un art qui n’a parfois rien à envier aux récits de Calvino. Ce goût très calculé de l’imprévisible trouve peut-être tout l’espace dont il a besoin dans Abécédaire, qui n’est pas un recueil au même titre que les autres : il s’agit en effet d’une série de vingt-six textes courts, construits à partir d’un mot commençant par chacune des vingt-six lettres de l’alphabet (mais le mot « illustré » par le récit n’est pas toujours celui qui l’ouvre, il ne se révèle parfois que plus loin). Pourtant, comme nous en avertit le premier texte (A), il ne s’agit pas seulement d’une écriture obéissant à une contrainte : l’Auteur, qui parle ici à la première personne, se dit bouleversé par « la splendeur des méthodes », mais ne se sent pas de taille à suivre une méthode jusqu’au bout et par découragement laisse le hasard jouer à partir d’une première contrainte. La méthode laisse place à l’exploration de chemins tortueux, au tournant desquels se découvrent des paysages imprévus. Cette tension entre le programme ou la perspective et la contingence, la rencontre imprévue (ou pour le dire autrement, entre la contemplation synoptique et la découverte diachronique) est l’une des clés, me semble-t-il, de l’œuvre de Daniel Bourdon, une clé dont on ne sait jamais quel mécanisme elle va déclencher, ni à quelle porte elle appartient, ouvrant sur quelle chambre.
Pour faire se lever ces mondes complexes en si peu de pages, l’écriture se doit d’être d’une extrême précision, qui ne fait qu’aiguiser l’énigme lorsque celle-ci s’impose. Certains de ces univers relèvent du fantastique, dans la tradition du conte romantique parfois (« L’autre », dans Les gardiens du territoire), et la menace qui pèse sur certains narrateurs est oppressante. Pourtant, si ce rapport affectif avec son lecteur avait intéressé Daniel Bourdon, il aurait écrit des récits plus longs. Au contraire, tout indique dans ceux que nous lisons que le propos n’est pas de créer un monde mais de poser une situation qui permette à l’auteur de jouer avec certaines idées, avec certaines phrases, avec certains gestes. Une distance nous préserve toujours d’entrer dans l’histoire, mais aussi un goût pour l’abstraction, pour l’érudition, pour la sécheresse de l’exposé factuel, enfin et surtout, je crois, une politesse et une civilité qui empêchent ces histoires de pencher sur le lecteur et les retiennent dans l’espace imaginaire de la lecture. Dans l’étude, déjà citée, sur le poète Fernando Cardona, auquel il prête une forte angoisse, Daniel Bourdon écrit ceci : « L’angoisse, cependant, y est calme, réfléchie, la civilité ne lui fait pas défaut et d’ailleurs, çà et là courent des éclaircies ». Dans la mesure où ce poète est une fiction, nous devons être doublement attentif à ce qui est loué de son œuvre et, en effet, cette civilité qui lui est prêtée ne relâche jamais son emprise sur la narration des situations les plus inquiétantes dans les histoires inventées. On retrouve là une maîtrise à laquelle nous a habitués le meilleur Borges : « Je fus anonyme sous les péristyles, élu en franchissant le seuil de lourdes portes aux vantaux entrouverts, égaré à l’aplomb de quelques clés de voûte » (« Le commun des mortels », dans Les gardiens du territoire). Ajoutons que cette civilité favorise aussi l’humour, comme le montrent par exemple les notes sur la vie des imprécateurs à la lettre T de l’Abécédaire.
La question des influences littéraires ne peut que se poser au lecteur de ces récits, tant certaines phrases éveillent des échos dans sa mémoire, tant les noms d’auteurs (souvent sud-américains) attirent son attention – ou tentent de la détourner. Sur le rabat de couverture de L’opuscule, le recueil le plus flamboyant sous ce regard, l’auteur nous avertit : « Depuis Jorge Luis Borges, on sait que l’Amérique latine est une métaphore. Chacun y a vécu un temps. Pour moi, ce passage fut bref. Il m’a pourtant suffi : dès lors, je me suis habitué à n’accorder qu’une importance relative aux paternités littéraires. L’auteur est aussi vide que le roi est nu […] » La note poursuit en disant que les phrases s’ordonnent d’elles-mêmes et qu’il faut bien, ensuite, que l’histoire fasse « acte d’allégeance » : « L’imaginaire, voire la tradition, ne sauraient pourvoir d’un nom. Qu’à cela ne tienne : le patronyme du premier venu fera l’affaire ». Les patronymes que nous rencontrons désignent donc, de façon métonymique, un travail anonyme qui déborde les limites de l’individu. Cette attribution d’un nom et l’érudition (vraie ou fausse) qui s’y rattache ne jouent pas sur la virtuosité et bien des récits montrent l’inquiétude de l’écrivain qui sait devoir écrire, sans savoir quoi écrire, le drame d’une vocation aux lourdes conséquences, dont il ne sait parfois que faire, comme le montre « Le trou du souffleur » dans Les gardiens du territoire. Le vide ou l’absence de l’auteur est une question que plusieurs narrateurs abordent et il faut se garder de n’y voir qu’un vœu de modestie. Le récit qui donne son titre au recueil L’opuscule est l’un des plus marquants à cet égard : le narrateur a fini par trouver une étude sur la poésie vénézuélienne, sur laquelle il désespérait de jamais mettre la main ; l’ayant traduite, il rencontre son auteur de passage à Paris, qui lui apprend que cette étude n’a jamais pu être écrite puisqu’il en a perdu toutes les notes dans une crue du Haut-Orénoque. Il l’autorise toutefois à publier sa traduction, sans nom d’auteur : « L’original désormais appartenait au monde des mots errants », conclut le narrateur. (Peut-être l’occasion se présente-t-elle d’indiquer que tous les livres de Daniel Bourdon sont accompagnés de dessins ou de gravures, de l’auteur lui-même, de Raoul Ubac, Jan Voss ou Philippe Hélénon. Or les dessins qui succèdent à ces « mots errants » évoquent cette errance sans origine : il s’agit d’instruments de travail, livre, crayon, chaise, etc., qui flottent dans un espace sans structure. Les gravures de Voss dans La dispersion évoquent le même espace, déstructuré, inorganique, sans perspective, qui est peut-être celui même des histoires de Daniel Bourdon.)
 
Les espaces sont la première chose qui frappe dans ces récits. Plusieurs d’entre eux racontent la quête d’un lieu, d’un appartement, d’une chambre où écrire ; d’autres décrivent d’étranges royaumes, ainsi celui des « Gardiens du territoire », qui refusent que leur territoire soit contrôlé par « sa » capitale et le plongent dans la nuit pour lui éviter de se soumettre ; d’autres encore font entendre une parole issue d’un espace que l’on a peine à concevoir, ainsi les « Considérations embryonnaires » dans Les gardiens du territoire, qui s’interrogent sur le temps de notre vie depuis un point de vue situé en amont, qui a pour vertu de déréaliser notre vie terrestre, comme pourrait le faire un mythe platonicien, ou encore « Qui vive ? » dans La dispersion, récit qui semble être né d’un rêve (Daniel Bourdon dit écrire parfois dans le prolongement d’un rêve), et qui décrit le temps et l’espace d’après la mort comme une transparence invivable et solitaire où prolifèrent les signifiants (« Mourir pourrait être gai, si l’on n’était pas contraint d’y survivre »). Ces récits évoquent des utopies ou des contre-utopies (ce territoire qui refuse de se soumettre à la capitale n’évoque-t-il pas une République anti-platonicienne, où le désir refuserait d’être gouverné par la raison ?) Mais pour frappants que soient ces espaces parfois labyrinthiques, ils ne jouent pas un rôle de premier plan. D’une part parce qu’ils ne sont pas décrits avec la minutie à laquelle nous a habitués le « nouveau roman » flaubertien (on pense ici davantage à Gracq ou à Kadaré). D’autre part, parce que le soupçon nous vient que, même si ces espaces imaginaires absorbent toute vie, nient la valeur de la liberté, en réalité, il ne s’agit que d’un détour que nous propose l’auteur pour découvrir autre chose. Et ce qui fait naître ce soupçon est une qualité temporelle bien particulière propre à ces espaces, et qui les inquiète, qui ne les laisse pas à leur quiétude écrasante, repue.
Bien sûr, il arrive que le temps soit spatialisé, intégré à l’espace, fixé. Ainsi, la lettre U de l’Abécédaire mentionne les théories de trois grammairiens, dont le premier décide que chaque mot n’aura qu’un sens, condamnant de fait les autres « à la disparition ou à une vie errante », dont le deuxième décide au contraire que tous les sens de chaque mot auront même valeur, simultanément, si bien que « le locuteur vivrait simultanément plusieurs vies distinctes, sans relation aucune entre elles », et dont le troisième pose que les deux théories, incompatibles, sont équivalentes. Ces vies parallèles issues d’une même phrase évoquent la concomitance des vies possibles dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges et ce labyrinthe grammatical est dévorateur de vies. Mais d’autres récits nous font sortir du labyrinthe et le temps est aussi exploré dans ses dimensions historique et existentielle. Plusieurs textes insistent sur l’inscription temporelle du poème ou du récit. Dans « Le génie du lieu » (Les gardiens du territoire), un écrivain, Joseph Boileau, cherche des lieux propices aux expériences épiphaniques de l’espace et à propos des maisons retirées où il vit, le narrateur écrit : « Là, il aurait pu remplir des pages entières. S’en abstint par méthode. La certitude de devoir écrire suffisait. Il était seul et nécessaire. Son ambition : coïncider avec l’instant propice ». L’espace ici fait un pas en arrière et c’est le temps que guette la conscience. Dans « L’ange de Fernando Cardona », Cardona, nous dit l’auteur, s’interroge sur ce qui advient « de celui par qui advient le poème » et il résume ainsi ses interrogations : « Le poème naît dans l’interstice. Il voit le jour juste avant de sombrer dans le vide en inscrivant sur une page la date et l’heure de son passage. Puis, tous feux éteints, il s’éloigne dans l’aube naissante ». Cette poésie éclaire un instant plus qu’un territoire.
Et il me semble bien que ces récits ne cherchent pas à coïncider avec une cartographie de l’espace, comme le montrent plus précisément deux d’entre eux. Dans le premier, qui s’intitule « La cellule » (La dispersion), le narrateur, emprisonné sans savoir pourquoi, doit faire des aveux par écrit voire révéler la raison de son incarcération, pour différer son exécution, situation qui évoque à la fois celle de Shéhérazade, du « Miracle secret » de Borges et de Molloy. Il reçoit quatre feuillets par jour et au fil du temps écrit de plus en plus, devenant capable de faire durer le récit du moindre événement. Ne pouvant se relire, il craint l’incohérence et invente un procédé pour mémoriser toute l’histoire : chaque pierre de sa cellule correspond à un jour et chaque grain de la pierre à une phrase. A la faveur de cet art de la mémoire réinventé, l’espace de la cellule devient une page sur laquelle il trace des signes visibles de lui seul. Bientôt, ayant utilisé toutes les pierres, il les couvre de nouvelles pages imaginaires, sans pour autant effacer les premières. La littérature se déploie donc ici dans le temps, sans être limitée par l’espace du palimpseste, qui oblige à effacer. Ici rien ne s’efface et cette durée est la condition de la vie et de la liberté : « En écrivant, j’éprouve une sensation de liberté qu’eux-mêmes, exclusivement occupés à m’en priver, ne ressentiront jamais, et que j’évite avec soin d’évoquer ». La réduction de l’espace ouvre la dimension du temps, étroitement tressée à celle de l’écriture. L’espace clos n’est pas seulement le lieu propice à une utopie littéraire.
De ce point de vue, un autre récit, l’un des meilleurs à mon sens, a un grand intérêt, il s’agit de « L’art de la cartographie » dans La dispersion, qui commence par décrire une ville, ressemblant beaucoup à Venise, tant par son histoire que par son aspect. Le narrateur est un cartographe, connu dans le monde entier pour les plans de sa ville car ils s’efforcent de tenir compte de son évolution dans le temps : leur édition annuelle puis mensuelle mentionne pour chaque bâtiment tous les changements survenus depuis la dernière édition. Depuis quelque temps, il travaille même à des cartes numériques et sonorisées qui feront apparaître pour chaque lieu tous les événements de l’année. D’autre part, sa connaissance intime de la ville l’a amené à tenir un registre de ses habitants et à rédiger pour chacun d’eux de brèves notices biographiques. On comprend que ses plans se confondent avec la mémoire de la ville, qu’ils représentent son épaisseur historique, son histoire sociale et pas seulement son étendue spatiale. (Je suis frappé de la ressemblance de ce récit avec ce que l’historien Sergio Bettini disait de Venise : une ville qui ne peut se comprendre comme une ville classique, selon une perspective géométrique, de façon synchronique, mais qui se livre, se découvre et se comprend dans le temps.) Il y a pourtant dans ce récit un point aveugle : le narrateur est le cartographe de la ville, donc d’une société qui évolue dans le temps de l’histoire, mais lui-même est sans lien avec cette ville ; il n’existe pas en tant qu’habitant, il est le seul à ne pas figurer dans les registres qu’il établit car sa vie, dit-il, n’a  aucun intérêt pour personne, elle se confond avec son œuvre. Pourtant cette absence ou ce retrait sont destinés à faire échouer tout le projet : en effet, faute de temps, il n’a ni fondé de famille ni formé d’apprenti, si bien que son œuvre s’achèvera avec sa vie. Dès lors, on peut gager que le temps poursuivi s’interrompra, qu’il redeviendra de l’espace ; d’où son rêve final : qu’un raz-de-marée noie la ville pour qu’elle se fige telle qu’il l’aura cartographiée, et qu’elle devienne ainsi éternelle. Ne peut-on lire là le constat d’un échec, dressé par l’écrivain Daniel Bourdon : faute d’avoir pris en compte la tache aveugle, sa propre existence dans le tout de son œuvre, le cartographe en vient à nier à la fois son œuvre, son rôle dans la société et même l’objet de son œuvre, cette ville qu’il souhaite voir détruite. Il y a là une conscience critique qui me semble tenir à distance un tel récit du simple désir de la disparition de l’écrivain dans son œuvre.
On le voit par ce résumé, il est difficile d’interpréter cette insistance du temps dans l’espace. Retenons que ces espaces imaginaires ne sont pas toujours des pièges, qu’ils s’ouvrent aussi au temps, favorisent l’événement, le hasard. A l’inverse, on ne peut dire que ces espaces cèdent majoritairement au temps, qu’ils ne soient que le lieu de l’éclosion de l’instant. Il y a bien dans ces récits une prééminence des grands moments de l’existence (ou de l’écriture) : début, fin, tournants décisifs. Abécédaire, en particulier, revient souvent sur ces gestes décisifs que sont l’envoi d’une lettre, le voyage vers une femme, etc., et dans ce livre, plus que dans d’autres, il semble que la littérature soit un jeu, un jeu sérieux, qui confronte à des décisions importantes et difficiles à prendre. Mais un jeu dont l’issue ne peut changer grandement la vie, car la civilité et l’absence d’emphase de la prose de Daniel Bourdon ne permettraient guère de formuler une telle foi. L’instant ne permet pas de résorber tout l’espace. De la même façon, le point de vue ne peut se ramener à la simplicité, malgré la tension qui va parfois dans ce sens (l’intérêt pour la chanson populaire, les coplas llaneras, les « images idiotes » de Rimbaud, etc.). Une phrase de l’étude sur Cardona le dit sans hésitation : « Le poète est au centre d’une métamorphose inquiète dont le mouvement de balancier ne cessera pas. La poésie de Cardona ne célèbre pas la fête des retrouvailles avec la présence des choses ». La simplicité, la liberté qui font surface parfois dans les récits de Daniel Bourdon ne sont pas l’écume laissée par la remontée d’un absolu. Et ce, pour une raison que je voudrais aborder pour finir, qui est que toute simplicité se redouble ici, comme le disent les phrases qui suivent celle que je viens de citer : « Elle [la poésie de Cardona] se meut là où envers et endroit sont devenus interchangeables. Tout est vrai et contradictoire. Tout est double. »
 
Personne ne s’étonnera de retrouver la figure du double dans ces récits fantastiques. Mais ce thème romantique n’est que l’un des aspects pris par une duplication de toute chose. Au-delà du personnage du double, il faudrait mentionner les nombreux duels, l’importance de la dialectique (un personnage du « Dernier mot » a là-dessus des idées singulières), ou encore la recherche d’une autre langue, qui anime peut-être tous ces textes. Rien ne se disperse dans cette écriture rare et j’aimerais le montrer en analysant l’un des aspects de cette duplication, celui qu’elle prend en redoublant le temps, en l’inversant, quitte à l’immobiliser. Dans un poème de La dispersion, attribué à Goethe, dont nous ne connaîtrons jamais que la traduction française en prose (« Un poème inédit de Goethe »), Daniel Bourdon évoque un poète en quête d’instants d’illumination (au sens propre et solaire du terme d’abord), qui sait que la lumière dépend du lieu et du moment et que nul ne peut jamais revoir la même. Pourtant , cette expérience impossible, Goethe la fera, dans une région granitique et celtique, à un carrefour qui ne lui permettra plus désormais d’avancer : la répétition du temps, le redoublement d’un instant, c’est pour lui la mort. Sur ce thème de l’inversion du temps, l’un des récits les plus foisonnants à mon sens est « Le dernier mot ». Le narrateur y rencontre un homme qui veut fonder à Paris une prestigieuse revue de littérature sud-américaine, La Ultima Palabra. Il en devient le secrétaire et met au point le sommaire des premiers numéros. Une crise financière empêchera sa publication mais le narrateur n’aura pas tout perdu dans cet échec : il publiera son premier article, en espagnol, dans une revue colombienne, Aleph. Du dernier mot, il passera donc à la première lettre de l’alphabet hébreu. (Dans L’opuscule, cet article suit le récit, c’est « L’ange de Fernando Cardona », dont j’ai déjà parlé, et s’il est bien le premier article du narrateur dans sa fiction, il n’en va pas de même pour l’auteur Daniel Bourdon, contrairement à ce que laisse entendre la note 12.) Le narrateur dit avoir beaucoup appris de sa fréquentation du fondateur de la revue : « Je lui dois d’avoir commencé à lire à l’endroit des livres que j’avais pris l’habitude lamentable de feuilleter à l’envers ». Qu’est-ce que ce retournement ? Quelques pages avant, le narrateur, évoquant quelques conversations brillantes de cet homme, mentionne l’une de ses idées : Hegel aurait écrit la Phénoménologie de l’esprit à partir de commentaires du Bardo Thödol, dont il aurait inversé la dimension temporelle, transformant un voyage vers l’origine en un voyage vers le Savoir absolu. Tous ces indices dispersés me font soupçonner que le récit raconte la prise de conscience d’une inversion généralisée du temps, de l’espace, du langage (faisant aussi du dernier mot le dernier homme).
Comment comprendre cette inversion, ce repliement, cette duplication ? Leurs conséquences peuvent nous éclairer sur les motivations ou au moins sur les chemins suivis par l’écrivain. Car l’une des conséquences de ce redoublement est que toute chose devient simultanément son contraire. La dualité au sein de l’unité de toute chose, la résolution des contraires dans l’unité d’un point de vue est l’une des raisons qui expliquent dans les récits de Daniel Bourdon les ruptures avec la logique ordinaire, avec le principe du tiers exclu, avec la psychologie commune. Cette entreprise relève moins de la mystique que d’une proximité, peut-être, avec ce que Maurice Blanchot nommait le neutre. Une lettre de l’Abécédaire, L, évoque cette recherche. Le texte mentionne l’existence d’une lettre perdue, la quatorzième de l’alphabet, classée donc au centre des vingt-sept lettres, entre le m et le n. Elle avait la forme d’un jambage oblique et unique, que redouble aujourd’hui le n et que triple le m ; la lettre perdue permettait de dire à la fois l’un et son contraire, l’homme et la femme par exemple ; mais les guerres et la « logique phonétique » ont obligé à trancher et ont perdu cette possibilité. « Osons extrapoler : pendant une courte période de l’histoire, les hommes eurent accès à la possibilité inouïe d’une signification à la fois une et double ». En somme cette lettre permettait de ne pas choisir, elle existait à la faveur d’une ambiguïté désormais perdue. Et je ne puis m’empêcher de songer à une défense paradoxale de l’ambiguïté, entreprise par Maurice Blanchot à propos de Pascal (« La pensée tragique » dans L’Entretien infini). Voilà, me semble-t-il, ce qui donne aux récits de Daniel Bourdon ce caractère indécis, ambigu, énigmatique : il ne s’agit nullement d’un procédé qui serait propre au genre fantastique, d’une volonté délibérée de faire obscur, mais d’une approche du point où les opposés ne se séparent pas encore.
L’auteur veut explorer cet espace de la conscience dans lequel l’accès au monde n’est jamais direct, ne dépend jamais de la représentation ou de la communication mais se fait toujours par le biais d’un détour infini. Cette recherche ne peut être menée seul (l’auteur est vide, son moi social se retire de lui-même dans cette zone), elle est menée en dialogue avec d’autres œuvres, celles de Blanchot, de Borges, d’auteurs sud-américains ou encore de Melville, car il me semble apercevoir parfois le regard fixe de Bartleby au coin de la page. Et c’est cette recherche qui semble importer le plus à Daniel Bourdon et qui multiplie les passages où le récit réfléchit à ce qu’il est : la littérature est reconnue ici non comme une possibilité de représentation qu’offrirait la langue, mais comme l’exploration des chemins infinis (sentiers, layons, c’est une image qu’aime l’auteur), des détours qui permettent de s’approcher au plus près de la présence des choses, de façon asymptotique, certes, jamais directe, mais sans renoncer à cette approche. Cette dualité qui accompagne chaque mot simple, cette ombre que porte chaque lettre font entendre l’écho de ces deux paroles, que je soustrais à L’Entretien infini de Blanchot : « – Pourquoi deux paroles pour dire une même chose ? – C’est que celui qui la dit, c’est toujours l’autre ». Si je ne me méprends pas sur le sens de ces textes, ce que Daniel Bourdon retient de l’œuvre de Blanchot (jamais nommé, du reste, et ce patronyme est pour moi une métaphore plus que la désignation d’une paternité), c’est la volonté de dire et la conscience que cela ne dépend pas de soi – ou pas seulement. La dialectique qui parcourt ces récits tire probablement sa force de cette volonté.
Et le tout dernier en date des récits de Daniel Bourdon, Lettre morte, me semble reprendre le fil de cette recherche : lui aussi ne se contente pas de créer un univers, de représenter une relation entre deux amants, mais se retourne sur ce qu’est raconter, sur ce qu’est parler et sur l’adresse à autrui que nous finissons par perdre de vue dans le livre (significativement, me semble-t-il, ce court récit est d’un autre format que les précédents et se prête à l’envoi dans une petite enveloppe). Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir ce récit ; il y retrouvera de nombreux éléments déjà présents dans les autres livres : l’insistance sur la matérialité de la lecture, le jeu sur les espaces, la dualité, la tension entre décision et indécision, etc. Il s’agit à tous les sens du terme d’un livre sur « l’amour des lettres » : de la correspondance à la littérature, la frontière est franchie sans y prendre garde. Ce récit reprend donc la méditation de l’auteur sur la littérature ; le monde qu’il décrit est le nôtre, mais à un moment où une grève des Postes pouvait encore entraver la communication, un monde d’avant l’Internet, où l’efficacité n’était pas le maître mot, ni l’immédiateté, ni la décision peut-être. L’indécision a ici une efficace propre : « […] et la durée s’introduisit en fraude entre sa décision et mon indécision. On remarquera d’ailleurs que l’indécision n’est jamais qu’un forme particulière de décision, dont la perversité n’égale que l’efficace (incalculable est le nombre d’indécis qui atteignent leur cible sans coup férir, comme par inadvertance) », et la possibilité de différer les rencontres grâce au courrier postal, allégorie peut-être d’un langage qui ne cherche pas à dire au plus vite, fait écho au détour dont je parlais tout à l’heure. Il n’est pas de sûr moyen d’atteindre la chose présente ou la personne aimée : cette rhétorique là n’offrirait qu’une représentation déjà morte. Il faut se perdre dans les chemins, accepter les détours – sans oublier l’adresse toutefois. Cette errance n’est pas due à une absence de désir, à l’indifférence de la patience : dès ses premiers mots, le narrateur nous dit désirer cette lettre décisive qui viendrait conclure une histoire et qui poserait dans l’espace déstructuré le point de fuite à partir duquel le rassembler en un espace commun. L’absence de lettre, de correspondance, c’est la dissolution de l’espace et la mort. Mais la lettre elle aussi peut subir ce risque d’errance : elle peut ne pas atteindre son destinataire et rester lettre morte, l’une de ces lettres au rebut dont on se souvient que Bartleby veillait sur elles au début de sa « carrière ». Le récit de Daniel Bourdon a, comme celui de Melville, le caractère d’un dilemme, d’une proposition qui gèle toute décision, d’une impasse tragique. Pourtant, si nous ne pouvons savoir ce qu’il adviendra de cette lettre à la fin, nous savons que le narrateur a pris conscience en l’écrivant de son amour, qui n’est plus seulement celui des lettres. Il aura fallu tous ces délais et ces détours pour que sa conscience puisse s’adresser à elle-même et formuler ces mots pour une autre. Le narrateur y verrait peut-être un calcul pervers de l’indécision. Remarquons pour finir que la voix que forge Daniel Bourdon pour dire ces détours infinis, ces lettres devenues livres, ces murs de prison qui se couvrent de signes, etc., cette voix n’hésite pas, ni ne profite de notre écoute pour durer, pour devenir littérature. Nous l’entendons au moment où elle est devenue sûre d’elle et peut présenter l’affaire rapidement, sans fébrilité. Quelle que soit la diversité des narrateurs, nous reconnaissons vite le timbre et le rythme de cette voix. Et nous éprouvons à la retrouver le plaisir de l’entretien, dont nous aimerions qu’il dure.
 
Bourdon/Patrick Werly
Cet article a été publié dans: Le Nouveau Recueil, revue de littérature et de critique
Nous vous invitons également à écouter l'enregistrement de la rencontre avec Daniel Bourdon
 

dimanche, mars 11, 2012

Las auroras de sangre


Ospina, William: Las auroras de sangre.
 ed. Norma,  Bogotá, 1999.

recommande:  Las auroras de sangre
de William Ospina, Norma, Bogotá, 1999.


La littérature colombienne possède plusieurs monuments dont les plus remarquables sont peut-être Cien años de soledad, de Gabriel García Marquez, et  Elegías de varones ilustres de Indias, de Juan de Castellanos, que quatre siècles séparent du premier. Dans Las auroras de sangre (ed. Norma, 1999), William Ospina donne son interprétation de cette œuvre magistrale et longtemps ignorée que, dans son presbytère de Tunja, sur le plateau andin, son auteur mit trente ans à écrire. 


Ni chroniqueur patenté, ni poète inspiré, mais l’un et l’autre en même temps, hybride singulier, Juan de Castellanos fut moins le conquérant d’une terre que celui d’un langage. Témoin rigoureux des faits et gestes des siens et de leurs adversaires, mais en même temps nomenclateur d’un monde. Castellanos prend possession du nouveau continent en le nommant tout au long de ses cent treize mille six cent neuf vers hendécasyllabes. Qu’il s’agisse d’un fruit mystérieux, d’un arbre grimpant à l’infini pour trouver la lumière, d’un reptile géant, du visage d’un cacique ou d’une bataille féroce, tout chez lui est célébration. Il transforme en nécessité ce qui sans lui n’aurait été qu’une succession confuse de pillages, de guerres, de meurtres et de vengeances.

DB

samedi, mars 03, 2012

Encuentro con Daniel Bourdon/Rencontre avec Daniel Bourdon


Rachel Mihault, Frédérique Martouret et Sophie Savary
Daniel Bourdon,  intérprete al filo de la realidad, autor auto excluido

Bourdon es un lector tenaz, gusta de escribir al margen, empieza tomando notas, que persisten para crecer en proyectos de traducción, no sólo con Cadenas, también con los escritores venezolanos Wilfredo Chacón o Alfredo Machado. Sus lecturas se hacen experiencia y se entrelazan con la memoria.
Inusitados elementos, pescados entre un café en Sábana Grande, Caracas, o una Brasseerde París, visitan esquivos la memoria. El narrador padece entonces las tretas de la realidad o de su reconstrucción; cómo sucede, por ejemplo, en L’opuscule, donde la media sonrisa me habita, como caraqueña, a todo lo largo del libro, gracias al ingenio del autor, secreto cultor de la picardía de nuestra lengua. El libro como objeto es la metáfora tangible de la lengua y sus mecanismos, leer es tocar un universo secreto y sagrado, son múltiples sus formas de contárnoslo. Una revista académica que no llega ser publicada, una obra que desaparece entre ficheros desclasificados, un autor que le tiene pavor al trazo mismo… el palpable mundo del libro impreso no hace sino jugarretas a un lector tenazmente detectivesco.
¿Un elemento común en sus relatos? Acaso la lucha contra el acto mismo de expresarse. Claro, escribir es otra forma de leer, un acto que nos acerca a la realidad pues como decía José Roa (uno de los autores soñados por Daniel) sólo las palabras son reales.
Paula Cadenas


Daniel Bourdon


 Je fus anonyme sous les péristyles, élu en franchissant le seuil de lourdes portes aux vantaux entrouverts, égaré à l’aplomb de quelques clés de voûte. («Le commun des mortels», dans Les gardiens du territoire).




On vous invite à lire aussi: 
«Daniel Bourdon: l'art d'inquiéter l'espace»
par Patrick Werly


«L'opuscule» 

Présentation de L'opuscule de Daniel Bourdon


L'OPUSCULE de Daniel Bourdon
Fata Morgana, 1995.

Depuis Jorge Luis Borges, on sait que l'Amérique latine est une métaphore. Chacun y a vécu un temps. Pour moi, ce passage fut bref. Il m'a pourtant suffi: dès lors, je me suis habitué à n'accorder qu'une importance relative aux paternités littéraires. L'auteur est aussi vide que le roi est nu. Des phrases s'élaborent, se rassemblent, s'ordonnent. Elles construisent une histoire. Au moment de se présenter, celle-ci, affolée, s'aperçoit qu'elle a négligé de faire acte d'allégeance. L'imaginaire, voire la tradition, ne sauraient pourvoir d'un nom. Qu'à cela ne tienne : le patronyme du premier venu fera l'affaire. Les cinq textes de ce recueil évoquent les œuvres oubliées, inachevées ou inexistantes d'écrivains de seconde zone, méconnus ou fictifs.