lundi, mars 01, 2021

Apocalypse cognitive, de Gérald Bronner (France)


IL FAUT lire Apocalypse cognitive, de Gérald Bronner. Je lui sais un gré infini de mettre pour nous des mots et des chiffres sur une réalité contemporaine : « La dérégulation du marché cognitif – la capacité pour chacun d'intervenir sur le marché public de l'information, sur un blog, sur YouTube, Instagram ou Facebook – permet à tous de capter le temps de cerveau disponible d'autrui ».

L'auteur met en évidence cette sollicitation cognitive permanente ; le despotisme de l'événement ; celui de la comparaison frustrante à un autrui qui se pose en modèle idéal, libre de son destin et de ses désirs, répandu à des millions d'exemplaires sur les réseaux sociaux (mais nulle part il n'évoque René Girard et le « désir mimétique » ou « désir triangulaire » que ce dernier avait si bien analysés dans la littérature et la publicité, longtemps avant le déferlement d'Internet) ; celui des « boucles addictives » jouant sur les invariants de l'espèce humains (besoin de conflits, de colère, de peur, de sexe, etc.) et le fait que déjà, en 2010, selon l'Insee (p. 79), la moitié du « temps mental disponible » était dévorée par les écrans (TV, ordinateurs, téléphones).

Cela n'a pas dû s'arranger depuis. Sachant que plus d'un tiers des vidéos regardées chaque jour dans le monde sont des produits pornographiques (réf. p. 103), et que déjà, du temps de leur ancêtre, le « Minitel rose » représentait au moins la moitié du trafic et des revenus générés, si l'on ajoute les heures consacrées par exemple aux jeux en ligne, à la télé-réalité, aux « partages » de contenus (p. 191 : 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n'ont lu que les titres et rien de leurs contenus) il reste de moins en moins d'espace à notre cerveau pour « apprendre la physique quantique, composer une symphonie »… ou même poursuivre, à moyen terme, quelques objectifs moins ambitieux.

Donc, merci à Gérald Bronner de nous rappeler que le cerveau est un trésor que nous dilapidons trop souvent (moi la première), dans une forêt de « pièges à clic » !!

Au fil de cette lecture, cependant, quelques petits bémols personnels :

L'expression centrale aurait pu être resituée dans son contexte : en 2004, le PDG du groupe TF1 (Patrick le Lay) écrivait dans « Les dirigeants face au changement » : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau disponible ». Cette formule fit polémique.

Deuxième bémol : beaucoup de références, mais parfois peu de nuances, chez Brenner. P. 63 : Afin d'estimer « ce que représente le volume de ce temps de cerveau disponible », il a recours notamment aux données de l'Insee (enquêtes Emploi du temps 1986-1987, et 2009-2010). Sans jamais relever le fait que ce sont majoritairement les hommes qui disposent de ce précieux temps « que l'humanité aura mis des milliers d'années à libérer » (p. 78) ! Si nous nous penchons sur d'autres statistiques de l'Insee (« le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d'évolutions en 25 ans ? » ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 478-479-480, 2015), nous apprenons que « En 2010, les femmes effectuent la majorité des tâches ménagères et parentales – respectivement 71 % et 65 % ». Charge mentale contre temps (de cerveau) disponible !

Enfin, autant, si ce n'est plus, que de divertissement, l'être humain a besoin de récits (d'où les mythologies, les cosmogonies, les fables, les légendes, les paraboles… d'où aussi le « story telling » des publicitaires, des politiques) et de sens ! Nous avons tous besoin de donner un sens à notre histoire – avec ou sans majuscule – à notre environnement, à nos interactions. J'ai trouvé que ces notions, pourtant fondamentales, n'intervenaient que fort tard, avec ce que l'auteur appelle « l'éditorialisation du monde » et avec le chapitre intitulé « La bataille des récits », le dernier avant la conclusion ! Et nulle part il ne fait référence au formidable livre de Nancy Huston, « L'espèce fabulatrice », paru en 2008.

Mais je maintiens » il faut lire Apocalypse cognitive ! Et espérer, avec Bronner, que, comme il le dit dans une interview à Télérama, en s'évadant de l'empire algorithmique, notre cerveau puisse retrouver « son potentiel de créativité, sa capacité à explorer le possible, dont la science et l'art sont les plus précieuses manifestations ».

Il est bon, disait Gide, de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant… c'est l'une de mes citations préférées.

Hélène Honnorat

Apocalypse cognitive de Gérald Bronner. PUF, 2021. 396 p.

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