jeudi, avril 08, 2021

« Entre les rives » de Diane Meur (France)

 

En octobre dernier, je partageais avec vous quelques lignes du livre de la traductrice Corinna Gepner, « Traduire ou perdre pied » paru aux éditions La Contre-allée. Avec celui dont je vais vous parler maintenant, ce livre inaugurait la création d’une nouvelle collection baptisée « Contrebande » et consacré à la traduction : « Contrebande fait entendre la parole d’un traducteur ou d’une traductrice, un parcours, une réflexion, le bruit de la traduction » nous disent-ils.

Donc, « Entre les rives » est le témoignage de Diana Meur, traductrice de l’allemand et de l’anglais qui a la particularité supplémentaire d’être également auteure reconnue de romans.

Si l’on doit comparer les deux ouvrages, je dirais que celui de Corinna est une collection de sentiments, d’impressions, une peinture intime de ce qui l'a amenée et la mène à la traduction littéraire, tandis que celui de Diane est plutôt une somme de réflexions autour du travail d’écriture qui passe autant par ses expériences de traduction que celles d’écriture « pure ».

Les deux se complètent, mettent en lumière différentes facettes de ce métier souvent mystérieux, quand il n’est pas tout simplement invisibilisé… Ce qui est pure injustice ! Et Diane Meur l’explique très clairement :

pp. 30-31

« C. B. et A. S. : Peut-on parler du traducteur comme d’un découvreur ou un passeur ? Quelle importance lui donner ?

D. M. : Quelle importance ? Eh bien, par exemple, je n’aurais jamais pu lire Tolstoï, Dostoïevski, Strindberg, Dante, García Márquez, Borges… s’ils n’avaient pas été traduits en français. Et ma vie serait très différente. Quant à ce que serait plus généralement le monde humain si aucun texte n’avait jamais été traduit d’une langue à l’autre, je ne l’imagine même pas ; ce serait un sujet de nouvelle pour Borges, puisque je parlais de lui.



Voilà donc ci-après quelques unes des lignes qui m’ont le plus interpellée, qui résonnent le mieux avec mon expérience personnelle...

pp. 62-63

« M. L. : Écrire et traduire s’inscrivent-ils dans deux temporalités différentes? En quoi ces activités demandent-elles deux énergies différentes ?

D. M. : Il y a plus de points communs que de différences entre les deux activités. Quand je révise l’ébauche d’un de mes romans, ou quand je révise un premier jet de traduction, j’ai l’impression de faire un peu le même travail sur cette matière qu’est la langue. Je tiens à le souligner, car de plus en plus souvent des gens me demandent pourquoi je ne me sers pas de logiciels pour « faire » mes traductions. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons qui font que je ne me sers pas de logiciels pour « faire » mes romans ! Le résultat ne serait pas un texte écrit, c’est à dire pensé, compris et ressenti, mais un simple alignement de mots, sans vie et sans saveur.

M. L. : Un traducteur est-il un ventriloque qui a soudain besoin de prendre la parole ?

D. M. : Je crois que c’est une façon un peu réductrice de voir la traduction. Elle est un travail difficile, exigeant, qui réclame énormément d’inventivité et de créativité. À mes yeux, on peut très bien s’en satisfaire. Un traducteur n’est pas nécessairement un écrivain qui s’ignore ou, pire, un écrivain raté.

M. L. : Diriez-vous qu’écrire et traduire sont deux jeux de cache-cache, l’un exigeant un effacement de soi, et l’autre une révélation de soi ?

D. M. : Je penserais plutôt à une métaphore musicale. Écrire, c’est composer ; traduire, c’est interpréter la musique composée par un autre. Diriez-vous d’un instrumentiste qu’il « s’efface » devant Mozart ? »

pp. 113-116

« J’écris à l’oreille

Comme beaucoup d’autres, j’écris « à l’oreille » – et dans l’écriture, j’englobe aussi la traduction, ce qui mériterait d’être soigneusement argumenté mais m’entraînerait trop loin d emon sujet. J’écris donc à l’oreille. Qu’entendre par là, sans jeu de mots facile ?

Ce n’est pas tellement que je veille à ce que le texte écrit « se dise bien », même si j’ai retenu la leçon d’un comédien chargé un jour de réciter quelques extraits d’un roman de Paul Nizon que je traduisais alors en français : dans ma version provisoire, dont j’étais plutôt contente, il m’avait fait modifier plusieurs passages qu’il n’arrivait pas à mettre en voix. Quelque chose dans le rythme, dans l’agencement sonore, passait mal à l’oral.

Je l’ai écouté, et j’ai introduit dans mon texte les changements demandés. Je l’ai écouté parce que, d’une façon générale, j’ai tendance à écouter les gens. J’ai toujours été une écouteuse plus qu’une parleuse. Savoir faire place au point de vue de l’autre et à sa sensibilité, prendre le temps de s’en imprégner, sans couper la parole pour donner trop vite son avis, réagir, réfuter, voilà des qualités indispensables pour être traducteur.

Je l’ai écouté et j’ai retenu sa leçon ; mais je n’ai pas accordé à cette leçon une valeur universelle. Un poème, un discours, une réplique de théâtre doivent bien passer à l’oral, c’est leur fonction première. Une page de roman, une entrée de journal, une analyse philosophique n’en ont pas impérativement besoin, et tout le monde n’est pas Flaubert gueulant dans son gueuloir. Certes, il m’arrive de déplacer un mot qui, là où il se trouvait, cassait l’élan logique d’une phrase, d’écarter un adjectif qui, même parfaitement fidèle à ma pensée (ou à celle de l’originale), créait un assonance involontaire et malvenue – car, oui, dans ma tête je les entends, les textes que j’écris. Ces règles rythmiques et euphoniques ne sont pourtant pas tout à fait celles qui régissent l’oralité ou la déclamation et, ayant appris entre-temps à parler un peu plus, sans renoncer à écouter, aujourd’hui je dirais peut-être à ce comédien : « Je sais combien il est difficile de mettre en voix un texte conçu pour la lecture silencieuse, mais j’ai confiance dans votre talent. Essayez encore. »

Parfois les deux systèmes de règles s’interpénètrent, quand l’oral fait irruption dans l’écrit. Quand un roman par exemple intègre des dialogues, et à vrai dire il y a beaucoup de dialogues dans les romans que j’écris. Mais n’allons pas croire que l’oral, dans l’écrit, fasse irruption tel quel. Quiconque a déjà retranscrit des entretiens et s’attache à faire entendre la voix, la personnalité de celui qui parle, sait qu’il devra s’imposer un long travail d’adaptation. En couchant intégralement sur le papier chaque mot sorti de la bouche de l’interviewé, il donnerait de ce dernier l’image fausse d’un être à l’esprit lent, qui rabâche, tourne autour du pot, perd le fil de son récit, confond les époques, etc. Pour rendre à l’écrit le dynamisme et l’inventivité de l’oral, il faut souvent resserrer, réajuster, déplacer une marque d’hésitation qui sonnera mieux ailleurs, mettre en valeur les ruptures et les bifurcations, au lieu de les laisser obscurcir ou alourdir le texte.



J’écris à l’oreille. Mais ce que j’entends, ce n’est pas purement et simplement la rumeur de la vie. C’est le bruit d’un texte en train de naître, et il y en a qui crient, très fort, avant de trouver leur juste voix. C’est le bruit, parfois imperceptible, de ce que j’essaie encore d’atteindre : l’intention, l’atmosphère, l’image à faire naître, l’idée à faire surgir, toutes choses qui au départ sont plutôt visuelles mais qui, aussitôt après, se convertissent en sons, parce qu’en définitive c’est en son et en mots qu’elles devront s’exprimer. »

 

Vivement le troisième opus... Il est prévu pour octobre 2021, il est de Noémie Grunenwald et s'intitule "Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s" !


Laurence Holvoet

« Entre les rives » de Diane Meur. La Contre Allée, 2019. 225p.

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