Florence apprécie l’œuvre de Maryline Desbiolles et vous trouverez d'autres articles sur notre blog.
"Ceux qui me connaissent savent que j’apprécie l’écriture de Maryline Desbiolles, publiée aux Éditions Sabine Wespieser (un très bon éditeur). Depuis « La seiche », un récit qui m’avait marqué à sa sortie, la série des « Anchise » avec «Le neveu d’Anchise », ou encore « Les draps du peintre » où elle évoque le travail de peinture qu’elle connaît très bien. Ses récits sont emprunts du lieu où elle vit, dans l’arrière-pays niçois, une terre proche de l’Italie.
Mais avec « Il n’y aura pas de sang versé » que j’ai déjà chroniqué ici, elle se confronte à l’Histoire avec un grand H et c’est très réjouissant.
Ici il est question d’Emma Fulconis, une jeune femme qui adore courir. Pas forcément pour gagner des compétitions sportives, simplement pour le plaisir de sentir la sensation de la course dans son corps. On la surnomme d’ailleurs « L’athlète ».
Elle est issue d’une famille dont elle ne sait que peu de choses.
Mais un jour, sa vie bascule. Le chien de son ami Stéphane Goiran, l’un des rares avec qui elle aime rester silencieuses pour écouter un peu de musique, alors qu’elle vient exceptionnellement chez lui, se jette sur elle ou plus précisément sur son péroné, entrainant une grave blessure. Hôpital, rééducation, kinésithérapie : rien ne lui permettra de retrouver son allant d’avant.
Commence alors pour Emma une autre quête : le père Goiran ayant expliqué qu’il avait dressé son chien contre les étrangers , lui « qui n’aime pas les Arabes », la jeune femme se découvre une identité mal connue. La découverte d’une stèle en mémoire de ces Harkis d’Algérie, ayant échoué dans ce recoin de pays bien loin de leur terre natale, lui ouvre des perspectives et un dialogue à pas feutrés avec son oncle, rebaptisé hâtivement Jean-Pierre (alors que son prénom d’origine était Akim) à son arrivée en France. Elle va découvrir un peu par hasard ces fameux « Hameaux de forestage » dans laquelle une partie de sa famille a vécu.
Je connaissais mal cette partie de l’histoire. En me plongeant dans Wikipédia j’ai compris que « Le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu avait varié selon les estimations entre 50 000 et 150 000 (tout de même) mais reste incertain. En 2005, les historiens s’accordent à évaluer de 60 000 à 70 000 le nombre de morts des massacres de harkis. Certains parlent de 150 000 victimes. De nombreux harkis furent également arrêtés, emprisonnés et torturés pour leur position contre le régime algérien » – ça on le sait plus ou moins, notamment grâce à la lecture de « L’art de perdre » d’Alice Zeniter.
En conséquence, sur les 500 000 harkis, seuls 42 500 survivent et trouvent refuge en France métropolitaine. En effet, contrairement aux Pieds-noirs, ils n'ont pas été considérés comme des « rapatriés » mais comme des « réfugiés », leur donnant moins de droit sur le sol français. »
Je connaissais l’histoire du camp de Rivesaltes, qui fait désormais l’objet d’un Musée très intéressant que je vous recommande, mais pas celles de ces camps disséminés du côté de la région PACA.
Selon Wikipédia encore, « en 1963, on comptait 75 hameaux de forestage, majoritairement situés dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Chaque centre accueillait un maximum de 25 familles dans des bâtiments préfabriqués et étaient soumis à un règlement rigoureux. Les préfabriqués étaient considérés comme des logements de fonction : si le père de famille venait à perdre son emploi, la famille devait quitter le logement. Les habitants étaient salariés par l'Office national des forêts pour diverses missions de protection de l'environnement : plantage et coupe d'arbres ou gestion des incendies de forêt. Un avantage particulier des hameaux de forestage pour le gouvernement est de garder les supplétifs à l'écart des immigrés algériens, de crainte de relancer la guerre d'Algérie dans la métropole».
Cette histoire bien mal connue est le fond de « L’agrafe ».
Boiteuse à vie, Emma l’est à double titre : dans sa chair, à l’endroit douloureux de « l’Agrafe », mais aussi dans son histoire et son passé familial injustement méconnu par la grande histoire. Et ce n’est pas une cérémonie bâclée à laquelle elle assiste avec son oncle Akim rebaptisé Jean-Pierre qui rétablira l’injustice commise à l’endroit de ces « supplétifs » comme on les a appelés autrefois.
Ayant obtenu à très juste titre le Prix littéraire Le Monde 2024, Maryline Desbiolles y révèle aussi un souffle d’écriture ébouriffant. Comme dans ce passage où l’autrice pousse un cri salvateur, partant de la douleur de cette page d’histoire mal refermée, mais qui englobe toutes les incompréhensions du moment. Voici un extrait de son style : « Quand est-ce qu’on se mélange ? Maintenant, ici et maintenant, on se mélange dans les couloirs, contre un mur, sous les escaliers, dans a chambre, on se mélange les pinceaux, on mélange ce qui fut nos prétendus goûts et dégoûts, on aime les gros les maigres les filles les garçons les blondes les bruns, on est des enfants blessés, on aime les tout cassés, tout ce qui est cassé en nous, en eux en elles (…) »
Emma Fulconis de son côté trouvera une rédemption par le chant … et la danse. Celle qui timidement agite sa chair pourtant meurtrie. Mais avec une âme qui continue d’être animée de l’intérieur par cet allant qui n’est pas prêt de disparaître."
Florence Balestas
EXTRAITS
« Quand est-ce qu’on se mélange ? Maintenant, ici et maintenant, on se mélange dans les couloirs, contre un mur, sous les escaliers, dans a chambre, on se mélange les pinceaux, on mélange ce qui fut nos prétendus goûts et dégoûts, on aime les gros les maigres les filles les garçons les blondes les bruns, on est des enfants blessés, on aime les tout cassés, tout ce qui est cassé en nous, en eux en elles, on les mors à la nuque, on lèche les cicatrices, on plonge les doigts dans les plaies, ça fait très mal mais tant pis, on en a plus qu'assez d'être tripotés toute la sainte journée pour notre bien et d'avoir toujours aussi mal, tripotés, pas caressés, pas excités, dans les coins sombres ou pas, quand est-ce qu'on se mélange, ici et maintenant, partout, en pagaille, et délicatement dans la chambre avec vue sur la mer qu'une marée inédite fait se répandre sur les draps, tout ce liquide, les humeurs du corps, on nage dans les humeurs, on se laisse couler, les jus de tout le corps, quand est-ce qu'on va mourir, mélanger nos jeunes os, nos pourritures, nos cendres, pas ici, pas maintenant, pas tout de suite (...) »
« (...) quand est-ce qu'on va mourir, la peur est exorbitante, elle n'est pas étrangère à l'excitation, parfois même elle la recouvre en entier, j'enfonce mes dents dans ta chair meurtrie, je suis dans ta douleur, même si jamais je ne pourrais te faire aussi mal, quand est-ce qu'on se mélange, quand est-ce qu'on mélange nos frayeurs, nos sanies, nos béquilles, notre désespérante douceur, quand est-ce qu'on se frotte, qu'on fait des étincelles, quand est-ce qu'on n'est même pas morts, que le pus est une liqueur et les pansements des justaucorps, quand est-ce qu'on est cul par-dessus tête, mais c'est déjà fait, on est tout cassés n'oublie pas, forget-me-not, avec tes yeux myosotis je ne te confonds pas, tu es tout cassé mais pas seulement, ça dépasse, ça déboite, quand est-ce qu'on rigole à s'en faire sauter les points de suture, l'éclate la vraie et les entrailles à l'air (...) »
"L’agrafe" de Maryline DESBIOLLES. Éditions Sabine Wespieser, 2024. 152 p.
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