"Il y a des lectures qui arrivent à point nommé. Pour moi ces dernières semaines, "Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d'exister" de Mona Chollet a été complètement de celles-ci...
Cet essai est une lecture bienfaisante. Qui rappelle et décortique des tas de choses que l’on sait déjà mais qui, rassemblées, aident à remettre les pendules à l’heure : il est urgent de nous arrêter de nous en demander tant à nous-même et aussi – surtout – de nous accabler incessamment de reproches !
Je pense que le mieux pour donner envie de le lire, c'est... d'en lire des extraits. Alors voici une sélection d'une dizaine de passages qui m'ont plus particulièrement parlés/touchés. Vous les trouverez ci-dessous... Bonne lecture !"
Laurence Holvoet
– À propos des critiques sur le fait de parler trop poliment aux autres
(c'est pour moi du vécu, et ça ne date pas d'hier) :
pp. 37-38
« Comme de nombreuses commentatrices, Cameron conteste surtout l’idée que ce soit forcément les femmes qui aient tort de s’exprimer en ménageant leurs interlocuteurs et interlocutrices. Après tout, quand on demande un service à quelqu’un, ou quand on lui assigne une tâche, c’est-à-dire quand on requiert un peu (ou beaucoup) de son temps et de son énergie, est-il vraiment si absurde d’y mettre les formes, de se montrer consciente de la valeur de ce temps et de cette énergie ? « Vous en abstenir ne vous fera pas apparaître comme une personne plus claire et plus sûre d’elle, assène Cameron. Cela vous fera passer pour une abrutie grossière et dépourvue de considération. » Nous enjoindre de renoncer à la politesse qui nous semble appropriée, c’est reproduire la bonne vieille logique patriarcale selon laquelle les femmes ont toujours tort, argue-t-elle.
Et, en effet, pourquoi la brutalité qui règne dans certains milieux devrait-elle être admise comme la norme ? Les mots jugés inutiles dont beaucoup de femmes enrobent leurs messages ne sont pas inutiles, justement : « Ils n’affaiblissent pas leurs propos, ils ne dénotent pas d’un esprit confus. Ils créent une cohésion et une cohérence entre ce que la locutrice et l’auditeur doivent accomplir : se comprendre et partager, insiste Robin Lakoff. Si beaucoup de femmes utilisent ces formes, c’est qu’elles sont plus douées pour être humaines. » »
– À propos de l’auto-flicage permanent faisant feu de tout bois :
p. 42
« Pour autant, elle n’en a tiré aucune conclusion radicale sur l’attitude qu’elle se proposait d’adopter à l’avenir. Elle n’excluait ni de continuer à s’excuser, ni d’arrêter. Et il faut insister là-dessus : la manière dont nous réagissons à une situation dans laquelle nous avons été placées est une question tout à fait secondaire. Ce qui importe, c’est de démonter les mécanismes qui nous affectent, de comprendre ce que des pouvoirs divers nous ont fait et continuent à nous faire, plutôt que de nous ajouter une pression supplémentaire en prescrivant la réaction qui serait la plus appropriée.
Je mesure mieux aujourd'hui la nécessité de faire preuve de souplesse et d’indulgence envers nous-mêmes et envers les autres, de ne pas nous fixer des lignes de conduite trop rigides, de ne pas accorder une importance exagérée aux stratégies que nous adoptons. Il me semble n’en avoir pas toujours été assez consciente en écrivant mes précédents livres. Sur la question des cheveux blancs des femmes, par exemple, je regrette de ne pas avoir davantage insisté sur ce point : le problème, c’est la façon dont la société considère le vieillissement des femmes, et sûrement pas la teinture ou l’absence de teinture de nos cheveux.
Mais, dans ce livre-ci, je suis forcée d’y prêter attention, compte tenu du paradoxe auquel je me heurte : faire remarquer que nous sommes toujours en train de nous surveiller nous-mêmes et de critiquer notre façon d’agir, c’est encore nous surveiller nous-mêmes et critiquer notre façon d’agir (même si c’est dans l’espoir que ce soit la dernière fois !). Alors, que ce soit bien clair : mon sujet, ici, n’est pas tant nos habitudes mentales que les pouvoirs qui se manifestent à travers elles. »
– À propos des véritables objectifs de l’éducation :
p. 118
« Mater une personne sur laquelle on a autorité en invoquant la nécessité de lui enseigner la frustration : on retrouve cette préoccupation au sein du patronat américain au début des années 1970, alors qu’une génération idéaliste et contestataire arrivait sur le marché du travail. « Il y a chez les employés un affaiblissement général de la tolérance à la frustration », déplorait alors un dirigeant de chez Ford, qui y voyait la raison principale des « difficultés actuelles avec la main-d’œuvre ». Le philosophe Grégoire Chamayou, qui rapporte ce discours, le relie à la théorie élaborée dans les années 1930 par des psychologues américains, théorie selon laquelle « la tâche cardinale d’une éducation bien comprise n’était pas tant de faire s’épanouir le jeune sujet que de « construire sa tolérance à la frustration » par la discipline ». Appliquer cette grille de lecture aux révoltes ouvrières, analyse-t-il, « revenait à les présenter comme des manifestations d’immaturité psychique, des caprices d’enfants gâtés », en évacuant la question pourtant pertinente de la « trop grande insatisfaction qu’un travail aliénant inflige ». Face à des enfants ou à des employé.e.s, il ne s’agit donc toujours que de trouver une justification pseudo-scientifique à la répression d’aspirations légitimes. »
– À propos des enfants soi-disant naturellement tyrans versus leurs expériences réelles :
pp. 130-131
« De tels discours pourraient nous faire perdre de vue ce fait élémentaire : les enfants ne détiennent aucun pouvoir. Elles et ils dépendent entièrement de leurs parents physiquement, matériellement, affectivement. Elles et ils sont inexpérimenté.e.s, impressionnables, vulnérables. (…)
Dans un texte consacré à son refus de la maternité, la romancière Ann Patchett rapporte une conversation qu’elle avait eue avec une amie lorsqu’elles étaient jeunes.
« Je ne pourrais jamais faire ça à quelqu’un que j’aime, disait Ann.
— Faire quoi ?
— L’enfance. »
Et elle énumère : « L’incertitude, l’absence complète d’autonomie ou de contrôle, quitter des endroits que tu n’as jamais voulu quitter pour des endroits où tu n’as jamais voulu aller, la peur, les brimades, l’impuissance, la gêne, la déception et la honte, la trahison de ton propre corps. Avoir un enfant implique d’oublier délibérément ce à quoi l’enfance ressemble réellement. Cela implique de balayer d’un revers de main la très forte probabilité de te retrouver à faire à la personne que tu aimes le plus au monde exactement ce qu’on t’a fait à toi. Non. Non merci. » »
– À propos du bonheur d’avoir la liberté de faire exactement ce que l’on veut :
pp. 168-169
« Ne plus être salariée, ne plus faire qu’écrire des livres, a bousculé mon bel équilibre. L’élément « effort » a disparu ; il ne reste que l’élément « récompense », et je me retrouve comme un automate détraqué. Mon cerveau n’est pas du tout câblé pour faire face à cette situation, qui me plonge dans une panique sourde. (…)
Au début, disons-le, c’est un fiasco. Je m’affole lorsqu’une journée passe sans que j’ai produit quelque chose ; j’y vois le signe d’une déchéance, d’une dérive inéluctable, la preuve définitive du fait que je ne vais plus jamais réussir à écrire un livre. Je veux à tout prix faire entrer l’écriture dans le moule de mes anciens horaires de bureau. Puisque j’ai la chance de faire ce que j’aime, je me mets à m’accorder de moins en moins de loisirs – comme si cela devait se payer. Je suis en apnée. Je m’impatiente parce que toutes les contraintes élémentaires de la vie me paraissent trop chronophages. Préparer un repas et laver la vaisselle prennent un temps scandaleux. Lorsque je passe l’aspirateur, je le cogne contre les meubles, pressée d’avoir terminé, obsédée par le travail intellectuel qui m’attend. Je m’énerve dès qu’un objet me résiste un tant soit peu – un pot de miel qui refuse de s’ouvrir, par exemple. La vie ne me paraît jamais assez fluide, le monde jamais assez fonctionnel… et moi non plus. Je me reproche de traîner, d’être trop lente, indolente, rêveuse, peu efficace. Apparemment, je m’en veux de ne pas être une machine. »
– À propos de l’acharnement quasi-congénital que l’on met dans le « travail » :
pp. 213
« Ce qu’il faudrait, en somme, c’est une redéfinition de l’espace intérieur et des présupposés à partir desquels nous accomplissons une tâche ou une performance. Notre devoir n’est pas de nous esquinter pour renouveler sans cesse la preuve de notre valeur : il est d’affirmer et de défendre la valeur que nous avons déjà, et qui est inconditionnelle. Une conscience résolue, à la fois individuelle et collective, de notre droit à nous protéger, à refuser ce qui menace notre bien-être mental et physique, ne changerait pas miraculeusement le rapport de force entre employés et patronat dans une société capitaliste. Mais il rendrait déjà les positions des premières bien plus solides. »
pp. 215-216
« Révolutionner notre mentalité impliquerait de ne plus nous sentir tenu.e.s à l’acharnement, au sacrifice, à l’abnégation – et, évidemment, de ne plus les exiger des autres. Et cela quels que soient les sentiments que nous inspire notre travail. Même si nous apprécions notre activité, même si nous y prenons du plaisir, si nous lui trouvons du sens, au nom de quoi devrions-nous renoncer à notre santé et à notre équilibre de vie pour elle ? »
– À propos des injonctions contradictoires s’imposant à la « bonne » militante :
pp. 225-226
« Dans un article publié en 2020, une autre autrice, qui signait simplement Leïla, observait avec justesse la « double contrainte » – une de plus – paralysante imposée par le milieu féministe : « D’un côté, il faudrait qu’on soit puissant.e.s, qu’on réclame notre pouvoir, qu’on joue le jeu de l’empowerment (non seulement affirmer nos limites, mais aussi s’exprimer en public, s’autoriser à prendre de l’espace à la fois par la parole et par le corps, faire preuve d’initiatives, etc.). De l’autre, on nous dit que la pire des choses que l’on pourrait faire serait de blesser quelqu’un.e, de commettre nous-mêmes un abus et que nous devons faire très attention à nos comportements en permanence. »
Au lieu que l’attention à la sensibilité de chacun.e soit une donné de base à partir de laquelle on se consacre à la lutte contre le système capitaliste, raciste, sexiste, etc., avec une tolérance pour les inévitables maladresses, les attitudes offensées prolifèrent à l’infini, finissant par occuper tout l’espace. »
– À propos de la fidélité, trahison de soi :
« L’artiste et activiste québécoise Catherine Dorion se souvient de sa perplexité le jour où elle a entendu un ami, lors d’une soirée militante, tenir un discours sur le devoir de poursuivre la lutte. « Je ne trouvais pas que c’était une bonne idée de travailler à insérer un « il faut » de plus dans le crâne des gens », explique-t-elle. Elle cite cette belle réflexion de la philosophe Michela Marzano : « La fidélité au devoir est une forme de trahison de soi qui efface la valeur même de la fidélité : au lieu d’être ce par quoi l’on cherche à respecter son être, elle devient ce par quoi on l’efface. »
Le sentiment de devoir peut amener à se considérer comme personnellement responsable de tout ce qui va mal dans le monde, et à s’en vouloir quand on a l’impression de ne pas en faire assez pour que ça change. Une fois de plus, on préfère alors l’illusion de la toute-puissance, et la culpabilité qui va avec, à une vision plus réaliste de soi et de ses capacités, au risque de s’épuiser. Ici, la distinction que fait le psychologue Yves-Alexandre Thalmann entre « prendre en charge » et « prendre soin » me paraît très utile. Il parle des relations amoureuses, familiales ou amicales, mais cette observation peut être transposée au domaine politique.
Il cite l’exemple d’une femme qui, alors que son couple battait de l’aile depuis des années, a longtemps hésité à divorcer, de peur de blesser son mari, ses parents, ses enfants, etc. « Prendre en charge », c’est se sentir responsable du bien-être des autres à leur place ; c’est tout porter sur ses épaules, en faisant taire ses propres besoins. Cela implique de sous-estimer ou de nier les ressources des autres, leur capacité à faire face à une situation, à surmonter une blessure ou une difficulté.
« Prendre soin », en revanche, c’est être présent.e, solidaire, attentif ou attentive, agir, aider, mais en laissant aux autres leur agentivité, en écoutant et en respectant ses propres limites et ses propres besoins. Par là, remarque Thalmann, on se rend aussi inaccessible aux tentatives de manipulation, qui flattent habilement notre désir de toute-puissance pour mieux nous vampiriser – un mécanisme qui s’observe aussi bien dans le domaine privé qu’en contexte militant.
« L’humain sait pertinemment ce qui l’intéresse, écrit Catherine Dorion. Cette boussole, nous naissons avec. Renouer avec elle, renouer avec elle. Dans toutes les sphères de notre vie, jusqu’à ce que d’autres, impressionnés, découvrent en eux-mêmes des désirs similaires à ceux que nous avons assumés. » Cela implique cependant de se faire confiance, alors que la culture dont nous avons hérité professe que nous sommes foncièrement mauvais.es et que, sans la béquille des principes moraux extérieurs, nous sombrerons immanquablement dans le vice et la dépravation. »
– À propos de « la honte d’aller mal, la honte d’aller bien » :
pp. 239-240
« Par ailleurs, l’obsession de chacun.e pour ses privilèges crée, ou renforce, des habitudes de pensée qui induisent une double anxiété. On a honte quand on va mal, parce qu’on se dit que d’autres souffrent bien plus que soi. Et on a honte quand on va bien, parce qu’on se dit que beaucoup de gens souffrent. Je m’aperçois que je critiquais déjà ces deux interdits il y a vingt ans dans La Tyrannie de la réalité ; comme quoi on ne fait jamais que creuser et approfondir les mêmes sillons toute sa vie – et, après tout, pourquoi pas. Mais j’ai encore plus envie d’insister là-dessus aujourd'hui.
On peut être tenté.e de renoncer à espérer un avenir personnel heureux alors qu’il est maintenant certain que l’humanité est entrée dans des années particulièrement sombres et violentes. Mais c’est une erreur. Le bonheur est une fleur imprévisible qui peut pousser dans toutes sortes de circonstances ; il n’y a aucun raison d’y renoncer avant les cinq dernières minutes de l’existence humaine sur terre – et encore. C’est une erreur, aussi, de voir dans nos aspirations une trahison. Les parts de nous qui peuvent aller bien, ou qui souhaitent aller bien, n’impliquent aucune contradiction avec notre engagement dans la société, avec notre intérêt pour le monde. »
– À propos de l’acceptation de notre imperfection et du fait de commettre des erreurs :
pp. 246-247
« Je ne suis pas fataliste par rapport à ces situations. Je ne renonce pas à tenter de les changer autant que possible. Mais Leïla a raison : la perfection n’existe pas. On peut s’efforcer de faire coïncider le plan des principes et celui des actes, mais ils ne se confondent pas. Il est facile de manier des idées de façon abstraite. Les mettre en œuvre quand on est engagé dans l’épaisseur du réel, c’est une autre affaire. Élaborer des idées, c’est galoper librement sur une plage, tels les chevaux à crinière de lune sur les posters kitch de nos chambres d’adolescentes ; c’est utile – c’est même indispensable –, mais c’est facile. Les appliquer dans sa vie sociale, quotidienne, en revanche, c’est comme avancer dans l’eau avec des bottes de pêcheur. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !