samedi, février 06, 2021

"Un père étranger" de Eduardo Berti, traduction J.-M. Saint-Lu (Argentine)



C’est avec grand plaisir qu’on retrouve Eduardo Berti,écrivain argentin né en 1964, auteur d’une œuvre déjà conséquente, membre de l’Oulipo et qui nous entraîne, dans ce nouvel opus, en Amérique du sud, en France, en Europe centrale et en Angleterre.

Ce « Père étranger » qui vient de paraître à la Contre Allée est un étonnant jeu de miroirs qui met en scène un fils écrivain, l’auteur lui-même, qui cherche à comprendre son père qui vient de mourir et lui a laissé en héritage un roman inachevé, « La Dé
route ». Dans le même temps le fils écrit ou tente d’écrire une biographie romancée de Joseph Conrad et pour ce faire se rend dans le Kent, à Pent Farm, où ce grand écrivain a vécu à une période de sa vie avec sa femme Jessie et son fils Borys.

Eduardo Berti est en même temps l’auteur qui enquête sur Conrad qu’il admire et qui le fascine et le fils lecteur qui découvre son père à travers cette étrange tentative de roman que nous découvrons nous aussi. Roman nocturne qui se déroule dans un lieu reculé d’une Roumanie fantasmée au bord d’un fleuve, le Siret. Et il y a quelque chose d’hallucinatoire dans le récit du père qui, par son côté onirique, nous fait penser à certaines scènes du Temps des gitans d’Emir Kusturica . L’auteur devient donc lecteur et nous-mêmes, les lecteurs nous nous égarons dans ce labyrinthe mais sans jamais perdre le fil : « Je me rends compte », dit-il,  « que l’auteur d’un roman sur un père étranger est devenu avant tout le lecteur d’un roman écrit par un père étranger, au point qu’il en rêve au lieu de rêver du livre qu’il s’obstine à écrire. » (p386)

C’est une double quête, double enquête, que celle de l’auteur car il y a des similitudes entre le destin du grand écrivain et celui du père-écrivain-non-abouti : Jósef Teodor Konrad Korzeniowski, polonais né en Ukraine, venu en France, marin au long cours, grand admirateur de Flaubert décide d’écrire en anglais et manie magnifiquement cette langue qui pourtant n’est pas la sienne (« Et je ne peux m’empêcher, dit Eduardo Berti, de penser à ce que quelqu’un… a dit après la mort de Jósef : que se servant d’une langue conquise, il n’était pas étonnant qu’il manipule parfois les mots comme si c’étaient des petites choses exquises comme des trésors empruntés. » p398). Il décide aussi de faire de son troisième prénom son nom de plume. Jósef Teodor Konrad Korzeniowski devient Joseph Conrad. Et, chose curieuse, il s’est passé quelque chose de similaire pour le père de l’écrivain, juif roumain qui a fui son pays juste avant le début de la seconde guerre mondiale et dont le fils a très longtemps ignoré l’histoire : « Mon père, quand il avait franchi la douane de Buenos Aires, avait inscrit ou indiqué un de ses prénoms au lieu de son vrai nom. Et il me semble incroyable qu’un monde comme ça ait pu exister, je veux dire un monde dans lequel il était aussi facile de réinventer officiellement son identité.» (p212). Il y a là quelque chose de vertigineux et une réflexion profonde sur le statut de l’exilé, de l’étranger et sur la filiation : « L’étranger n’est pas celui qui est arrivé aujourd’hui pour repartir demain mais celui qui est arrivé aujourd’hui pour rester. Le voyageur potentiel. Celui qui n’a pas poursuivi son chemin. L’étranger qui mélange deux concepts et les met en conflit : l’errance et le point fixe. L’étranger qui réinvente le point fixe à un endroit qui n’est et ne sera point de départ. » (p380).

Il s’interroge aussi sur ce qui est la « patrie » de l’écrivain, son territoire : « A l’époque, j’aimais bien la notion selon laquelle la « patrie » de l’écrivain est sa langue natale. Aujourd’hui, avec plus d’ancienneté comme étranger, je préfère l’idée que son véritable pays se trouve dans ses livres : ceux qu’il a lus ou désire lire (sa bibliothèque), ceux qu’il a écrits ou désire écrire (certains appellent cela une œuvre). »

Apparaît aussi, dans cette quête-enquête d’identité, un personnage étrange, Meen, un allemand, lecteur de Conrad , qui vient dans le Kent, à Pent Farm, pour le tuer car il s’est reconnu dans le personnage de Falk et l’image que celui-ci lui renvoie de lui-même ne lui plaît pas. Eduardo Berti s’amuse bien-sûr mais pas seulement car il montre ainsi que l’auteur, le livre et le lecteur sont embarqués dans la même grande aventure.

Et ce livre est en définitive aussi une célébration de l’écriture et de la littérature : « comme si au fond écrire était, pour moi au moins, un vaste pays étranger avec sa vaste langue fantôme » (p 47), cette langue que l’écrivain choisit et qui porte en elle ce qu’il y a de plus profond en lui, ce qui est lié à ses origines.

Il faut donc se laisser porter par cette histoire multiple qui parle d’exil, de silences, de filiation, d’écriture et de littérature. Lecture fascinée d’un livre fascinant !

Françoise Jarrousse



« Un père étranger » de Eduardo Berti, traduction de Jean-Marie Saint-Lu. Editions La contre-allée, 2021. 448p.

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