jeudi, février 23, 2023

« Les sources » de Marie-Hélène Lafon (France)

Le saccage d’elle-même.

C’est l’une des explications que donne Marie-Hélène Lafon pour expliquer. Expliquer pourquoi cette femme qui vit dans sa ferme, dans cette journée ordinaire, n’arrive pas à se lever de la chaise sur laquelle elle est vissée.

C’est pourtant une journée ordinaire, un samedi de Juin 1967, où l’on va descendre chez ses parents avec ses trois enfants, et pourtant c’est une femme qui est dans l’attente de ce qui va survenir.

Parce qu’il y a la peur. Une angoisse constante, en suspension.

On se dit qu’elle va s’organiser pour partir, que ce n’est pas possible de rester là, humiliée par ce mari sans joie, dont elle connaît le moindre geste, la moindre humeur prévisible, et que tout était programmé.

La peur sourd d’elle, elle est très palpable.

Mais elle n’est pas encore prête à partir. Parce qu’il y a l’orgueil. L’orgueil d’être propriétaire avec son mari d’une ferme dans cette vallée de la Santoire, et ce n’est pas rien.
Et puis il y a les enfants. Ils sont trois : deux filles et un garçon, encore petit.

Elle a voulu ses enfants. Elle est très attachée aux corps de ses enfants, notamment celui du plus petit, Gilles, qu’elle voudrait encore garder auprès d’elle, comme un bébé qui ne sortirait pas de son ventre.

Elle peut se dire encore que ça a du sens. Mais est-ce que cela a encore du sens ?

Elle raconte le quotidien. Les sœurs qui font d’autres choix, notamment de partir à la ville. Qui sont venues au départ passer l’été à Fridières, au moment de la naissance du petit. Avec le médecin qui suggère d’arrêter avec les grossesses, trois césariennes en trois ans, à vingt-six ans, et de pouvoir être « tranquille ».

Tranquille, elle ne le sera jamais si elle reste. Elle le sait. Pourtant elle est propriétaire de la moitié de tout ce qu’elle voit, c’est écrit dans le contrat chez le notaire.

La seule solution est de parler, de montrer à sa mère « les bleus, les traces, sous la jupe ». Expliquer très vite que les enfants grandissent et comprennent tout, et voient tout. Et la mère fera ce qu’il faut : dire que c’est fini, qu’elle ne doit pas retourner à sa ferme.

Marie-Hélène Lafon comme toujours excelle à rendre compte du quotidien. Avec une description minutieuse des gestes de tous les jours, on est aux côtés de Claire et on partage son angoisse.

Ensuite il y aura 1974 et on sera avec le mari, quitté par sa femme, un acte incompréhensible pour lui. Peut-être ses filles resteront de son côté. Elles viendront régulièrement à la ferme pour les vacances. Qui lui lavent le dos, l’une ou l’autre, à tour de rôle. Mais pas le petit Gilles.

Enfin il y aura 2021. Les temps ont changé, on vend la ferme. C’est Claire, la fille, qui revient : on a de la chance, il y a la lumière d’octobre sur la maison. Les nouveaux propriétaires n’habiteront pas la ferme, c’est fini ce temps là.

« Elle préfère le mot source au mot racine. » Comme pour mieux expliquer, maintenant qu’elle a cinquante-ans, « ce que représente pour elle cette cour rectangulaire perdue au fond d’une vallée minuscule ».

Cette histoire de Claire, on comprend que c’est l’histoire de Marie-Hélène Lafon, partie de chez elle, partie loin de ses sources, pour un nouveau travail, dans un autre monde, et qui se souvient.

De Marie-Hélène Lafon, j’avais déjà chroniqué « Les Pays » - que je vous recommande, « Joseph » ou encore l’ »Histoire du fils » : des récits que je recommande chaleureusement, tout comme « L’annonce » - tout simplement magnifique.

L’histoire de Claire, qu’elle nous fait partager ici avec « Les Sources », nous touche intensément.

Extrait :

« La source serait là, une source. Elle préfère le mot source au mot racine. Elle a beaucoup retourné ces questions quand elle avait trente ou quarante ans. Elle sait que sa sœur et son frère s’arrangent aussi comme ils le peuvent avec cette maison des petites années, la cour et l’érable, Fridières et le reste. Elle les retrouvera dans une heure, avec les nouveaux propriétaires, chez le notaire de Murat pour signer la vente de la maison. Elle pense que c’est le dernier acte et s’en voudrait presque de ne pas pouvoir remplacer ce terme un peu grandiloquent, qui lui tombe dessus dans la cour vide, par un autre, plus neutre, plus dégagé ; la dernière étape, la dernière démarche, la dernière formalité ».

« Claire respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. Personne n’a jamais été vraiment alangui dans cette cour, en tout cas personne qu’elle connaisse. Elle se prend à espérer que quelqu’un l’ait été avant eux et à souhaite que quelqu’un puisse l’être après eux, les cinq, vissés là pendant une poignée d’années, et le père ensuite, fort peu alangui et seul en son fief, quasiment jusqu’à la mort. »

« Claire s’adosse au tronc de l’érable. Elle écoute la Santoire. Elle a posé la main droite ouverte sur le lichen roux de la façade, elle va partir, elle se souviendra de tout. Elle ne ferme pas les yeux, la lumière est douce. »

Florence Balestas

« Les sources »  de Marie-Hélène Lafon. Buchet Chastel, 2023. 128p



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