Foisonnant, échevelé, touffu, romantique, mystérieux… tel est «Taman Asli », de Cyril Dowling (le roman comme le lieu où il plonge ses racines). Si
vous ne supportez que le minimalisme, « l'écriture blanche »,
voire « l'écriture plate » (celle d'Annie Ernaux, selon Jean
Pierrot) vous avez le droit de passer votre chemin ! Mais ce serait
dommage. Laissez-vous plutôt emporter par les pluies tropicales,
plongez dans les vapeurs qui montent du sol malaisien ou du fleuve
parisien, les brumes de chaleur enveloppant le printemps et l'été
français de 1988, qui furent caniculaires, courez après les mirages
et les miroirs, les personnages gémellaires au reflet inversé :
Noor et Alastair, Alastair et Damien, Leila et Noor…
Au fil des pages, on croise des silhouettes historiques, ou l'ombre qu'elles projettent : Mata Hari, l'Aga Khan, le docteur Mahathir, qui fut à deux reprises Premier ministre du pays… et surtout un bataillon de personnages fictifs, dont on devine qu'ils ont un peu ou beaucoup à voir avec le passé de l'auteur. Ils tombent dans la passion comme dans un gouffre, se déchirent, se trahissent, se poursuivent d'un bout à l'autre de la planète ; nous nous enflammons pour leurs rencontres (dans la jungle, au coeur des festivités de l'Année du Dragon, sur les toits de Paris illuminés par l'enseigne du grand REX) et pour leurs amours dangereuses ; nous retenons notre souffle lors de chaque rebondissement, comme lorsque, enfant, nous lisions des robinsonnades ou des romans de cape et d'épée. L'un de mes personnages préférés reste cependant celui du frère de l'héroïne, Andrew : colosse naïf, montagne de muscles, futur « Monsieur Malaisie », il se trouve tout à coup immergé dans une vie parisienne qui l'éblouit. Il veut tout voir et tout connaître. Tel l'Autodidacte de Sartre dans « La Nausée », qui lit les livres de la bibliothèque dans l'ordre alphabétique, il s'imprègne du dictionnaire français selon le même principe. Fou amoureux de Leila, malaisienne et francophone, il use de son mieux du vocabulaire découvert à la lettre B : Leila ! Belle / Besoin / Boire / Bière ? On rit, avec un brin de condescendance. Pourtant, lorsque Leila, hospitalisée, doit être extraite de sa chambre en fauteuil roulant, Andrew effectue « une intrusion explosive et inespérée dans la lettre "L" en s'écriant : Laissez ! » Il la soulève dans les airs et l'emporte, pelotonnée dans ses bras. King-Kong est un chevalier. J'ai cédé à l'attendrissement devant cette scène où notre héros triomphe de l'alphabet ! Peu à peu, d'ailleurs, le personnage se décante, beaucoup plus subtil que nous ne pouvions le supposer.
Il se trouve que j'ai lu ce roman au retour de quelques jours en Malaisie où j'ai passé quatre ans, il y a bien longtemps. J'ai revu l'Asie follement jeune, à la fois matérialiste et mystique (ou superstitieuse, selon le point de vue), les décors kitsch, « tout ce que le monde a hérité d'archaïsmes musulmans, chrétiens et asiatiques tout à la fois, concentrés et alliés dans un seul pays », comme l'énonce Noor, l'héroïne du roman. J'ai appris que le petit parc – cadre du début de l'histoire – où nichaient l'ambassade de France et la Résidence avait été vendu… et que l'ancienne possession du gouverneur anglais, Carcosa, villa oubliée du temps, cachée sur sa colline, tombait en ruine, en attendant le promoteur qui l'achèverait ! « Ce pays n'est pas assez vieux pour avoir la notion de patrimoine » remarque Nerel, la belle-mère d'Alastair. Je ne suis pas sûre qu'il l'ait acquise depuis. Tant pis, lisez « Taman Asli » : un morceau de ce patrimoine est là, enfoui sous les herbes et les palmes. Les geckos fusent entre les pierres des demeures écroulées. Attention aux mygales !
Une petite critique : les nombreux personnages sont répertoriés dans un index ; les termes malais sont réunis dans un glossaire. Le tout dans les dernières pages. Pourquoi ne pas en signaler l'existence de façon plus évidente, au début de l'ouvrage ? (Tout le monde ne lit pas la table des matières ligne par ligne… ) J'avais beaucoup aimé, dans un autre roman du même éditeur, « Ganga », le fait que la carte géographique et le lexique figurent en tête du livre, et non à la fin.
Hélène H.
"Taman Asli, sanctuaire d’un été oublié" de Cyril Dowling. Éditions Gope, 2024. 452 pages
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