dimanche, juin 17, 2012

Quelques poèmes de Frédéric Jacques Temple...

Merry-go-round


à David Gascoyne




Un train aux lumières aveugles

franchit des forêts invisibles.

J'emporte

cent boîtes d'allumettes

mille cigares noirs

cinquante pipes de merisier sauvage

un calumet en pierre-à-savon

gravé par un Indien de l'Ontario

la pipe-calebasse

à cou d'oiseau-serpent

cadeau d'Archuleta-de-la-Terre-des-Trembles

le tambour sacré de Taos

dans ma poche un éclat d'obsidienne

et mon vieux Laguiole à manche d'ivoire...


Tandis que le train glisse

longue chenille spasmodique

à travers la Forêt Noire

je reviens à mon premier lointain voyage...


J'avais vingt ans

avec encore dans mes cheveux le sable du désert

en ce matin léger où le canon s'est tu

dans les vergers du Würtemberg.

Et ce fut le printemps du Paradis après l'Enfer :

les truites de la Mürg

les chevreuils du Lac Noir

et la grosse Hildegarde

qui nous versait du vin d'Uberlingen.

Nous achetions des pendules de Triberg

et des couteaux de chasse

oubliant l'enfant nu de Fribourg méditant sur un crâne

qui avait assombri notre adolescence

à jamais.


Soudain le chant des rossignols

déchira les ténèbres

l'Hymne à la Joie déferla des terrasses

sur l'eau verte et muette

à Heidelberg.

Ici vécurent les poètes

Achim d'Arnim et Clemens Brentano.

Il ne reste que la plaque.

J'habitais là rêvant que montait de l'auberge voisine

la voix mâle de Zarah Leander :

Schlafe mein Geliebter

Du darfat mir nie mehr rote Rosen Schenken


crépusculaire et vaginale

et derrière la vitre

le coiffeur recousait des visages

couverts de sang...


Un train aux lumières aveugles

franchit des plaines disparues.

Il pleut des escarbilles

et l'odeur des mélèzes envahit la nuit.


Dans ma valise il y a :

Fenimore Cooper

un vieux catalogue de la Manufacture

des Armes et Cycles de Saint-Etienne

une lettre originale du Capitaine Nemo

et la photo de ma mère

jouant du violoncelle

pour toujours...


Tandis que le train glisse

longue chenille spasmodique

à travers la Forêt Noire

je reviens à mon premier lointain voyage...


J'avais vingt ans

avec encore dans mes oreilles

la sauvage accélération de la mort

haut très haut dans le ciel mauve

sur les clochetons d'or du Monte Cassino

et les cris de fin du monde

qui giclaient avec le sang

de la gorge béante d'un mulet

hérissé de douleur

et d'éternelle surprise...


Je garde le parfum du vin noir

et du porcelet rôti

sur la plage vespérale du lac de Bolsena

où Dante pêcha des anguilles

et j'entends turluter des alouettes

massacrées


Soudain la ville ivre de feu

la vomissure des soufrières

le ciel en deuil

et des rivières en fusion

se noient en beuglant dans la mer...

Je suis à Pompéi dans les marques de Pline

qui fut ici sous le gris de la mort

et ce n'est alentour qu'exode débandade

vers des lieux saufs

d'où voir la bête et l'adorer :

O bello, bello, bello com'un dio !

Et la cendre en neige sur le Pausilippe

où règne Virgile en sa grotte.

Ici le volcan tonne et les canons

là-bas sur les Abbruzzes...


Un train aux lumières aveugles

franchit des palus oubliés.

Voici le vol ralenti des hérons

brassant l'air de leurs ailes de cendre

la volée de flèches des sarcelles

les guêtres fauves du garde-chasse

à travers les roseaux broyés

et moi de loin criant au vent de mer :

Natty Bumppo ! Natty Bumppo !

Sur les chutes de Glenn

ou les palissades du Fort William-Henry

lorsque j'avais douze ans

parmi les Delawares

pour toujours...


Tandis que le train glisse

longue chenille spasmodique

à travers la Forêt Noire

je reviens à mon premier lointain voyage...


J'avais vingt ans

avec encore sur mes lèvres de miel

la grégorienne plainte du Vendredi-Saint

et les vingt-deux lettres de l'Alphabet

qui fut au commencement de l'Attente.

De mon lit je voyais sur le mur du dortoir

défiler les fantômes de mes rêves.

J'entends toujours

la voix grave du kappelmeister

le choeur final de la Passion

que troublaient les folles clameurs des paons

et mes larmes

à jamais...


Soudain le claquement des livres

sur les stalles à Ténèbres

les lampes s'éteignent et c'est la nuit

sur le monde qui bascule

la fin de l'ancien héritage

la Nouvelle Attente

Flectamus genua... levate...

les dieux sont morts

Dies irae dies illa

le sang remplace l'eau du Déluge...


Un train aux lumières aveugles

franchit des forêts invisibles.

C'est un manège

et les chevaux de bois tournent encore

me ramenant sur le quai de départ

et le train glisse toujours

à jamais

vers mon premier lointain voyage...


Aujourd'hui

je suis plus âgé que ma mère.



Extrait de :

Frédéric Jacques Temple

La chasse infinie

Frontispice de Claude Viallat

éd. Jacques Brémond, 2004


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