Tobie
Nathan est professeur de psychologie à Paris 8 et ethnopsychiatre.
Il a beaucoup travaillé sur les migrants.
Pendant
trois ans, il a reçu des jeunes en voie de radicalisation qui lui
ont raconté leurs histoires familiales et personnelles. Il a tenté
de comprendre leurs parcours de vie et nous explique dans ce livre
leur façon de penser.
Il
se sent proche de ces jeunes, car comme eux il est issu d'une famille
de migrants, arrivé en France à l'âge de 8 ans.
Il
déplore le manque de racines culturelles de certains d'entre eux et
c'est la raison pour laquelle ils les qualifient d'«âmes
errantes » :
« Je
qualifie d' « âme errante » cette fille non pas
détachée, puisqu'elle n'a jamais été liée ; non pas égarée,
puisqu'elle n'a pas de lieu à retrouver, d'Ithaque à rejoindre ;
mais flottante, angoissée, animée d'absence. Cet être est bon à
prendre, à soumettre – c'est une proie pour les chasseurs d'âmes.
Voilà
donc une formule majeure, le sésame des « âmes errantes »,
devenues proies faciles d'une radicalité religieuse montante. La
formule se décline sur deux générations : perte du lien
fonctionnel avec l'appartenance culturelle (la source) à la
première, problèmes de filiation à la seconde.
J'ai
été surpris par l'occurrence de cette formule, tant dans la liste
déjà longue – bien trop longue ! - de jeunes gens ayant
commis des attentats en France que dans les rencontres cliniques au
quotidien ».
Selon
lui, ils trouvent dans la religion une réponse à leur mal-être et
une raison de vivre et d'agir :
« Et
lui, le jeune homme, raconte sa conversion comme une élucidation de
tout son être. Il comprend maintenant pourquoi son père l'a
abandonné avant même sa naissance, pourquoi il a erré d'échec en
échec, pourquoi il ne parvient pas à se désaccoutumer de son
intoxication au cannabis, de sa fascination pour les jeux vidéo,
pourquoi, surtout, il se sent étrange, différent des autres
enfants, différent de sa mère, aussi, et cela depuis toujours...
Autant d'errances, pense-t-il, qui préparaient l'illumination à
venir : la rencontre avec l'islam. Sentiment d'eurêka,
bouleversement radical, lourd de tous les possibles.
Dans
un même mouvement, le converti a l'intuition de son destin et une
connaissance immédiate de la véritable organisation du monde. »
Ils
semblent convaincus de la nécessité absolue de sauver leurs
proches, dans un monde de plus en plus corrompu :
« Seuls
quelques justes, quelques « parfaits » survivront ou
bien, selon d'autres versions, ressusciteront. Les autres
disparaîtront en une gigantesque purification et s'en iront rôtir
pour l'éternité. Ils veulent sauver leurs proches -qui une mère,
qui une sœur ou un frère- qui risquent de sombrer avec les détritus
d'un monde condamné, pour la seule raison qu'ils ignoraient la
décision de Dieu. Ils informent, préviennent, militent, prêchent,
hurlent de rage de n'être pas entendus.
Mais
comment sont-ils certains de l'imminence de l'apocalypse ? C'est
qu'on les a instruits des signes qui l'annoncent -signes qui, dans
leur pensée, ne comportent aucune équivoque...
Parmi
ces signes, le premier : la corruption. Corruption du monde,
désordre dans la relation entre les peuples, entre les pays,
corruption générale de la nature des êtres -le Coran précise même
que, à la fin des temps, la différence entre les hommes et les
animaux disparaîtra, les animaux parleront alors, adressant des
reproches aux humains.»
Par
ailleurs, Tobie Nathan effectue un parallèle avec sa propre
jeunesse, révoltée et sensible aux souffrances d'autres peuples,
notamment du peuple vietnamien :
« Nos
vingt ans ont été politiques. Nous étions marxistes,
passionnément, révoltés par les souffrances du peuple vietnamien
injustement agressé par l'impérialisme américain. J'étais
« Comités Vietnam de base », opposé aux « Comités
Vietnam national »... Grands affrontements au nom de petites
différences ! Nous aussi, comme le jeune homme tchèque que
j'évoquais plus haut, nous sommes engagés à la vue des
photographies d'enfants martyrs. Pour nous aussi, le centre du monde
était là-bas – non pas à Raqqa, Bamiyan, Téhéran, Gaza ou La
Mecque, mais à Cuba, Hanoï ou Pékin. Nous n'apercevions pas encore
le pas de nos portes que nos regards s'étaient fixés au loin. Nous
avions abandonné nos affiliations pour rejoindre un monde d'égaux,
taillé à la dimension de la planète. La seule différence, à mes
yeux, entre leurs vingt ans et les miens est que les forces que nous
avions décidé de rejoindre ne s'intéressaient pas à nous.»
Puis,
il tente quelques réponses possibles face aux attentats djihadistes
et à la peur :
« Il
ne faut jamais porter publiquement l'accent sur la terreur. La
terreur, il faut le savoir, est communicative. Devant une personne
terrorisée, on est terrorisé à son tour, et sans même savoir
pourquoi. « Soigner » la terreur ne peut jamais
consister en un partage de l'émotion. Les comptes rendus des
journalistes, les prises de position des politiques, qui, faute de
penser, paraphrasent indéfiniment l'émotion, se révèlent
auxiliaires de l'action terroriste, contribuant à répandre la
terreur.
Plus
encore, le concept de « traumatisme », en mettant
l'accent sur les faiblesses des victimes, en gommant leur révolte,
en leur interdisant l'expression de leur désir de vengeance,
paralyse par contagion les éventuelles victimes. Il faudrait bannir
le mot « traumatisme » de toute analyse du phénomène
djihadiste. »
Bien
entendu il s'agit d'un éclairage personnel, mais Tobie Nathan base
toutes ses réflexions sur une étude approfondie et un échange
privilégié avec un grand nombre de jeunes, et appuie son analyse
sur un parcours professionnel solide. Son regard est par conséquent
un apport essentiel et constructif sur un phénomène qui nous
préoccupe tous. J'ai beaucoup apprécié ce livre. Lisez-le !
Rachel
Mihault
Les
âmes errantes, Tobie Nathan, éd. L'iconoclaste, 2017
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