Ahmed Tiab est un auteur franco-algérien. Il a publié plusieurs polars aux éditions de l’Aube.
Ce nouveau roman n’est pas un polar, mais un douloureux voyage géographique et historique :
Au départ, on ne sait pas dans quelle ville on se trouve. Un narrateur un peu désabusé nous décrit les personnes présentes autour de lui dans le tramway : le chauffeur dans sa bulle qui semble selon lui désireux de ne surtout pas être abordé, puis les passagers (un vieil homme à qui il ne rend pas son salut, un écolier encore à moitié assoupi, une femme dont les vêtements sentent fort les épices mélangées, une jeune fille qui sent le parfum de prix,…).
Puis nous comprenons que nous ne sommes pas dans une ville occidentale, mais dans une ville de l’Algérie d’aujourd’hui. Au fil des stations, le narrateur continue d’observer les gens et les paysages et donne à voir différentes facettes de son pays. Il pose un regard critique sur le nouvel urbanisme d’une ville qui, selon lui, a perdu son âme :
« Toujours ce bruit métallique ponctué par la sonnerie nasillarde de la commande des portières. Le tram longe une large avenue tracée au cordeau dans les nouveaux quartiers, à l’est. Les urbanistes ont abattu les grands eucalyptus, les platanes centenaires, et rasé la garrigue odorante pour ouvrir de grandes voies et dessiner une nouvelle ville de béton. Une protubérance sans âme, sans aucun lien avec ce que fut son illustre point d’origine. Une succession de barres d’immeubles chargées de contenir l’affolement démographique, entrecoupées de mosquées somptueuses, offertes, dit-on par des régimes étrangers amis. »
Puis il se confie sur l’évolution de son propre rapport à la religion, suite aux changements politiques des années 1990 :
« Mes pensées sont percutées par l’entrée dans la rame d’un jeune homme accoutré comme un Afghan.
Dans ma prime jeunesse, j’avais une pratique normale de la religion. La suite n’a été que défaillances et incertitudes. Ma foi, déjà précaire, s’était finalement disloquée. Comme beaucoup, je me contentais du déplacement hebdomadaire du vendredi à la mosquée. Histoire de ne pas être jugé par les membres de la meute dont les yeux et les oreilles traînaient partout. Inquisition moderne. Les autres jours, je priais chez moi, lorsque je n’étais pas trop crevé. Malgré la proximité immédiate de deux ou trois lieux de prière, à un jet de muezzin seulement, je refusais de céder aux multiples injonctions quotidiennes. Il me fut reproché pourtant, à mots couverts, de ne point être vu dans les mosquées de quartier durant la semaine. On me rappela alors que leur voisinage et leur nombre ne laissaient prise à aucune excuse de ma part.
J’étais croyant. Avant. »
Et raconte l’influence des « barbus » sur la société algérienne :
« Parfois, j’allais attendre les derniers potes qui restaient de cette époque devant le portail de l’université au volant de ma fourgonnette. J’en voyais plein, des gars comme ça, habillés à l’afghane. Les copains me racontaient que les barbus, ou « les frères », comme ils aimaient se faire appeler, leur mettaient la pression à l’intérieur du campus. Ils se permettaient des remarques désobligeantes lorsqu’ils les surprenaient en train d’échanger de simples baisers avec les copines dans des coins discrets. Les sermonnaient pour une simple cigarette. Faisaient irruption en plein cours dans les amphis pour leur ordonner d’aller à la prière dans les nouvelles mosquées installées au coeur même de l’université. D’autres fois, ils venaient chercher du monde pour remplir les salles lors des meetings politiques. Et gare à ceux qui tentaient de leur résister. »
Il raconte finalement les événements tragiques qui, durant la décennie noire, ont changé sa vie à jamais, et l’impossible pardon puisque la mémoire est effacée par les dirigeants politiques actuels.
Il nous offre une vision très critique sur l’avenir de son pays, qui malgré ses efforts semble quelque peu oublié de ses voisins européens :
« Ici, on entre dans un quartier où la modernité est offerte à la mer. Erigée triomphalement à l’intention d’un vis-à-vis invisible, là-bas, de l’autre côté. Une vitrine de verre et de béton exhibée avec une fierté arrogante mais vaine, puisque personne en face ne la regarde.
Pas même nous.
Elle n’est visible que de celui qui vient par la mer. Mais qui vient par là ? Plus personne. La mer ne sert qu’aux départs. »
Très dur, mais très beau. Très belle écriture de Ahmed Tiab, un livre fort ! Je le conseille.
Rachel Mihault
Vingt stations, Ahmed Tiab, éditions de l’Aube, 2021
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