mercredi, août 04, 2021

"Antoine des Gommiers" de Lyonel TROUILLOT (Haïti)

 « Antoine des Gommiers », c’est sans doute le meilleur des romans de Lyonel Trouillot.

Le thème en est pourtant simple : deux frères, vivant à Haïti, inséparables et en même temps si différents.

Ti Tony, celui qui raconte, vit de petites magouilles dans un « corridor » – un lieu où on vit côte à côte avec ses voisins – à Port-au-Prince.

Franky, lui, est le plus lettré des deux. Passionné de poésie, il écrit. Il a suivi son frère dans l’une de ses petites combines, mais peu habitué à ce genre d’exercices, il s’est blessé et est resté lourdement handicapé. Son frère restera donc auprès de lui, pour lui servir de jambes, puisque Franky ne peut plus se servir des siennes.

Leur point commun : la mère, Antoinette. Pas de père, mais une mère qui a tenté de les élever malgré toute la difficulté de la vie dans les quartiers pauvres d’Haïti, et qui a réussi à leur insuffler quelques principes. Alors quand elle décède brusquement les deux frères aimeraient un grand enterrement. On se contentera de la venue d’un historien, pour qu’il dise les mots qu’il faut ce jour-là.

Mais elle leur a légué aussi un trésor : elle n’a cessé de leur parler de l’un de leurs ancêtres, Antoine des Gommiers, un homme qu’elle leur a présenté comme extraordinaire qui vivait dans un coin retiré d’Haïti, mais qui attirait des gens venus jusque de la capitale attirés par ses pouvoirs surprenants de divination.

Dès lors Lyonel Trouillot va alterner son récit.

Ce sont les écrits de Franky, plongé dans le passé reconstituant la vie de son ancêtre, qui constituent la moitié du roman. Et puis ce sont les mots de Ti Tony racontant leur quotidien qui constituent l’autre moitié. Jusqu’à cette scène ubuesque où, Franky ayant terminé son récit, Ti Tony va embarquer les caïds avec lesquels il fraie pour tenter de faire pression sur un vieil historien des beaux quartiers pour faire éditer son frère.

Ce qui fait surtout le grand plaisir de lecture de ce « Antoine des Gommiers », c’est son style. Poétique du côté du récit de l’ancêtre, direct et addictif pour le récit du présent. Avec beaucoup de tendresse pour ses deux personnages principaux, ainsi que pour toute la galerie de portraits de personnages secondaires si bien campés. Romancier et poète, le grand auteur de « La belle amour humaine » ou « Yanvalou pour Charlie » a trouvé ici une forme qui fait de ce « Antoine des Gommiers » l’un de ses meilleurs récits, si ce n’est le meilleur.

Si vous ne connaissez pas encore le style de ce grand poète haïtien, je vous recommande celui-ci : un grand plaisir de lecture à découvrir cet été.

Florence Balestas

Extrait P. 107 :

« Dans un pays d’aspérités où il se dit que derrière les montagnes il y a d’autres montagnes, une autre particularité des Gommiers est d’être une longue plaine qui finit dans la mer. C’est une mer rebelle qui n’inspire pas les baignades. Les prétendus fils des premier et deuxième secrétaires du maître s’entendent pourtant sur un point. Antoine des Gommiers, qui n’avait rien d’un bel homme ni d’un athlète, partait parfois à l’aube, et, au bout d’une longue marche ponctuée d’arrêts pour saluer les acacias et les eucalyptus, ses arbres préférés à côté des corossoliers, il atteignait la côte, enlevait ses vêtements et plongeait dans cette eau réputée trop forte pour les hommes.

Cet oracle de la sagesse, dont le savoir consistait à prévenir des dangers de l’obsession et de la démesure, osait ce geste que seuls avaient tenté des enfants fous. Quelques-uns y avaient laissé leur vie, emportés par les courants, et leurs corps n’avaient jamais été retrouvés. Les plus chanceux avaient été récupérés par des bateaux de pêche. Ramenés à leurs parents par les marins pêcheurs, les gamins déliraient durant des mois, jurant avoir observé sous l’eau d’étranges mélanges de couleurs et rencontré des créatures fantastiques qu’ils ne parvenaient pas à décrire. Les cauchemars envahissaient leurs nuits, et après avoir essayé tous les remèdes, ponctions et prières, les parents finissaient par les amener au maître. »

 « Antoine des Gommier » de Lyonel Trouillot. Actes Sud, 2021. 208p.


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