lundi, septembre 22, 2025

"Mon vrai nom est Elisabeth" de Adèle Yon (France)

 

On l’appelait Betsy, mais son vrai nom c’était Elisabeth. Elle aurait pu s’appeler germaine, Madeleine, Laura, Odette, Marcelle, Alice, Adèle ou encore Augustine. 

Elle était née en 1916 et c’était l’arrière-grand-mère de l’autrice.
On la dit folle. Atteinte de schizophrénie. Du moins c’est ce que la légende familiale semble dire.

Et l’autrice s’inquiète : et si c’était génétique ? et que cela pouvait expliquer les troubles psychologiques qu’elle ressent ?

Car il y a surtout des non-dits. Les enfants qu’elle a eues ne parlent jamais de leur mère entre eux et n’en parlent pas à leurs petits-enfants. Le tabou est tel que l’un des enfants explique à Adèle que Betsy, « c’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet. »

Commence alors une longue enquête, à l’intérieur de la famille, puis bientôt du côté des hôpitaux psychiatriques, puisqu’elle va apprendre que son arrière-grand-mère a été internée 1950 à 1967 à l'hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais dans le Loiret et qu’elle y a même subi une lobotomie comme on en expérimentait à l’époque.

Cette enquête aurait pu être laborieuse et pénible à suivre, sauf à s’intéresser à la psychiatrie au cours du XXème siècle et pourtant l’écriture d’Adèle Yon nous happe dès les cinquante premières pages. Parce qu’on suit l’autrice dans ses mouvements parfois chaotiques, jamais linéaires, avec ses interviews familiales où elle est à la fois un membre de la famille en question (qui n’est jamais nommée) et en même temps la journaliste qui rend compte de ses recherches.

La méthode ne peut pas être scientifique, parce qu’il y a, bien présente dans l’écriture, tout ce que Adèle Yon ressent de ce qu’elle comprend : un grand effroi devant les techniques proposées : des Cures de Sakel destinées à provoquer comas hypoglycémiques aux abominables lobotomies opérées sur des patients (très majoritairement des femmes) qui ne se comportent pas comme on voudrait qu’elles soient : Betsy semble être une femme de caractère, éprise de liberté, or son époux militaire attend d’elle essentiellement qu’elle fasse des enfants et qu’elle tienne son foyer « normalement ».

Et puis il y a la colère aussi. Cette colère qui va culminer lors de la rencontre avec la nièce de Betsy,  dans un hameau près de Lourdes. « Il y a un seul secret dans cette famille, mais il est si profond qu’il contient tous les autres, que tous tombent dans son mystère comme des mouches dans du vinaigre, comme des chatons jetés dans un puits. »

On ne dira rien de ce que découvre Adèle au fil de ses déambulations, pour ne pas divulgâcher le plaisir des futurs lecteurs. Mais on aura une pensée pour ces femmes du XXème siècle qui ont eu des destins en partie similaires. Camille Claudel, internée pour paranoïa entre 1913 tout d’abord, puis en 1915 est transférée à l’asile d’aliénés à Montfavet dans le Vaucluse où elle restera jusqu'à la fin de ses jours. On lit dans Wikipédia que « Entre 1940 et 1944, 40 000 malades mentaux meurent de faim dans les hôpitaux psychiatriques en France. » On pense aussi à Janet Frame, l’autrice de « Un Ange à ma table » (porté à l’écran ensuite par Jane Campion) et qui sera diagnostiquée schizophrène, et restera en hôpital psychiatrique pendant 8 ans où elle recevra quelques deux cents électrochocs. 

Dans cette forme littéraire renouvelée, qui tient à la fois de la thèse (Adèle Yon est normalienne, chercheuse en sciences cinématographiques et ce récit est issu de sa thèse menée pendant 4 ans), de l’enquête journalistique d’investigation, de l’autobiographie puisque le point de départ est le malaise que l’autrice ressent et dont elle veut comprendre l’origine, et du grand récit familial avec ses compte-rendu d’interview livrés à l’état brut comme les preuves matérielles qu’elle déniche au fur et à mesure, Adèle Yon réussit à nous captiver et à restituer son propre chaos interne qu’elle tente d’apprivoiser par travail minutieux d’enquête.

Et sa publication aux Editions du Sous-Sol lui a valu à juste titre le Prix France Télévisions – dans la catégorie Essai –, le Prix littéraire du Nouvel Obs et le Grand Prix des Lectrices du journal ELLE en non-fiction.

Chapeau bas à Adèle Yon, donc, pour avoir osé braver les interdits, les non-dits et les omissions familiales, pour avoir ressuscité l’histoire d’Elisabeth N. et avoir levé le tabou qui planait sur cette pseudo maladie mentale qui pesait sur chacun des membres de cette famille, à l’image de la scène introductrice où l’on verra un certain Jean-Louis, grand-oncle de l’autrice, se suicider après avoir été l’inventeur du Minitel (il s’agit probablement de Jean-Louis Fourtanier). Où l’on voit qu’il vaut toujours mieux révéler ce qui est caché pour que les lignées futures vivent mieux, en connaissant leurs origines, et que la culpabilité commune pour étouffer un internement injustifié est une plaie qui ronge tous les descendants – la colère, qu’Adèle découvre et éprouve à la fin, est dans ce cas, elle, totalement justifiée.

Florence Balestas

"Mon vrai nom est Élisabeth" d'Adèle Yon. Éditions du Sous-Sol, 2025. 400p.



EXTRAITS


P. 105

« Aujourd’hui, l’image horrifique que je m’en faisais et cette photographie de Betsy sont confondues et le visage que je voyais adolescente puis plus tard, lorsque je craignais de devenir malade, ne m’apparaît plus que confusément. Mais ce détail, qu’il y a un avant et un après la photographie, que je n’ai pas grandi en voyant le visage de cette arrière-grand-mère morte avant ma naissance à toute son importance, car c’est à partir de cette place vide et des chimères – ces monstres composites – qu’elle me poussais à créer, que la peur, puis la fascination, sont nées. Il me faut ce visage figé sur fond vert, la radicale visibilité de tout ce qu’il ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête.

Je suis tombée sur ces deux yeux qui me fixaient depuis la mort. »


P. 235

« Tous les Placements Sous Contrainte, toutes les femmes placées à Sainte-Anne sur décision d’un tiers ou d’un tribunal. Leurs entrées sont consignées dans des Livres de la Loi et classées par date. Dix ans de dates. Dix ans de matricules.
Germaine. Madeleine. Laura. Odette. Françoise. Marcelle. Cécile. Alice. Adèle. Augustine. Des femmes violées. Des femmes battues. Des femmes adultères. Des miséreuses. Des oubliées. Des avortées. Olga. Ana. Malka. Eva. Zénaïde. Des Juives. Des Russes. Des Polonaises. Des Allemandes. Des femmes exilées, réfugiées, brisées par la guerre, par la misère, par la chasse à l’homme. J’ai découvert l’époque par ses folles. Leurs voix, hybrides, mi-rapportées, mi-brutes, me tournent autour et s’agrippent à la sienne, manquante. »


P. 267

« Est-ce cela, le sentiment d’une dette de mémoire ? Suis-je la seule à l’entendre, ce cri qui me déchire les tympans alors que je remonte les allées encombrées, pressée enter les rangées d’étagères ? N’est-ce qu’une élucubration de ma conscience, le fruit de ma terreur de l’oubli, de l’ensevelissement, de la disparition ? Ces rayonnages d’archives compriment mon thorax comme autant de petites stèles qui finissent par former ensemble un rocher, une péninsule, une montages, un sommet. 
Quand j’émerge de la pièce des archives par l’autre extrémité du bâtiment, j’ai l’impression de traîner derrière moi un millier de maux fossiles dont il me reviendrait d’épousseter la surface, de faire émerger les reliefs, les circonvolutions, le cœur solide en deçà duquel le temps ne s’écoule plus. « 









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