Juan Gabriel Vásquez
Santillana Ediciones, 2012
(Premio Alfaguara de novela 2011)
Pour son premier roman, Chabname Zariâb s'est inspirée de sa propre histoire. Vers l'âge de six ou sept ans, l'héroïne quitte l'Afghanistan, alors occupé par l'armée soviétique, avec sa famille pour venir vivre à Montpellier.
Elle nous offre son regard sur l'Afghanistan d'hier et d'aujourd'hui :
« Dans mon pays à moi, dans cette patrie que j'ai connue, dans ces courts souvenirs qui me sont si précieux, la vertu ne se mesurait pas à la longueur de la barbe ! Les femmes n'étaient pas des fantômes, et les hommes n'étaient pas des bourreaux ! J'ai honte d'appartenir à ce nouveau pays.
J'avais lu qu'une journaliste allemande, après la Deuxième Guerre mondiale, se disait suédoise lorsqu'elle voyageait. Je commence à la comprendre. Faudra-t-il un jour que moi, qui refuse d'appartenir à un autre pays que celui qui m'a vu naître, je me dise française ? Comment puis-je expliquer que moi, j'appartiens à l'Afghanistan d'avant ? Mais qui connaît l'Afghanistan d'avant ? »
Elle nous raconte le choc de l'arrivée à Montpellier, puis toutes les difficultés liées à l'intégration d'une enfant immigrée. Ainsi par exemple, l'adoption de la langue du pays d'accueil et la perte de la langue d'origine, et les conséquences qu'elles peuvent avoir au sein de la famille :
« Je commence à comprendre mon père, ce maniaque de la justesse de la langue, quand il nous faisait répéter toute une phrase en persan parce que nous y avions intégré un mot français. A l'époque, cela me gâchait tout le plaisir de lui raconter mes petites histoires. Son pointillisme m'énervait. Je préférais encore ne plus lui parler, et c'est comme cela que, petit à petit, nous nous sommes éloignés. Plus j'avançais en français, moins je maîtrisais le persan. Je mesure la dimension désastreuse de ces petites fautes suivies de ces corrections, et leurs ravages dans les familles d'origine étrangère. Ce sont elles qui créent le conflit, la distance puis le silence. Mais comment faire autrement ? »
Puis, après plusieurs années passées en France, la jeune fille décide un beau jour de retourner en Afghanistan pour tenter de retrouver son ami d'enfance. Nous la suivrons alors dans son voyage et sa découverte de l'Afghanistan d'aujourd'hui, à la recherche de son « pianiste afghan ».
Un récit très bien mené, qui tient le lecteur en haleine jusqu'au bout. Cette jeune auteure a bien mérité le prix Méditerranée des lycéens 2012.
Un roman à recommander à la traduction.
Rachel Mihault
Chabname Zariâb, Le pianiste afghan, Editions de l'Aube, 2011
Fausses manœuvres. Antholologie personnelle.
Traduite par Daniel Bourdon
Fata Morgana, Montpellier, 2003.
Échec
Tout ce que j'ai cru victoire n'est que fumée.
Échec, langue de fond, piste d'un autre espace plus exigeant, difficile de lire entre tes lignes.
Quand tu mettais ta marque sur mon front, jamais je n'aurais imaginé que tu m'apportais un message plus précieux que tous les triomphes.
Ta face flamboyante m'a poursuivi et moi je n'ai pas su que c'était pour me sauver.
Pour mon bien tu m'as remisé dans les coins, refusé les succès faciles, fermé les issues.
C'est moi que tu voulais défendre en m'empêchant de briller.
Par pur amour pour moi tu as modelé le vide qui, durant des nuits enfiévrées, m'a fait parler à une absente.
Si tu as toujours donné priorité aux autres, si tu t'es arrangé pour qu'une femme me préfère un homme plus décidé, si tu m'as licencié de postes suicidaires, c'était pour me protéger.
Tu es toujours intervenu à temps.
Qui, ton corps couvert de plaies, de crachats, ton corps odieux m'a reçu dans ma plus simple forme pour me livrer à la transparence du désert.
C'est folie de t'avoir maudit, maltraité, de t'avoir blasphémé.
Tu n'existes pas.
Un orgueil délirant t'a inventé.
Je te dois tant !
En me nettoyant avec une éponge rêche, en me lançant sur mon vrai champ de bataille, en me donnant les armes que le triomphe dédaigne, tu m'as levé au dessus de la mêlée.
Tu m'as pris par la main et conduit à la seule eau qui puisse me refléter.
Grace à toi je ne connais pas l'angoisse de jouer un rôle, de m'accrocher à tout prix à un échelon, de me faire pistonner à la force du poignet, de me battre pour arriver plus haut, de me gonfler jusqu'à éclater.
Tu m'as fait humble, silencieux, rebelle.
Je ne te chante pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu ne m' as pas laissé être. Pour ne m'avoir donné que cette vie-Ià. Pour m' avoir restreint.
Tu m'as seulement offert la nudité.
Tu m'as élevé à la dure, c'est vrai. Mais toi-même apportais Ie cautère. Et Ie bonheur de ne pas te craindre.
Merci de m' enlever de l' epaisseur en l' échangeant contre des caractères gras.
Merci à toi de m'avoir privé d'enflures.
Merci pour la richesse à laquelle tu m'as contraint.
Merci d'avoir construit ma demeure avec de la boue.
Merci de m'écarter.
Merci.
*
Il y a quelque temps, j’avais coutume de me diviser en d’innombrables personnages. Sans que cela leur occasionne la moindre gêne, j’ai été tour à tour voyageur, équilibriste, saint.
Pour plaire aux autres et à moi-même, j’ai conservé une image double. J’ai été ici et en d’autres lieux. J’ai élevé des spectres maladifs.
Chaque fois que j’avais un moment de repos, les images de mes métamorphoses m’assaillaient, m’acculaient à l’isolement. La multiplicité se lançait contre moi. Et je la conjurais.
C’était le défilé des habitants séparés, les ombres de nulle part.
En fin de compte il s’avéra que les choses n’étaient pas ce que j’avais cru.
Parmi les fantômes, m’a surtout fait défaut celui qui chemine à mon insu.
Peut-être le secret de la sérénité est-il là, entre les lignes, comme une splendeur innommée. Mon orgueil sans fondement céderait alors le pas à une grande paix, une joie sobre, une justesse immédiate.
Jusqu’alors.
*
MON PETIT GYMNASE
Il consiste en un coussinet sur lequel je frappe avec un accompagnement musical.
Un sac de sable où je décharge tout le poids de la rue.
Une natte où je me contorsionne pour obtenir l’oublie.
Un trou triangulaire où je me cache pour ne pas voir.
Une corde dont je me châtie pour toutes les prudences du jour.
Un engin en forme de O où je me plie en deux pour esquiver les reproches de ma conscience.
Une barre fixe où je me ris de mes intentions.
Une planche où je cogne inutilement –je pourrais mieux viser.
Un petit extenseur idiot qui m’étire pour chaque fruit que je n’ai pas pris, chaque action que je n’ai pas faite, chaque parole que je n’ai pas osé dire.
Une lanière qui m’abîme le bras droit pour chacun de mes oublies, de mes revirements, pour chaque indécision.
L’équipement courant du sportif ordinaire s’ajoute à tout cela. Les exercices s’effectuent dans l’obscurité. le public n’est pas admis (ma honte ne me le permet pas, et d’ailleurs le sourd mécontentement étoufferait celui qui oserait entrer)
De toutes façons je ne suis qu’un débutant. Je n’ai pas encore réussi à toucher les genoux avec le front, m’arquer en arrière jusqu’à toucher le sol m’est encore impossible et je ne sais pas non plus me dresser sur les mains.
Parfois mon excessive lourdeur me rend ridicule. (j’ai le souvenir de postures lamentables, et cela me fait mal). Malgré mes efforts je suis toujours charnel, rude, indiscipliné.
Dans le fond, ces exercices tendent à faire de moi un homme rationnel, qui vive avec précision et se joue des labyrinthes. En secret, ils poursuivent ma transformation en Homme Numéro Tant. J’espère seulement au fond de moi qu’un jour, grâce à eux, je cesserai d’être absurde.
Merry-go-round
à David Gascoyne
Un train aux lumières aveugles
franchit des forêts invisibles.
J'emporte
cent boîtes d'allumettes
mille cigares noirs
cinquante pipes de merisier sauvage
un calumet en pierre-à-savon
gravé par un Indien de l'Ontario
la pipe-calebasse
à cou d'oiseau-serpent
cadeau d'Archuleta-de-la-Terre-des-Trembles
le tambour sacré de Taos
dans ma poche un éclat d'obsidienne
et mon vieux Laguiole à manche d'ivoire...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore dans mes cheveux le sable du désert
en ce matin léger où le canon s'est tu
dans les vergers du Würtemberg.
Et ce fut le printemps du Paradis après l'Enfer :
les truites de la Mürg
les chevreuils du Lac Noir
et la grosse Hildegarde
qui nous versait du vin d'Uberlingen.
Nous achetions des pendules de Triberg
et des couteaux de chasse
oubliant l'enfant nu de Fribourg méditant sur un crâne
qui avait assombri notre adolescence
à jamais.
Soudain le chant des rossignols
déchira les ténèbres
l'Hymne à la Joie déferla des terrasses
sur l'eau verte et muette
à Heidelberg.
Ici vécurent les poètes
Achim d'Arnim et Clemens Brentano.
Il ne reste que la plaque.
J'habitais là rêvant que montait de l'auberge voisine
la voix mâle de Zarah Leander :
Schlafe mein Geliebter
Du darfat mir nie mehr rote Rosen Schenken
crépusculaire et vaginale
et derrière la vitre
le coiffeur recousait des visages
couverts de sang...
Un train aux lumières aveugles
franchit des plaines disparues.
Il pleut des escarbilles
et l'odeur des mélèzes envahit la nuit.
Dans ma valise il y a :
Fenimore Cooper
un vieux catalogue de la Manufacture
des Armes et Cycles de Saint-Etienne
une lettre originale du Capitaine Nemo
et la photo de ma mère
jouant du violoncelle
pour toujours...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore dans mes oreilles
la sauvage accélération de la mort
haut très haut dans le ciel mauve
sur les clochetons d'or du Monte Cassino
et les cris de fin du monde
qui giclaient avec le sang
de la gorge béante d'un mulet
hérissé de douleur
et d'éternelle surprise...
Je garde le parfum du vin noir
et du porcelet rôti
sur la plage vespérale du lac de Bolsena
où Dante pêcha des anguilles
et j'entends turluter des alouettes
massacrées
Soudain la ville ivre de feu
la vomissure des soufrières
le ciel en deuil
et des rivières en fusion
se noient en beuglant dans la mer...
Je suis à Pompéi dans les marques de Pline
qui fut ici sous le gris de la mort
et ce n'est alentour qu'exode débandade
vers des lieux saufs
d'où voir la bête et l'adorer :
O bello, bello, bello com'un dio !
Et la cendre en neige sur le Pausilippe
où règne Virgile en sa grotte.
Ici le volcan tonne et les canons
là-bas sur les Abbruzzes...
Un train aux lumières aveugles
franchit des palus oubliés.
Voici le vol ralenti des hérons
brassant l'air de leurs ailes de cendre
la volée de flèches des sarcelles
les guêtres fauves du garde-chasse
à travers les roseaux broyés
et moi de loin criant au vent de mer :
Natty Bumppo ! Natty Bumppo !
Sur les chutes de Glenn
ou les palissades du Fort William-Henry
lorsque j'avais douze ans
parmi les Delawares
pour toujours...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore sur mes lèvres de miel
la grégorienne plainte du Vendredi-Saint
et les vingt-deux lettres de l'Alphabet
qui fut au commencement de l'Attente.
De mon lit je voyais sur le mur du dortoir
défiler les fantômes de mes rêves.
J'entends toujours
la voix grave du kappelmeister
le choeur final de la Passion
que troublaient les folles clameurs des paons
et mes larmes
à jamais...
Soudain le claquement des livres
sur les stalles à Ténèbres
les lampes s'éteignent et c'est la nuit
sur le monde qui bascule
la fin de l'ancien héritage
la Nouvelle Attente
Flectamus genua... levate...
les dieux sont morts
Dies irae dies illa
le sang remplace l'eau du Déluge...
Un train aux lumières aveugles
franchit des forêts invisibles.
C'est un manège
et les chevaux de bois tournent encore
me ramenant sur le quai de départ
et le train glisse toujours
à jamais
vers mon premier lointain voyage...
Aujourd'hui
je suis plus âgé que ma mère.
Extrait de :
Frédéric Jacques Temple
La chasse infinie
Frontispice de Claude Viallat
éd. Jacques Brémond, 2004
Rafael Cadenas est un poète, essayiste et traducteur vénézuélien né à Barquisimeto en 1930. Il a publié son premier recueil de poésie en 1946, Cantos iniciales, à l'âge de 16 ans. Ses ouvrages les plus importants sont Los Cuadernos del Destierro publié en 1960, Falsas maniobras en 1966, Intempérie en 1977 et Gestiones en 1992.
Il a notamment traduit Walt Whitman et Robert Creeley en espagnol. En 1986, il reçoit une bourse Guggenheim qui lui permet de mener des recherches sur Whitman et Emerson à Cambridge.
Pendant de nombreuses années, il a été professeur à la Faculté des Lettres de l’Université Centrale du Venezuela à Caracas, où il vit aujourd'hui.
En l’an 2000 la maison d'édition mexicaine, el Fondo de Cultura Económica, publie l'intégralité de son œuvre - Obra entera. Poesía y prosa–. En 2007, la maison d’édition espagnole Pre-Textos publie Obra entera. Poesía y prosa (1958-1995).
Doctor Honoris Causa de l’Université des Andes (Mérida), de l’Université Centrale du Venezuela (Caracas) et de l’Université de Carabobo , Rafael Cadenas s’est vu décerner le Prix national de l’essai (1984), le Prix national de littérature (1985), le Prix International de Poésie J.A. Pérez Bonalde (1992).
En 2009, il a reçu au Mexique le Prix FIL de Littérature en Langues Romanes.
Son œuvre poétique –traduite en plusieurs langues- est l’une des plus importantes de l’histoire de la littérature vénézuélienne et des belles-lettres hispano-américaines.
Découvrez quelques-uns de ces poèmes sur ce blog :
http://versionlibreorg.blogspot.fr/2012/06/quelques-poemes-de-rafael-cadenas.html
Pour en savoir plus :
http://www.rafaelcadenas.org/rafael_cadenas.htm
Frédéric-Jacques Temple est né à Montpellier en 1921 et vit aujourd'hui à Aujargues (Gard). Il a passé son enfance entre les Grands Causses et les lagunes littorales. En 1942, il rencontre à Alger Edmond Charlot, l’éditeur de Camus, qui publie son premier recueil. En 1943, il participe aux derniers combats contre l’Afrika Korps en Tunisie, à la Campagne d’Italie, au débarquement en Provence et termine la guerre en Autriche. En 1946, il se trouve au Maroc où il dirige les pages littéraires d’un hebdomadaire et contribue à créer des jardins maraîchers dans le désert. C’est le début d’une correspondance avec l’écrivain américain Henry Miller. Revenu à Montpellier en 1948, il collabore à la Radio Régionale et se lie d’amitié avec Delteil et Blaise et Blaise Cendrars.
Il est nommé en 1954 directeur régional de la Radiodiffusion Française, poste qu’il occupera jusqu’en 1984.
Ses œuvres en prose autant que ses poèmes doivent l’essentiel à ses racines méditerranéennes, ses voyages, sa passion pour l’histoire naturelle et la conscience aiguë d’une enfance perdue et d’un Sud défiguré.
Ses premiers recueils de poèmes ont été réunis dans une Anthologie personnelle (Actes Sud, 1989) plusieurs fois rééditée, qui a obtenu le prix Valery-Larbaud.
Parmi les recueils publiés depuis, plusieurs ont fait l’objet d’une collaboration avec un peintre comme Boréales/Atlantique Nord (1999) et Un émoi sans frontières (2006) avec René Derouin, A l’ombre du figuier (2003) et Molène (2007) avec Alain Clément, Ode à Saint-Pétersbourg (2004) avec Pierre Soulages et Venise toute d’eau (2007) ainsi que des traductions et des biographies.
L'ensemble de son œuvre, réfractaire à tout dogme comme à toute affiliation, est animé d'une liberté frémissante. Ce qui la caractérise, c'est l'attention aux vibrations e la nature comme à celles de poèmes de Whitman, Rimbaud, Cendrars, des fugues de Bach et les simples émotions humaines.
Découvrez ces poèmes sur ce blog :
http://versionlibreorg.blogspot.fr/2012/06/quelques-poemes-de-frederic-jacques.html
Ce roman autobiographique décrit la vie quotidienne des détenus au pénitencier d'El Sexto, à Lima, dans les années 1930.
Il s'agit d'un microcosme très hiérarchisé, telle la pyramide du jugement dernier, où les 3 étages symbolisent les strates sociales: en bas, l'enfer, où croupissent les assassins et les clochards, au milieu, le purgatoire, contient les délinquants, les caïds et les victimes de droit commun tandis que les prisonniers politiques et les étudiants occupent le 3é étage, le « paradis ».
La violence (brimades, tortures, viol, prostitution, trafic…) et la cruauté régissent ce lieu clos encadré par des gardiens eux-mêmes corrompus.
A cette ambiance carcérale s’ajoute une rivalité idéologique entre les deux frères ennemis, l'APRA et le parti communiste péruvien.
Seules quelques échappées lyriques (poésie, nostalgie andine) permettent au jeune étudiant Gabriel et au lecteur de supporter l’insoutenable.
Œuvre classique de la littérature, cette vision d’un réalisme noir constitue une allégorie de la société péruvienne à cette époque.
Immergez-vous dans ces bas-fonds, courage…
Claire Amiel
Editions Métailié, 2011, pour la traduction française