Cela
pourrait sembler un beau titre, n'est-ce pas : Le Miel des Anges.
Mais c'est surtout une belle maison d'édition dont l'âme est le traducteur Michel Volkovitch. Celles et ceux qui parmi vous
suivent un peu les activités et curiosités des
Colectores/Collecteurs au travers de notre
émission de radio "lectures par tous"
l'ont peut-être entendu il y a quelques semaines (sinon, n'oubliez pas qu'il y a les "podcasts").
Nous voudrions cependant insister encore un peu sur le magnifique
travail que
fait Le
Miel
des anges
pour nous faire découvrir les nombreux trésors de la littérature
grecque dans le monde de la poésie surtout, mais aussi dans celui du
théâtre et de la nouvelle.
Il
est fort probable que vous n'ayez encore jamais eu entre les mains le
moindre titre de cette petite maison d'édition — petite aussi
par choix d'une absolue indépendance — car sa diffusion en
librairie est très marginale.
L'une
des voix fondatrice de la maison est celle du poète Mihàlis
Ganas (1943-2012). Une poésie à la fois farouche et apaisée
qui dit l'amour de la vie et de la terre sans rien renier de leur
dureté, de leurs peines et de leurs tristesses. Vie et verbe
ballottés d'exil extérieur en exil intérieur dans lesquels forces
de vies et d'espoir ne s'éteignent pas et brillent dès que le souffle
de la poésie les effleurent.
PROVIDENCE
Dans
le froid
d'un
soir de novembre
les
maison ruminent leur bûches.
Poins
fermés les oiseaux
enrhumés,
humides
mais
nichés dans la poche
de
la vie.
(Mihàlis
Ganas – in Poèsie I - 1978-1989)
Parfois
vers, parfois prose, parfois aphorisme ou haïku, l'écriture de
Mihalis Ganas est sans doute l'une des plus précieuses qu'il nous
soit donné de découvrir, même passée au filtre d'une autre
langue. Le traducteur est ici bien le passeur. Passeur de sens
au-delà des mots, au travers des rythmes, des sons et des images.
Passeur de vie.
Le
Miel des anges nous fait aussi découvrir de nouvelles voix parmi
les milliers de voix grecques qui vivent et chantent la poésie
aujourd'hui même, au cœur d'un pays qui vit toutes les violences
que lui inflige une Europe morcelée et cynique, que lui impose un
monde que l'on ose plus appeler "tiers" et qui vit terreur,
guerre, famine et oppression. Ce sont les six volumes consacrés aux
poètes grecs du 21e siècle qui
rassemblent au total quelques soixante poètes qui sont pour nous
tous à découvrir.
APOCALYPSE
DEMAIN
Où
en étions-nous ?
Ah
oui, ta théorie
sur
les islamistes
financés
par les juifs
et
Obama franc-maçon.
Ne
t'inquiète pas. Ce n'est rien.
Après
un certain âge
beaucoup
de gens se fabriquent leur complot imaginaire
qui
explique tout
— depuis
les activités cachées du groupe Bilderberg
et
les plans insidieux des Illuminati
jusqu'à
la grippe porcine.
Car
comment supporter autrement
le
douloureux passage d'une rive du réel à l'autre ?
(…)
(Hàris
Vlavianos – in Poètes grecs du 21e siècle – 6)
Le
même auteur, Hàris Vlavianos nous propose aussi une
réjouissante Histoire de la philosophie en 100 haï-ku qui a l'art
de nous faire rire des grands noms et mythes de la philosophie, de
constituer une hilarante introduction à quelques siècles de
philosophie. Certaines de ces blagues philosophiques condensées
constituent aussi une actualisation troublante, une synthèse
magistrale, qui tape juste, de pensées parfois millénaires.
PLATON
Pour
nous quel confort
dans
cette grotte ! On a même
la
télévision !
KARL
MARX
L'homme
blanc vaillant. [Thèse]
Le
Peau-Rouge sanguinaire. [Anthithèse]
Western
Spaghetti. [Synthèse]
HANNAH ARENDT
Si
l'on se soumet
au
totalitarisme, on
devient
un bourreau.
(Hàris Vlavianos – in Histoire de la philosophie en 100 Haïku)
Sur
ces quelques extraits, les amateurs de haïku n'auront pas manqué de
remarquer que la métrique propre à cette forme japonaise est
strictement respectée. Chapeau à l'auteur et au traducteur !
Les
auteurs de nouvelles ont aussi leur place au Miel des Anges,
nous livrant un regard acéré sur la Grèce d’aujourd’hui. Là
encore, il est difficile de choisir quel auteur ou extrait donner en
exemple tant on est sûr d'être alors injuste envers les autres. Je
vous en livre cependant deux, espérant vous donner envie d'aller
plus loin dans ce merveilleux catalogue où il n'y a pour nous, pour
le commun des lecteurs francophones, que des découvertes.
Pour
commencer, une nouvelle extraite de Le Maître couteau, de
Yòrgos Skambardònis.
LA
VIANDE HACHÉE NOIRCIT
La
viande hachée noircit dans le frigo. Elle est dans le frigo et
noircit.
Andònis
Liàndas, à la retraite depuis deux jours, se dit qu'il devrait se
lever pour la pétrir avec du sel et de l'origan.
Il
aurait déjà dû se lever.
Répartir
le hachis en deux portions et remettre la viande dans le congélateur.
Parce
que, quand la viande est congelée et décongelée, elle noircit plus
vite.
Mais
Andònis Liàndas reste figé sur son canapé à regarder la télé.
Il ne la regarde pas — simplement il ne peut pas se lever.
Il
sait bien, mais il ne veut pas, il ne veut pas se lever.
Et
la viande est en train de noircir.
(in
Le Maître couteau, traductions de Hélène Zervas et Michel
Volkovitch)
Puis
celle-ci, un peu plus longue, extraite de Le Renard dans
l'escalier de Ilìas Papamòskhos.
PEINTRE
POLONAIS
Foùtis
est arrivé en Grèce vers la fin des années 70. Il avait appris à
boire dès l'adolescence en Pologne, en travaillant, comme apprenti,
dans un vaste garage, logé dans un immeuble vertigineux au centre de
Varsovie. Pendant les pauses le contre-maître l'envoyait chercher de
la vodka ; puis, tous, assis sur le toit, buvaient en
contemplant les toits de la capitale polonaise. Des années plus
tard, avec ses amis, il a volé un tonneau d'alcool pur. L'aube 'a
trouvé chez lui, dans son salon, à faire le pianiste devant le
radiateur. Foùtis a connu les tourments de l'artiste, et les
fatigues et privations de l'athlète, car il a a travaillé
brièvement comme danseur à l'opéra de Varsovie et a été boxeur
professionnel — catégorie poids plume. Il aimait à évoquer
souvent l'ambiance bohême de Varsovie. "Là-bas, les femmes se
donnent avec les yeux", disait-il. Son apparence avait quelque
chose d'ascétique, sa tête maigre et glabre nichait comme un œuf
dans sa barbe épaisse. Il
fumait des Karélia en boîtes rigides, offrant aux enfants l'image
qu'on trouve dans le paquet, et toussait d'une toux creuse, comme
fausse, en se couvrant toujours la bouche avec sa large paume. Alors
ses ongles, comme passés au vernis, brillaient. Il mangeait toujours
comme un moineau (un bout de pain, un bout de fromage, deux tranches
de jambon) et buvait comme un cheval. Il n’habitait pas en ville.
Il
arrivait tous les matins à pied de son village, en courant ; le
soir, s'il n'avait pas bu, il courait à nouveau, autrement il
prenait un taxi. Puis, versant de l’eau-de-vie dans un puits sans
fond, il sombrait dans les séries brésiliennes.
Un
soir, pour peindre l'enseigne d'un magasin, il a eu besoin d'une
échelle haute, pour monter sur une autre sorte de ring, comme on l'a
vu après. On a posé l'échelle en biais. Le pied mordait pas mal
sur la rue, qui était très étroite. Chaque fois qu'il venait une
voiture, elle ralentissait à peine et passait en rasant l'échelle.
"Personne ne me la tient !" disait Foùtis de temps en
à autre en pleurnichant un peu, et tandis que les éclats de rire
s'alliaient au grondement des moteurs, il continuait, le regard flou
et fiévreux à la fois, à étaler sa peinture bleue sur l’enseigne,
tel un moine illuminant un ciel pour s'évader.
(
traduction Myrtos Gondicas, in Le renard dans l'escalier)
Il
y a beaucoup d'autres découvertes que nous permet de faire Le
Miel des anges
— nous en reparlerons certainement — mais il nous faut souligner
le merveilleux travail de traduction que mène Michel Volkovitch,
renforcé par quelques autres traducteurs. Un travail à la fois
pointu, généreux et qui n'hésite as à nous dévoiler les
coulisses de son travail, parfois à la fin des volumes que nous
venons de lire, ou avec un humour qui n'a d'égal que sa rigueur et
sa passion pour la plus juste traduction possible, sur son site dont
la lecture est aussi un bonheur pour les lecteurs curieux
(http://volkovitch.com).
Marc Ossorguine
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