La lecture de l’article de François Szabó sur la trilogie catalane de Lluís Llach a
forcément rappelé à Marc Ossorguine celui qu’il avait écrit à propos d’un des trois livres pour La Cause Littéraire il y a trois ans et demi ! Le voilà donc…
« Même si vous n’êtes pas franchement « catalaniste »,
même si vous ne comprenez pas un traître mot de catalan, il n’est
pas du tout impossible que le nom de Lluís Llach ne vous soit pas
inconnu. Le chanteur fut en effet un haut symbole de la résistance à
la dictature franquiste qui nourrissait une adversité
particulièrement rancunière à l’égard de la Catalogne, de son
histoire, de sa capitale et de sa langue.
Depuis quelques années, le chanteur, auteur et compositeur, a laissé
la chanson de côté et a choisi de poursuivre son engagement
artistique dans le champ de la littérature. Paru en Espagne en 2012,
son premier roman, Les yeux fardés, nous parvient aujourd’hui dans
une traduction de Serge Mestre. Un roman dont on aurait pu craindre
qu’il soit un « coup éditorial » reposant sur la notoriété de
son auteur. Mais non, il s’agit là d’un premier roman qui
confirme un talent qui n’a pas grand-chose à envier à d’autres.
Mené sous la forme d’une série d’entretiens, de témoignages
enregistrés par une seule voix, enregistrés par un réalisateur, le
récit nous plonge dans l’histoire de la Barceloneta des années 20
à l’après-guerre civile au travers de la vie et des amours du
narrateur. Roman d’amour et de guerre, d’amour et de résistance
où la clandestinité et les complicités, où la soif d’un monde
meilleur, nouveau, sont sans prix, même si la réalité de
l’histoire, celle d’un pays en guerre comme celle des destins et
des survies individuelles, semble toujours travailler à la ruine et
au désespoir.
Ils sont quatre. Quatre enfants en train de découvrir tous les jeux
de l’adolescence, de l’amitié et des amours complices et sans
détours, portés par les rêves de progrès de cette nouvelle
république qui veut donner à chacun une nouvelle place dans la
société, qui veut radicalement changer la société. Nous sommes
dans le milieu des ouvriers de la mer, des pêcheurs. Des gens
simples à l’existence précaire mais profondément militants, de
ces « activistes » intrépides qui nourrirent les rangs de la CNT,
du POUM, du PSUC avant de se déchirer sous la pression inexorable de
la guerre et de la défaite. Ils sont quatre, deux garçons, deux
filles, tous nés en l’année 1920. Mireia, Joana, David, et
Germinal, le narrateur. Deux couples, Mieria et David, Joana et
Germinal, qui explorent le monde de la Barceloneta comme celui des
amours, des corps qui se découvrent. Mais le vrai amour, celui qui
n’ose se déclarer, s’affirmer, c’est entre les deux garçons
qu’il va grandir, pur et profond, caché, inavoué, sensuel et fou.
Clandestin et en bonne partie caché aussi, discret pour ne pas
compromettre, comme l’action militante du père de Germinal (un
prénom qui revendique son attachement littéraire et social, qui
pourra devenir dur à porter, nous le savons, nous, lecteurs, qui
savons l’histoire à venir). Une histoire dont la violence rend
impuissants tous les adjectifs que l’on voudrait lui accoler et qui
sera sans pitié avec les vaincus de la bataille de l’Ebre. Une
déroute dont Germinal sera le témoin, fier d’être enrôlé parmi
les adultes que sa jeunesse met au désespoir car sa présence sur le
front clame sans erreur possible la défaite et la débâcle
imminente.
David sera réformé à cause de sa vue, ce qui n’empêchera pas
qu’il deviendra lui aussi victime de la dictature, encore plus
cruellement que son ami aimé, plus radicalement aussi. Mais malgré
la guerre et ses morts, malgré la dictature qui réduira tant
d’hommes et de femmes à n’être plus rien, à être effacés de
toute mémoire, à commencer par la leur propre, il y aura la force
d’un attachement, d’un amour prêt à tout et qui veut tout et ne
renonce à rien, surtout pas à ce qu’il risque de perdre, à ce
qu’il a déjà perdu. Dans cette longue nuit qui a recouvert et
isolé pendant des décennies tant d’hommes et de femmes, Lluís
Llach nous raconte la résistance à la fois ordinaire et
extraordinaire de celles et ceux qui ont continué de vivre, malgré
tout, contre tout. Même vaincus et détruits, quelque chose en eux
résiste, comme si, au bout du compte, ils n’avaient toujours fait
que prendre comme vérité le mot de Paul Eluard : « Ce n’est pas
vrai qu’il faut de tout pour faire un monde / Il faut du bonheur et
rien d’autre ».
Cela se passait en Catalogne, au siècle dernier. Cela se passe aussi
aujourd’hui, dans l’ombre de ce que les images et les mots ne
nous disent pas, ne peuvent nous dire, en Tchétchénie, en Syrie, à
Gaza ou ailleurs. »
Marc Ossorguine
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