mercredi, avril 15, 2020

"Les yeux fardés" de Lluís Llach (Catalogne)



« Même si vous n’êtes pas franchement « catalaniste », même si vous ne comprenez pas un traître mot de catalan, il n’est pas du tout impossible que le nom de Lluís Llach ne vous soit pas inconnu. Le chanteur fut en effet un haut symbole de la résistance à la dictature franquiste qui nourrissait une adversité particulièrement rancunière à l’égard de la Catalogne, de son histoire, de sa capitale et de sa langue.
Depuis quelques années, le chanteur, auteur et compositeur, a laissé la chanson de côté et a choisi de poursuivre son engagement artistique dans le champ de la littérature. Paru en Espagne en 2012, son premier roman, Les yeux fardés, nous parvient aujourd’hui dans une traduction de Serge Mestre. Un roman dont on aurait pu craindre qu’il soit un « coup éditorial » reposant sur la notoriété de son auteur. Mais non, il s’agit là d’un premier roman qui confirme un talent qui n’a pas grand-chose à envier à d’autres.

Mené sous la forme d’une série d’entretiens, de témoignages enregistrés par une seule voix, enregistrés par un réalisateur, le récit nous plonge dans l’histoire de la Barceloneta des années 20 à l’après-guerre civile au travers de la vie et des amours du narrateur. Roman d’amour et de guerre, d’amour et de résistance où la clandestinité et les complicités, où la soif d’un monde meilleur, nouveau, sont sans prix, même si la réalité de l’histoire, celle d’un pays en guerre comme celle des destins et des survies individuelles, semble toujours travailler à la ruine et au désespoir.
Ils sont quatre. Quatre enfants en train de découvrir tous les jeux de l’adolescence, de l’amitié et des amours complices et sans détours, portés par les rêves de progrès de cette nouvelle république qui veut donner à chacun une nouvelle place dans la société, qui veut radicalement changer la société. Nous sommes dans le milieu des ouvriers de la mer, des pêcheurs. Des gens simples à l’existence précaire mais profondément militants, de ces « activistes » intrépides qui nourrirent les rangs de la CNT, du POUM, du PSUC avant de se déchirer sous la pression inexorable de la guerre et de la défaite. Ils sont quatre, deux garçons, deux filles, tous nés en l’année 1920. Mireia, Joana, David, et Germinal, le narrateur. Deux couples, Mieria et David, Joana et Germinal, qui explorent le monde de la Barceloneta comme celui des amours, des corps qui se découvrent. Mais le vrai amour, celui qui n’ose se déclarer, s’affirmer, c’est entre les deux garçons qu’il va grandir, pur et profond, caché, inavoué, sensuel et fou. Clandestin et en bonne partie caché aussi, discret pour ne pas compromettre, comme l’action militante du père de Germinal (un prénom qui revendique son attachement littéraire et social, qui pourra devenir dur à porter, nous le savons, nous, lecteurs, qui savons l’histoire à venir). Une histoire dont la violence rend impuissants tous les adjectifs que l’on voudrait lui accoler et qui sera sans pitié avec les vaincus de la bataille de l’Ebre. Une déroute dont Germinal sera le témoin, fier d’être enrôlé parmi les adultes que sa jeunesse met au désespoir car sa présence sur le front clame sans erreur possible la défaite et la débâcle imminente.
David sera réformé à cause de sa vue, ce qui n’empêchera pas qu’il deviendra lui aussi victime de la dictature, encore plus cruellement que son ami aimé, plus radicalement aussi. Mais malgré la guerre et ses morts, malgré la dictature qui réduira tant d’hommes et de femmes à n’être plus rien, à être effacés de toute mémoire, à commencer par la leur propre, il y aura la force d’un attachement, d’un amour prêt à tout et qui veut tout et ne renonce à rien, surtout pas à ce qu’il risque de perdre, à ce qu’il a déjà perdu. Dans cette longue nuit qui a recouvert et isolé pendant des décennies tant d’hommes et de femmes, Lluís Llach nous raconte la résistance à la fois ordinaire et extraordinaire de celles et ceux qui ont continué de vivre, malgré tout, contre tout. Même vaincus et détruits, quelque chose en eux résiste, comme si, au bout du compte, ils n’avaient toujours fait que prendre comme vérité le mot de Paul Eluard : « Ce n’est pas vrai qu’il faut de tout pour faire un monde / Il faut du bonheur et rien d’autre ».
Cela se passait en Catalogne, au siècle dernier. Cela se passe aussi aujourd’hui, dans l’ombre de ce que les images et les mots ne nous disent pas, ne peuvent nous dire, en Tchétchénie, en Syrie, à Gaza ou ailleurs. »

Marc Ossorguine


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