Plusieurs de ses romans ont été présentés sur ce blog, et nous avions eu en 2013 la chance de passer
un moment avec lui et de faire une lecture publique de plusieurs extraits de ses romans, en espagnol et en français.
Pour sa part, Florence Balestas a
lu et beaucoup aimé la traduction française :
Bogota, 1996. Antonio Yammara, le
narrateur, un jeune professeur de droit colombien fraichement nommé, se lie
d’amitié avec le mystérieux Ricardo Laverde de vingt ans son aîné lors des
soirées passées à jouer au billard dans un quartier de la capitale.
On ne sait pas grand choses de ce
Laverde, si ce n’est la rumeur qui le dit sortant de prison après vingt ans de
réclusion.
Ricardo se livre peu, alors quand,
après de nombreux verres de rhum, alors que Antonio le ramène chez lui, son ami
lui propose un dernier verre, Antonio s’en voudra beaucoup, a posteriori, de ne
pas avoir dit oui. Cela lui aurait sans doute permis de comprendre l’énigme de
Laverde qui va le poursuivre tout au long d’une partie de sa vie.
Parce qu’il n’aura presque plus
l’occasion d’en savoir plus.
Il apprendra juste de la bouche de
son ami que celui-ci attend sa femme, une certaine Elena Fritts.
Pendant ce temps Antonio est
rattrapé par l’histoire de l’une de ses étudiantes, Aura Rodriguez, qui lui
annonce qu’elle est enceinte de lui. Même si Aura a vécu une enfance très
différente de celle du narrateur (elle n’a quasiment jamais vécu en Colombie et
n’a donc pas connu les années affreuses de la période Escobar)
il accepte néanmoins qu’elle entre dans sa vie avec sa petite valise et sa
boite de maquillage et bientôt ils attendent ensemble avec impatience l’arrivée
de la petite Leticia.
Mais Antonio va croiser une
dernière fois Ricardo Laverde : celui-ci, après une soirée de billard, lui
demande comment il pourrait écouter une cassette audio : tous deux partent
à la « Maison de la poésie », où, tandis que Antonio écoute des
poèmes de Silva dans ses écouteurs, Ricardo écoute une autre cassette qui
semble lui causer un choc émotionnel et lui faire monter les larmes aux yeux.
Et quand enfin Ricardo s’éloigne et qu’Antonio tente de le rattraper, au moment
où il arrive à sa hauteur, deux motards armés tirent sur les deux hommes, les
laissant au sol grièvement blessés …
Juan Gabriel Vasquez a beaucoup de
talent pour conter une histoire palpitante.
Dans la deuxième partie du livre
il va, avec son personnage principal narrateur, se livrer à une enquête
minutieuse sur le passé de Ricardo Laverde, tué dans le règlement de comptes.
Parallèlement Antonio, qui a été
grièvement blessé, aura beaucoup de mal à se remettre de cet attentat. Juan
Gabriel Vasquez nous parle de cette difficulté à échapper à cette angoisse
quotidienne des années sombres en Colombie. Et Aura ne peut rien partager avec
son compagnon, elle qui n’a pas vécu cette période et ne comprend pas les
raisons du « stress post-traumatique » de Antonio.
Antonio retournera dans la maison
de Ricardo, retrouvera la fameuse cassette, et comprendra la douleur de Ricardo
en l’écoutant :
« Un cri entrecoupé ou
quelque chose qui y ressemble s’élève, puis j’entends un bruit que je n’ai
jamais su identifier : il n’est pas humain, il est plus qu’humain. C’est
le bruit des vies qui s’éloignent, mais aussi celui d’objets qui se brisent. Le
bruit des choses qui tombent, un bruit ininterrompu et par là même éternel, un
bruit sans fin qui continue de retentir dans ma tête depuis ce soir-là et ne
semble pas vouloir en partir. »
Souvenir, travail de mémoire,
retour sur les années sombres du cartel des drogues, Juan Gabriel Vasquez
traite de tout cela et de plus encore.
On songe à L’hiver à Lisbonne d’Antonio Munoz Molina et à cette ambiance si
particulière qui décrit la capitale portugaise.
Comment vit-on avec l’angoisse
permanente d’un attentat ? Ces questions sont universelles. D’une écriture
limpide et palpitante, ce Bruit des
choses qui tombent est un grand roman sud-américain.
Florence Balestas
Extrait :
Quand
nous sommes arrivés à l’Hacienda Napoles,
le ciel était couvert et une touffeur désagréable s’était installée. Il
n’allait pas tarder à pleuvoir. Le nom de la propriété s’étalait en lettres à
la peinture écaillée sur le portail blanc aux proportions démesurées – un
semi-remorque aurait pu le franchir aisément. Un petit avion blanc et bleu
était délicatement posé en équilibre sur la traverse. Il
s’agissait du Piper qu’Escobar pilotait à ses débuts et grâce auquel il disait
devoir sa richesse. Passer en dessous, lire le matricule sur la partie
inférieure des ailes revenait à entrer dans un monde où le temps s’était
arrêté/ Pourtant le temps était bien présent, ou, pour être plus précis, il
avait fait des ravages. Depuis 1993, l’année où le baron de la drogue avait été
criblé de balles sur un toit de Medellin, l’Hacienda Napoles avait connu une
décadence vertigineuse. C’est ce que nous constations, Maya et moi, tandis que
le Nissan roulait le long du chemin pavé bordé de citronniers. Aucune bête ne
broutait plus dans les champs, ce qui expliquait, entre autres choses, pourquoi l’herbe était incroyablement haute.
La végétation avait envahi les pieux, sur lesquels s’attardait mon regard
lorsque j’ai soudain aperçu les premiers dinosaures.
« Je
ne sentais rien, j’étais distrait : la peur me rendait distrait. Je
m’imaginais le visage des assassins cachés sous leur visière : j’entendais
le bruit des détonations et un sifflement continu dans mes tympans
malmenés : je voyais le sang couler brusquement. Aujourd’hui encore, alors
que j’écris ces lignes, je ne parviens pas à évoquer ces instants sans que cette
même peur me glace tout entier. Dans le jardon présomptueux du thérapeute qui
m’avait reçu quand ces problèmes étaient apparus, ma peur s’appelait
« stress post-traumatique » et, selon lui, elle n’était pas sans
rapport avec l’époque où les bombes dévastaient le pays, quelques années plus
tôt. « Donc, ne vous alarmez pas si vous avez des problèmes dans votre vie
intime » a-t-il décrété en soulignant ces mors, vis intime. Je n’ai pas répondu.
« Votre
corps mène un combat très dur, a-t-il ajouté. Vous devez vous concentrer
là-dessus et ne penser à rien d’autre. La libido est ce qui disparaît en
premier, vous comprenez ? Alors ne vous faites pas de souci. Ces
dysfonctionnements sont normaux. »
Le
bruit des choses qui tombent, Juan Gabriel Vasquez, traduit de l’espagnol
par Isabelle Gugnon, Seuil, 2012
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