mardi, juin 06, 2023

" Il n’y aura pas de sang versé" de Maryline Desbiolles (France)

C’est toujours un plaisir pour moi de retrouver l’écriture de Maryline Desbiolles, une grande styliste injustement méconnue selon moi.

« Tout se passe entre 1868 et 1869, d’abord en Italie, au Piémont, puis en France, enfin dans la seule ville de Lyon. Les personnages sont essentiellement des femmes. » Ainsi commence Il n’y aura pas de sang versé, et ce récit va raconter un pan d’histoire tout à fait méconnu : la première grève officielle de femmes ouvrières sur les pentes de la Croix Rousse.

La première femme s’appelle Toia, elle vient du Piémont, et on lui a proposé un travail qui ne peut pas se refuser : elle ira dans un atelier à Lyon, sera logée et nourrie avec d’autres bonnes filles comme elle. On les appelle les ovalistes : elles vont garnir les bobines des moulins ovales, où l’on donne au fil grège la torsion nécessaire au tissage.  Elle va gagner un franc quarante, 1.40 Frs, par jour pour les ovalistes, 2 Frs aux ouvriers moulineurs.

La seconde femme s’appelle Rosalie Plantavin. Elle vient de Nioun, on dira Nyons plus tard en français. Elle est tombée enceinte bien malgré elle, elle a mis son petit en pension et elle doit travailler. Elle en sait un peu plus que les autres à propos de ce fil de soie qui vient de magnaneries, et des cocons qu’il faut ensuite dévider. Elle dort sur un paillasse contre le mur du dortoir, et elle a bientôt une amie qui s’appelle Thérèse et qui vient de l’Ain, mais ni l’une ni l’autre ne connaissent la ville d’origine de l’autre ni ne savent la situer.

La troisième femme s’appelle Marie Maurier. Un peu plus petite que Rosalie, on dit qu’elle est bien aimable. « Marie Maurier a été embauchée chez Pichat, dans la rue Boileau qui vient d’être tracée, un petit atelier où travaillent quelques autres Marie ainsi que Suzette, Catherine, Colombe, Félicie, Julie, Rosalie, Cécile, Adèle, elle ne se souvient pas des prénoms de toutes. » Marie est de bonne humeur et va au bal public de la Rotonde des Brotteaux le dimanche.

La quatrième femme s’appelle Clémence Blanc, elle a les cheveux blonds, presque blancs. Elle aide Suzette Cordier, âgée de 21 ans à se présenter à  l’hospice de la Charité où se présentent les futures filles-mères. L’accouchement sera difficile, l’enfant mourra à la naissance et Suzette Cordier le lendemain. Clémence demandera que Suzette soit enterrée avec son châle rose, et elle a mis des chaussons assortis pour l’enfant mort. « Clémence Blanc a de la chance, le garni où elle habite seule désormais est pourvu d’une fenêtre. »

Maryline Desbiolles utilise la métaphore de la course en relai pour parler de ces quatre femmes, et son style est magnifique.

Dans la seconde partie du récit, elle va décrire le mouvement qui va embraser les ateliers : une certaine Philomène Rozan harangue les femmes et leur explique qu’il n’est pas normal qu’elles soient payées moins que les hommes, pour le même travail. Les ouvrières présentent leurs doléances le 17 juin 1869, ce n’est pas la première fois que des femmes participent à des mouvements de protestation, mais cette fois-ci ce sont elles qui en ont l’initiative.

Il leur est répondu que l’administration ne peut intervenir dans des questions de travail ou de salaire. Donc on va vers la grève.

Les quatre relayeuses vont participer au mouvement. Une façon de découvrir une liberté à laquelle elles n’ont jamais été confrontées, une expression de soi qui les surprendra et les ouvrira à autre chose.

Il faut dire qu’elles partent en bande, et que cela ne s’est jamais vu. Malgré les patrons, malgré la police, malgré les hommes qui désapprouvent le mouvement. Il y a des arrestations, dont Rosalie Plantavin, condamnée à six jours de prison. Elle y croisera d’autres femmes, pauvres comme elle.

Mais le sang ne sera pas versé.

La suite sera la reprise par un bureau de douze délégués, pour s’affilier à l’Association internationale des travailleurs. Mais ce sont les hommes qui prennent la parole, et ils trouvent les revendications des ouvrières bien exagérées. Seul le temps de travail restera une revendication acceptable, on tentera de faire passer à la journée à dix heures au lieu de douze.

Le 21 juillet la grève des ovalistes sera officiellement terminée.

Mais ces femmes poursuivront leurs vies, Rosalie Plantavin prendra des cours auprès d’une religieuse, Toia retournera faire l’ovaliste chez Chareyre, ira quelquefois au café des Acacias, mais mourra un peu plus tard après avoir pris froid. Marie Maurier se mariera et décidera de tout quitter pour partir en Algérie. Clémence Blanc continuera de travailler, mais obtient de ne travailler que dix heures par jour.

Ces femmes sont les premières héroïnes. Les combats féministes d’aujourd’hui pour une égalité de salaire entre les femmes et les hommes, toujours pas acquise, sont directement inspirés de ces toutes premières grèves.

Ces quatre femmes nous tendent un bâton invisible, un témoin par delà le temps et l’espace et grâce à l’autrice, nous nous en saisissons. Car le combat est loin d’être fini.

Maryline Desbiolles, dans un style magique, a réussi une prouesse : révéler un pan de l’histoire ouvrière enterré – la voix des femmes n’a jamais vraiment compté – et donner chair et sang à quatre portraits de femmes attachantes. Une superbe leçon de vie et une bouffée de liberté : un grand coup de cœur de mon côté.

Florence Balestas

Extrait P. 99 : « Grève. Banc de sable mobile. Terrain plat (formé de sables, graviers) situé au bord de mer ou d’un cours d’eau. La place de Grève est l’ancien nom de la place de l’Hôtel-de-Ville à Paris au bord de la Seine. La place de Grève est une plage, un port, un marché où ceux qui n’ont pas de travail viennent se faire embaucher. Etrange détournement de sens du mot grève. En place de Grève ont lieu les exécutions. La première exécution est celle d’une femme, la grande mystique et béguine, Marguerite Porete, qui écrivit en picard, pas en français ni en latin, en picard, « Le Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour », et se rendit ainsi coupable d’hérésie. Elle est brûlée vive le 1er juin 1310 en place de Grève.

Travailler, en ancien français, signifie faire souffrir, souffrir. Le mot est appliqué spécialement à un condamné qu’on torture, à une femme dans les douleurs de l’enfantement. »

" Il n’y aura pas de sang versé" de Maryline Desbiolles. Éditions Sabine Wespieser, 2023; 152 p.



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