lundi, juillet 01, 2024

"Et ils dansaient le dimanche" de Paola Pigani (France)

 « Et ils dansaient le dimanche » brosse le portrait de cette population ouvrière de l’est de Lyon dans les années 1930, juste avant l’arrivée du Front Populaire en 1936.
C’est Szonja qui va incarner ce récit : d’origine hongroise on la découvre alors qu’elle s’apprête à quitter son pays natal pour Lyon Perrache, attirée par les offres d’emploi industriels qui viennent drainer toutes sortes de nationalités : italiens, polonais, Arméniens … tous rêvent d’un logement indépendant dans l’une des cités de Vaulx-en-Velin. Il faut dire que « La SASE (Soie Artificielle du Sud-Est) est attirée par la ligne ferroviaire de l'est lyonnais, le canal, la proximité de l'usine hydroélectrique de Cusset, la présence d'une nappe phréatique abondante et pure et le relatif éloignement de Lyon » comme nous l’apprend Wikipédia à propos de l’industrialisation de Vaulx-en-Velin et de son usine TASE.
Pour l’instant il n’y a encore ni congés payés, ni comité d’hygiène et de sécurité dans les usines, les syndicats commencent à se former, et bien sûr pas de sécurité sociale. Un brevet a été déposé pour fabriquer des fils de viscose par un procédé chimique, afin de détrôner le fil de soie bien connu (c’est pourquoi on l’appelle aussi « soie artificielle »), et peu importe les émanations qui peuvent très rapidement dégrader la santé des ouvriers : la main d’œuvre est bon marché, elle est souvent d’origine étrangère, et c’est encore mieux quand ce sont des femmes puisqu’on peut les payer encore un peu moins.


Szonja va se confronter à tout cela : il va lui falloir apprendre les codes d’un établissement religieux où elle sera logée dans un premier temps, croire en une possible naturalisation en épousant un paysan français qui espère se sortir de sa condition de misère en allant travailler à l’usine, et apprendre enfin les codes de la solidarité avec d’autres ouvrières, notamment les Italiennes qui ont fui l’Italie de Mussolini.
Et tout est cela est raconté avec un style tout à fait remarquable. On s’attache très vite au personnage de Szonja, jeune femme déterminée à qui on voudrait susurrer à l’oreille qu’il y a de l’espoir pour elle en France, même si son paysan de mari ne lui témoigne aucune tendresse et la frappe lorsque le mauvais vin lui monte à la tête. L’écriture de Paola Pigani nous fait surgir des images très précises à tel point qu’on a l’impression de suivre l’héroïne dans les bals du dimanche qui sont ses seuls moments où elle peut oublier un instant le travail harassant à l’usine chimique.
On sourit et on pleure, on est avec elle pour lui dire que la solidarité ouvrière c’est important, notamment lorsqu’elle se lie d’amitié avec Elsa, l’Italienne toujours pleine d’énergie, qui comprend sans un mot la détresse de son amie battue par son mari.
Et puis il y a quelques figures masculines positives, comme ce musiciens – violoniste, accordéoniste -qui tentent d’adoucir le quotidien bien morose.
Ce récit m'a beaucoup fait penser à Maryline Desbiolles et son "Il n'y aura pas de sang versé" qui décrit presque les mêmes lieux (la ville de Lyon) mais quelques années auparavant (entre 1868 et 1869).
Paola Pigani porte un regard plein de tendresse sur ses personnages, ce n’est jamais misérabiliste, toujours réaliste et très bien documenté. Et avec beaucoup de sensibilité Paola Pigani réussit à reconstituer tout un monde ouvrier au moment des prémices du Front Populaire, une période très intéressante à bien des égards dans cette période troublée.


EXTRAITS
P. 122

« En cheveux, un manteau sur les épaules, Elsa a couru chez Jean et Szonja. Elle frappe à leur porte à l’heure du givre aux fenêtres. A l’heure où on n’existe pas encore, avant le bruit et la vraie lumière, avant que le corps et l’esprit ne se remettent en état de marche.
Bianca est morte. Szonja reste sur le palier sans bouger, figée. Face à elle, deux visages. Celui d’Elsa se dédouble. Elle voit Bianca, petite femme au sourire clair. Elle entend le son heureux de sa voix, ses expressions qu’elle ne comprenait pas toujours, elle parlait si vite, surtout avec Elsa. Elle revoit son dos arrondi comme pour tenir son mal à l’abri, un secret d’usine encorbellé qui grondait dans ses poumons. Sûr, elle ne voulait pas l’admettre, ni l’avouer. Peut-être n’avait-elle pas peur de la maladie, peut-être était-ce une manière de la défier ? Avec son homme, elle était venue en France pour le meilleur. Elle y croyait, à leur nouvelle vie, surtout à cette chance d’être admis tous les deux dans cette cité où tout leur était offert, le travail, l’appartement, les compatriotes, une vie propre. »


P. 213

« Andor détache sa cravate, entrouvre sa chemise. On ne saurait dire s’il cherche encore sa Miss Europa dans l’assemblée, parmi les gens assis, debout, tournant. Cette chanson n’est pourtant pas une valse, encore moins une romance ; c’est une chanson à marcher, à suivre l’espoir, une chanson à s’épauler.
Szonja est fière du garçon stupide qui la talonnait dans le train depuis Budapest. Andor pose son chapeau sur la grosse caisse, une main dans sa tignasse essaie de lisser la vague noire de part et d’autre de son front bouillant. Des compatriotes s’approchent de l’estrade, lui parlent avec chaleur en hongrois. Il répond en français, veut que tout le monde comprenne qu’il n’est pas un chanteur, un enjôleur, un artiste de l’Est comme il en arrive tant en France depuis dix ans. Lui aussi était ouvrier, français il l’est devenu grâce à ses années d’usine. Il n’oublie pas le temps passé entre les bacs de cellulose et les filières, les wagonnets à pousser dans l’humidité acide et le mépris des chefs qui lui assénaient trop souvent des amendes pour ses maladresses. Etourdi, il l’était, distrait, impossible à former. « Du sang de navet et la cervelle pleine de flan », avait dit un jour son dernier chef.
(…) Szonja le voit comme un frère à présent, jumeau d’un Charlot qui aurait fait Hollywood-Vaux-en-Velin sans escale. »


Florence Balestas

"Et ils dansaient le dimanche" de Paola Pigani. Liana Levi, 2021. 240p.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !