lundi, décembre 15, 2014

Dario Jaramillo Agudelo, poète hors du temps

Au printemps dernier, lors de La Semana Cultural de l'AFCM, nous avons eu le plaisir de faire connaissance avec l'oeuvre du poète colombien Darío Jaramillo Agudelo et même de partager un bon moment avec lui grâce à la magie de skype. Nous vous avions relaté cette rencontre dans une série de quatre articles, dont le premier se trouve ici : http://versionlibreorg.blogspot.fr/2014/04/semana-cultural-de-lafcm-soiree-poesie.html

Quelques jours plus tard paraissait dans El Tiempo (Bogotá) un long article consacré à cet auteur. Nous avons obtenu l'autorisation de vous en proposer la traduction ; la voici donc !


Dario Jaramillo Agudelo, poète hors du temps
Originaire d'Antioquia1 et également romancier, essayiste et critique littéraire, il est considéré comme l'un des meilleurs poètes de son temps.
Article paru dans l'édition papier de El Tiempo (Colombie) du 16 avril 2014
Mis en ligne le 14 mai 2014 sur http://www.eltiempo.com/



C'est grâce aux vers que son père connaissait par cœur que Dario Jaramillo Agudelo a rencontré la poésie.
C'est un peu par hasard que ce jeune homme, né à Santa Rosa de Osos en 1947, a d'abord rencontré les textes de Becquer, puis ceux de Leon de Greiff, et rapidement encore ceux de Jorge Luis Borges.
Les années passant, pour cet homme qui lit chaque page avec sa grande sensibilité, répertorier les vers qui ont nourris son amour de la poésie jusqu'à lui permettre de devenir l'un des plus grands poètes colombiens, ce serait comme réciter une litanie.
Jaramillo Agudelo choisit chaque mot avec beaucoup d'attention. Par exemple, dire que l'on est olvidadizo (ingrat, négligeant) ou olvidador (adepte de l'oubli), ce n'est pas la même chose. Il y a dans ce deuxième terme la volonté de l'être, ou tout d'au moins d'essayer de l'être. Mais même avec cette tendance, Jaramillo Agudelo semble avoir une très bonne mémoire qui lui permet de nourrir celui qui le lit ou l'écoute, car il fait sans cesse référence à une citation ou à une pensée bien précise.
Lire est, sans aucun doute, beaucoup plus intime qu'écrire. Vous êtes un amoureux de l'intime qui, de surcroît, écrit sur ce que vous lisez à la fois chez les autres et en vous-même. Que préférez-vous ?
Je regrette de devoir vous contredire dès le départ : pour moi, lire est aussi intime qu'écrire. Les deux, la lecture et l'écriture, exigent la solitude, le silence et une totale disponibilité. Je préfère les deux. Et j'alterne. Elles se nourrissent l'une de l'autre.
Quelqu'un, je ne sais plus qui, a écrit un jour qu'« il n'y a plus un instant pour ramasser les morceaux de l'âme ». Et vous, en avez-vous éparpillés beaucoup ?
Permettez-moi un peu d'humour noir : ce dont je suis certain, c'est d'avoir éparpillé des morceaux de mon corps. Et le morceau le plus célèbre, c'est mon pied droit, qui a été éparpillé – pour garder ce verbe si précis – parce qu'il a marché sur une mine anti personnelle en 1989.
Sauf votre respect, et en conservant le verbe que vous trouvez si précis, en plus de cette partie de votre corps, que pensez-vous avoir éparpillé d'autre ?
Je ne sais pas, et je ne le sais pas parce que je n'ai pas l'habitude de regarder en arrière. Alors il n'y a ni perte, ni deuil. Je n'ai pas le temps d'en prendre conscience. Je suis un olvidador.
Pourquoi préférez-vous la nuit et la solitude ?
Non, je ne suis pas un noctambule. Au contraire, j'aime me coucher et me lever tôt. Je me sers de la nuit principalement pour dormir. J'aime la solitude parce que c'est ce qui m'aide à faire les choses que j'aime faire, comme celles dont j'ai déjà parlé, lire et écrire, et aussi marcher, ce que je fais seul parce que je marche lentement.
Qu'est-ce qui est aujourd'hui plus beau autour de vous après que vous ayez changé de vitesse et de rythme de vie ?
Tout. La beauté est toujours lente. La vitesse de certains êtres – le galop du cheval, la course du guépard ou celle du cerf, le vol de l'aigle – contient elle aussi de la beauté. Mais mise à part celle-ci et quelques autres rares exceptions, la beauté est lente. Et c'est vrai y compris pour les apparitions soudaines, leur effet en nous est un effet d'imprégnation, lent par nature.
Même si cela semble un peu niais, si vous n'étiez pas devenu un poète, que seriez-vous devenu ?
La poésie, ce n'est pas un travail. Le poète l'est parce qu'il ne peut pas faire autrement ; on ne peut rien contre l'obsession qui consiste à délirer avec les mots, à leur faire jouer de la musique, à les utiliser pour créer de l'extase, de l'absurdité : tout ceci n'est pas un travail mais une manière de meubler son temps libre, c'est une alchimie de la nuit et du dimanche.
Est-ce un signe ou une arrière-pensée qui font que, dans vos poèmes, le désir se manifeste de façon platonique et non pas physique ?
Je crois que certains de mes poèmes sont platoniques et que d'autres sont plus charnels. Il y a de tout. Je crois.
Vous dites que la poésie est intempestive, pourquoi ?
Parce qu'elle apparaît quand elle en a envie. Elle n'a pas d'emploi du temps, ni de rendez-vous dans un agenda. L'écriture poétique me vient en rafale, par vague. Un poète colombien l'appelait « La Tirana » (La Tyrannique) pour bien montrer que c'est elle qui dispose de notre temps.
Ce que je dis implique le fait de devoir croire en l'inspiration. Oui, je crois en elle. Et je crois aussi que l'on peut être inspiré et écrire sans que cela garantisse que le résultat sera bon. Il faut aussi de l'hibernation et de la transpiration.
Lorsque vous prenez la plume, qu'est-ce qui abonde dans votre esprit et que vous manque-t-il ?
Ce n'est jamais la même chose. C'est toujours la première fois. L'expérience ne s'accumule pas. J'ai toujours la sensation d'être un apprenti.
Antioquia semble être l'endroit du pays qui engendre le plus de poètes. Qu'a donc cette terre qui provoque ça ?
Une société si résolument caractérisée par son respect pour l'argent, par ses valeurs propres, et surtout boursières, bref, une société si clairement définissable et tellement laborieuse, doit par nécessité produire des anticorps qui la mettent à nu. C'est pour cela que des types comme León de Greiff, Porfirio, Jaime Jaramillo Escobar, Juan Manuel Roca ou Rubén Vélez sont d'Antioquia.
Qu'est-ce que vous aimez tant chez León de Greiff ?
C'est un poète résolument actuel. Sa poésie n'a pas vieilli et elle peut presque se lire comme une nouveauté. Il a élaboré un vaste ensemble de poèmes magnifiques. Il a inventé son propre monde, avec sa propre langue, son propre territoire, et il l'a largement peuplé de ses habitants, comme par exemple Matías Aldecoa, Gaspar, Leo Legris, et Sergio Stepansky. Parce qu'il joue avec les mots comme un magicien. Parce qu'il a le sens de l'humour. Parce que etc.
Quelle question vous poseriez-vous à vous-même sans jamais pouvoir y répondre ?
C'est un de mes amis qui l'a formulée il y a plusieurs années : que deviennent les épingles ?
Sur quel projet littéraire êtes-vous en train de travailler ?
Je suis en train de préparer une anthologie du sonnet classique espagnol. Pour le moment, j'ai le sous-titre : « Du marquis à la nonne » parce que cela commence avec le Marquis de Santillana, qui est le premier à avoir composé des sonnets en espagnol, et ça se termine avec Soeur Juana Inés de la Cruz. Du quinzième au dix-septième siècle. Et je suis aussi en train d'écrire un essai sur les fantômes pour un cours de l'UNAM (Université nationale autonome du Mexique).
X504 alias Jaime Jaramillo Escobar dit que ce qui est écrit est plus important que celui qui l'a écrit. Êtes-vous d'accord ?
Totalement d'accord.
Marguerite Yourcenar a écrit «  Il y a entre nous mieux qu'un amour : une complicité. » Vous avez dit, vous, que l'amour n'existe pas, vous le pensez vraiment ?
Je fais un démenti. Si, il existe.
Photo : El Tiempo / Rafael Espinosa, « Dario Jaramillo Agudelo, poète colombien »
Une pépite de la “Generación Desencantada”2
1974 : Son premier recueil de vers s'intitule “Historias”. Plus tard, en 1977, il publie “Tratado de retórica” qui lui a valu le Prix National de Poésie Eduardo Cote Lamus.
1986 : Cette année-là, il publie “Poemas de amor”, l'un de ses recueils les plus célèbres avec “Cantar por cantar” qui parut en 1992 dans une édition spéciale de la revue Golpe de Dados.
1994 : “La muerte de Alec”, son premier roman publié en 1983 et “Cartas cruzadas” publié en 1994, tous les deux épistolaires, le propulsent dans la catégorie “romancier”.
2014 : Son œuvre compte désormais plus de huit livres en prose et un peu plus de sept recueils de poésie. Il a également publié plusieurs essais, et aussi des préambules, des comptes-rendus de lecture, des contes et de grandes anthologies.
Manuela Saldarriaga H.
Pour EL TIEMPO
Medellín
Traduit par Laurence Holvoet
avec la gracieuse autorisation de El Tiempo (Bogotá)
Pour Version Libre, blog du comité de lecture de l'AFCM
Montpellier, novembre 2014.


1Antioquia, capitale Medellin, au nord ouest de la Colombie, est l'un des trente deux départements du pays.

2 “Génération Désenchantée” est un courant regroupant des auteurs colombiens des années soixante-dix et quatre-vingt qui, à la suite des “Nadaistes” qui avaient tout balayé, cherchaient de nouvelles bases sur lesquelles fonder leurs œuvres.

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