Quelques jours plus tard paraissait dans El Tiempo (Bogotá) un long article consacré à cet auteur. Nous avons obtenu l'autorisation de vous en proposer la traduction ; la voici donc !
Dario
Jaramillo Agudelo, poète hors du temps
Originaire
d'Antioquia1
et également romancier, essayiste et critique littéraire, il est
considéré comme l'un des meilleurs poètes de son temps.
Article
paru dans l'édition papier de El Tiempo (Colombie) du 16 avril 2014
Mis
en ligne le 14 mai 2014 sur http://www.eltiempo.com/
C'est
grâce aux vers que son père connaissait par cœur que Dario
Jaramillo Agudelo a rencontré la poésie.
C'est
un peu par hasard que ce jeune homme, né à Santa Rosa de Osos en
1947, a d'abord rencontré les textes de Becquer, puis ceux de Leon
de Greiff, et rapidement encore ceux de Jorge Luis Borges.
Les
années passant, pour cet homme qui lit chaque page avec sa grande
sensibilité, répertorier les vers qui ont nourris son amour de la
poésie jusqu'à lui permettre de devenir l'un des plus grands poètes
colombiens, ce serait comme réciter une litanie.
Jaramillo
Agudelo choisit chaque mot avec beaucoup d'attention. Par exemple,
dire que l'on est olvidadizo (ingrat, négligeant) ou
olvidador (adepte de l'oubli), ce n'est pas la même chose. Il
y a dans ce deuxième terme la volonté de l'être, ou tout d'au
moins d'essayer de l'être. Mais même avec cette tendance, Jaramillo
Agudelo semble avoir une très bonne mémoire qui lui permet de
nourrir celui qui le lit ou l'écoute, car il fait sans cesse
référence à une citation ou à une pensée bien précise.
Lire
est, sans aucun doute, beaucoup plus intime qu'écrire. Vous êtes un
amoureux de l'intime qui, de surcroît, écrit sur ce que vous lisez
à la fois chez les autres et en vous-même. Que préférez-vous ?
Je regrette de devoir vous contredire
dès le départ : pour moi, lire est aussi intime qu'écrire.
Les deux, la lecture et l'écriture, exigent la solitude, le silence
et une totale disponibilité. Je préfère les deux. Et j'alterne.
Elles se nourrissent l'une de l'autre.
Quelqu'un,
je ne sais plus qui, a écrit un jour qu'« il
n'y a plus un instant pour ramasser les morceaux de l'âme ».
Et vous, en avez-vous éparpillés beaucoup ?
Permettez-moi un peu d'humour noir :
ce dont je suis certain, c'est d'avoir éparpillé des morceaux de
mon corps. Et le morceau le plus célèbre, c'est mon pied droit, qui
a été éparpillé – pour garder ce verbe si précis – parce
qu'il a marché sur une mine anti personnelle en 1989.
Sauf
votre respect, et en conservant le verbe que vous trouvez si précis,
en plus de cette partie de votre corps, que pensez-vous avoir
éparpillé d'autre ?
Je ne sais pas, et je ne le sais pas
parce que je n'ai pas l'habitude de regarder en arrière. Alors il
n'y a ni perte, ni deuil. Je n'ai pas le temps d'en prendre
conscience. Je suis un olvidador.
Pourquoi
préférez-vous la nuit et la solitude ?
Non, je ne suis pas un noctambule. Au
contraire, j'aime me coucher et me lever tôt. Je me sers de la nuit
principalement pour dormir. J'aime la solitude parce que c'est ce qui
m'aide à faire les choses que j'aime faire, comme celles dont j'ai
déjà parlé, lire et écrire, et aussi marcher, ce que je fais seul
parce que je marche lentement.
Qu'est-ce
qui est aujourd'hui plus beau autour de vous après que vous ayez
changé de vitesse et de rythme de vie ?
Tout. La beauté est toujours lente.
La vitesse de certains êtres – le galop du cheval, la course du
guépard ou celle du cerf, le vol de l'aigle – contient elle aussi
de la beauté. Mais mise à part celle-ci et quelques autres rares
exceptions, la beauté est lente. Et c'est vrai y compris pour les
apparitions soudaines, leur effet en nous est un effet
d'imprégnation, lent par nature.
Même
si cela semble un peu niais, si vous n'étiez pas devenu un poète,
que seriez-vous devenu ?
La poésie, ce n'est pas un travail.
Le poète l'est parce qu'il ne peut pas faire autrement ; on ne
peut rien contre l'obsession qui consiste à délirer avec les mots,
à leur faire jouer de la musique, à les utiliser pour créer de
l'extase, de l'absurdité : tout ceci n'est pas un travail mais
une manière de meubler son temps libre, c'est une alchimie de la
nuit et du dimanche.
Est-ce
un signe ou une arrière-pensée qui font que, dans vos poèmes, le
désir se manifeste de façon platonique et non pas physique ?
Je crois que certains de mes poèmes
sont platoniques et que d'autres sont plus charnels. Il y a de tout.
Je crois.
Vous
dites que la poésie est intempestive, pourquoi ?
Parce qu'elle apparaît quand elle en
a envie. Elle n'a pas d'emploi du temps, ni de rendez-vous dans un
agenda. L'écriture poétique me vient en rafale, par vague. Un poète
colombien l'appelait « La Tirana » (La Tyrannique) pour
bien montrer que c'est elle qui dispose de notre temps.
Ce que je dis implique le fait de
devoir croire en l'inspiration. Oui, je crois en elle. Et je crois
aussi que l'on peut être inspiré et écrire sans que cela
garantisse que le résultat sera bon. Il faut aussi de l'hibernation
et de la transpiration.
Lorsque
vous prenez la plume, qu'est-ce qui abonde dans votre esprit et que
vous manque-t-il ?
Ce n'est jamais la même chose. C'est
toujours la première fois. L'expérience ne s'accumule pas. J'ai
toujours la sensation d'être un apprenti.
Antioquia
semble être l'endroit du pays qui engendre le plus de poètes. Qu'a
donc cette terre qui provoque ça ?
Une société si résolument
caractérisée par son respect pour l'argent, par ses valeurs
propres, et surtout boursières, bref, une société si clairement
définissable et tellement laborieuse, doit par nécessité produire
des anticorps qui la mettent à nu. C'est pour cela que des types
comme León de Greiff, Porfirio, Jaime Jaramillo Escobar, Juan Manuel
Roca ou Rubén Vélez sont d'Antioquia.
Qu'est-ce
que vous aimez tant chez León de Greiff ?
C'est un poète résolument actuel. Sa
poésie n'a pas vieilli et elle peut presque se lire comme une
nouveauté. Il a élaboré un vaste ensemble de poèmes magnifiques.
Il a inventé son propre monde, avec sa propre langue, son propre
territoire, et il l'a largement peuplé de ses habitants, comme par
exemple Matías Aldecoa, Gaspar, Leo Legris, et Sergio Stepansky.
Parce qu'il joue avec les mots comme un magicien. Parce qu'il a le
sens de l'humour. Parce que etc.
Quelle question vous poseriez-vous
à vous-même sans jamais pouvoir y répondre ?
C'est un de mes amis qui l'a formulée
il y a plusieurs années : que
deviennent les épingles ?
Sur
quel projet littéraire êtes-vous en train de travailler ?
Je
suis en train de préparer une anthologie du sonnet classique
espagnol. Pour le moment, j'ai le sous-titre : « Du
marquis à la nonne » parce que cela commence avec le Marquis
de Santillana, qui est le premier à avoir composé des sonnets en
espagnol, et ça se termine avec Soeur Juana Inés de la Cruz. Du
quinzième au dix-septième siècle. Et je suis aussi en train
d'écrire un essai sur les fantômes pour
un cours de l'UNAM (Université
nationale autonome du Mexique).
X504
alias Jaime Jaramillo Escobar dit que ce qui est écrit est plus
important que celui qui l'a écrit. Êtes-vous d'accord ?
Totalement d'accord.
Marguerite
Yourcenar a écrit
« Il
y
a entre
nous mieux qu'un
amour :
une complicité. »
Vous avez dit, vous, que l'amour n'existe pas, vous le pensez
vraiment ?
Je fais un
démenti. Si, il existe.
Photo :
El Tiempo / Rafael Espinosa,
« Dario
Jaramillo Agudelo, poète colombien »
Une pépite
de la “Generación Desencantada”2
1974
: Son premier recueil de vers s'intitule “Historias”. Plus tard,
en 1977, il publie “Tratado de retórica” qui lui a valu le Prix
National de Poésie Eduardo Cote Lamus.
1986
: Cette année-là, il publie “Poemas de amor”, l'un de ses
recueils les plus célèbres avec “Cantar por cantar” qui parut
en 1992 dans une édition spéciale de la revue Golpe
de Dados.
1994
: “La muerte de Alec”, son premier roman publié en 1983 et
“Cartas cruzadas” publié en 1994, tous les deux épistolaires,
le propulsent dans la catégorie “romancier”.
2014
: Son œuvre compte désormais plus de huit livres en prose et un peu
plus de sept recueils de poésie. Il a également publié plusieurs
essais, et aussi des préambules, des comptes-rendus de lecture, des
contes et de grandes anthologies.
Manuela
Saldarriaga H.
Pour EL TIEMPO
Medellín
Pour EL TIEMPO
Medellín
Source :
http://www.eltiempo.com/colombia/medellin/dario-jaramillo-agudelo-el-poeta-fuera-de-tiempo/13982036
Traduit par
Laurence
Holvoet
avec la
gracieuse autorisation de El Tiempo (Bogotá)
Pour Version
Libre, blog du comité de lecture de l'AFCM
Montpellier,
novembre 2014.
1Antioquia,
capitale Medellin, au nord ouest de la Colombie, est l'un des trente
deux départements du pays.
2
“Génération
Désenchantée” est un courant regroupant des auteurs colombiens
des années soixante-dix et quatre-vingt qui, à la suite des
“Nadaistes” qui avaient tout balayé, cherchaient de nouvelles
bases sur lesquelles fonder leurs œuvres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !