Lydie
Salvayre est romancière. Elle a reçu plusieurs prix pour ses
nombreux romans traduits en plusieurs langues et le prix Goncourt
2014 pour son dernier roman, Pas
pleurer.
Elle
était l'invitée et la carte blanche de la Comédie du livre 2015.
Pour
écrire ce livre, Pas
pleurer,
elle a étudié les écrits de Bernanos (qui a vécu les débuts de
la guerre civile espagnole) et recueilli le témoignage de sa mère
très âgée, Montse. Elle mêle les deux dans ce roman poignant.
Les
écrits de Bernanos l'amènent à s'interroger sur ce que représente
le témoignage et l'engagement d'une personnalité dans des temps
politiquement troublés :
« Au
seuil d'écrire son livre et de dénoncer les méfaits de cette
Eglise, tant adorée de doña Pura, Bernanos hésite un instant.
Qu'a-t-il à gagner à cette entreprise ? Et qu'ai-je moi-même,
me dis-je, à gagner à la faire revivre ? A quoi bon touiller
cette saloperie dont l'univers s'est écoeuré ? se demandait un
autre de mes admirés, Carlo Emilio Gadda, dans les premières pages
d'un livre qu'il mena jusqu'au bout sur l'abjection mussolinienne.
Bernanos
sait parfaitement que ces vérités ne sont pas bonnes à dire et
qu'on va les lui reprocher. Mais il se décide à franchir le pas,
non pour convaincre, dit-il, encore moins pour scandaliser, mais pour
pouvoir se regarder en face jusqu'à la fin de ses jours et rester
fidèle à l'enfant qu'il fut et que l'injustice accablait.
Il
s'y décide car il a vu son propre fils Yves déchirer en pleurant la
chemise bleue de la Phalange après que deux pauvres diables, deux
braves paysans palmesans, eurent été assassinés sous ses yeux.
(Yves désertera bientôt la Phalange et s'enfuira loin d'Espagne).
Il
s'y décide, car le scandale d'une Eglise qui tapine avec les
militaires l'a blessé au centre vif de sa conscience.
Et
bien qu'il lui en coûte de le dénoncer, il lui coûte plus encore
d'en être le voyeur muet. L'image de ces prêtres, le bas de leur
surplis trempant dans le sang et la boue, et donnant leur viatique
aux brebis égarées qu'on assassine part troupeaux, le révulse. »
A
travers le personnage de Montse, elle nous fait sentir ce que c'est
que le combat, la désillusion, la douleur, l'exil... et aussi
« penser entre les langues » :
« Montse,
Rosita, José et Juan arrivent le soir du 1er août dans la grande
ville catalane où les milices libertaires se sont emparées du
pouvoir. Et c'est la plus grande émotion de leur vie. Des heures
inolvidables (me dit ma mère) et dont le raccord, le souvenir ne
pourra jamais m'être retiré, nunca nunca nunca.
Il y
a dans les rues une euphorie, une allégresse et quelque chose
d'heureux dans l'air qu'ils n'ont jamais connu et ne connaîtront
plus. Les cafés sont bondés, les magasins ouverts, les passants qui
déambulent semblent saisis d'une sorte d'ivresse, et tout fonctionne
formidablement et comme en temps de paix. Seules les quelques
barricades encore dressées et les églises détruites avec leurs
saints de plâtre jetés devant leur porche viennent leur rappeler
que la guerre sévit.
Ils
parviennent sur les Ramblas.
Une
ambiance impossible à décrire, impossible, ma chérie, de t'en
communiquer la
sensation vivante pour qu'elle t'aille en plein cœur. Je crois qu'il
faut l'avoir vivi pour comprendre la commotion, le choc, el
aturdimiento, la revelación que fue para nosotros el descubrimiento
de esta ciudad en el mes de agosto 36. Les orphéons, les fanfares
guerrières, les fiacres à chevaux, les drapeaux aux fenêtres, les
banderoles tendues d'un balcon à l'autre qui déclarent la mort au
fascisme, les portraits géants des trois prophètes russes, les
miliciens en armes qui roulent des mécaniques avec au bras une fille
en pantalon, les autobus à étages décorés des sigles rouge et
noir, des camions roulant en trombe chargés de jeunes gens
brandissant des fusils et que la foule acclame, une foule qui semble
portée par un sentiment de sympathie, d'amitié, de bonté, que
personne au monde ne peut imaginer, des orateurs bouillants perchés
sur des chaises branlantes, Míralos camarada ! Van a la lucha,
tremolando sobre sus cabezas el rojo pabellón ! Qué alegres
van ! Acaso la muerte les aguarda, pero ellos prosiguen su
camino, sin temer a nada o a nadie, des haut-parleurs annonçant les
dernières nouvelles de la guerre, et entre ces nouvelles, des
couplets de L'Internationale repris en cœur par les passants, les
passants qui se saluent gentiment, qui se parlent gentiment et
s'embrassent sans se connaître, comme s'ils avaient compris que rien
de beau ne pouvait advenir sans que tous y eussent leur part, comme
si toutes les choses imbéciles que les hommes d'ordinaire
s'inventent pour s'entretourmenter s'étaient, pffffft,
volatilisées. »
C'est
aussi un retour sur le passé et le récit de la guerre civile
espagnole et de l'exil vus à travers le regard de la génération
d'après :
« Elle
fut, malgré sa jeunesse, dans une fatigue sans nom, mais elle
continua chaque jour à mettre un pied devant l'autre, ADELANTE !
L'esprit uniquement occupé à trouver les moyens de survivre, se
jetant à terre ou dans un fossé dès qu'apparaissaient les avions
fascistes, le visage écrasé sur le sol et son enfant contre elle,
terrifiée de peur et suffocante à force de pleurer, son enfant à
qui elle murmurait Ne pleure pas ma chérie, ne pleure pas mon
poussin, ne pleure pas mon trésor, se demandant en se relevant
couverte de terre si elle avait eu raison de faire subir cette
apocalypse à sa fillette.
Mais
ma mère avait dix-sept ans et le désir de vivre. Elle marcha donc
pendant des jours et des jours vers un horizon qui lui semblait
meilleur de l'autre côté de la montagne. Elle marcha pendant des
jours et des jours dans un paysage de décombres et atteignit la
frontière du Perthus le 23 février 1939. Elle resta quinze jours
dans le camp de concentration d'Argelès-sur-Mer dans les conditions
que l'on sait, puis fut dirigée vers le camps d'internement de
Mauzac où elle retrouva Diego, mon père.
Après
maintes péripéties, elle finit par échouer dans un village du
Languedoc, où elle dut apprendre une nouvelle langue (à laquelle
elle fit subir un certain nombre d'outrages)et de nouvelles façons
de vivre et de se comporter, pas pleurer. »
En bref
un roman fort, dont on ne peut que recommander la lecture.
Rachel
Mihault
Pas
pleurer,
Lydie Salvayre, Seuil, 2014
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