vendredi, février 03, 2017

« La Femme brouillon » d’Amandine Dhée et « L’accouchement est politique » de Laëtitia Négrier et Béatrice Cascales (France)

Dans l’écriture créative tout comme dans l’essai argumenté, il y a un sujet qui paraît toujours un peu problématique à aborder. Et lorsque ce sont des femmes qui prennent la plume, euh pardon, le clavier, ça semble même encore un peu plus compliquer la donne… Ce sujet : la maternité. Elles sont à la fois les mieux placées pour en parler, et très agacées d’être presque systématiquement questionnées sur la particularité féminine de leurs sujets d’écriture, voire de leur manière d’écrire...
Mais ces dernières semaines, j’ai eu le plaisir de faire deux lectures passionnantes et jubilatoires et qui se rejoignent sur ce thème-là assez essentiel à tout…… à l’humanité, à nos vies personnelles, à nos sociétés, au présent, à l’avenir….. bref… sur ce sujet central à nos vies.
Dans l’ordre inverse de mes lectures donc…



D’abord « La Femme brouillon » d’Amandine Dhée, publié tout récemment à La Contre Allée… Dans ce livre, Amandine Dhée témoigne du tourbillon dans lequel l’a projeté la maternité, de l’avant à l’après naissance… Elle nous parle des étonnements, des contradictions, des injonctions en tout genre qui nous sont faites et que l’on se fait soi-même à notre insu… Je passe au nous parce que bien évidemment, une lectrice femme va forcément s’y retrouver !!! En tout cas, moi, j’ai plongé avec elle ! Et son écriture est si vive et si piquante que c’est un vrai délice ! Les lecteurs hommes nous diront ce qu’ils en retirent, mais à coup sûr, ils seront sans doute surpris et interpellés par la complexité émotionnelle et rationnelle de cette situation dans laquelle donner la vie et la protéger nous plonge… C’est vraiment très très bien décrit ! Le mieux est de vous proposer mes morceaux choisis (tout en bas)… Mais n’hésitez pas à vous laisser tenter par le texte intégral : il en vaut largement la peine !!!


Et ce texte irremplaçable d’Amandine Dhée, il a pour moi fait un très fort écho à un autre livre lu quelques semaines avant… Un essai cette fois.


« L’accouchement est politique : fécondité, femmes en travail et institution » de Laëtitia Négrié et Béatrice Cascales, paru aux Éditions de l’Instant Présent fin 2016…
Dans cet essai très complet, les deux auteures nous invitent à faire un état des lieux de la prise en charge des femmes enceintes. Dès l’utilisation de ce premier terme, on se rend compte qu’il y a un problème en fait… En effet, elles démontrent avec précision comme les femmes se retrouvent chosifiées et très souvent exclues des décisions qui les concernent pourtant directement au premier chef… Leur panorama est brossé au travers de trois parties : « Qui maîtrise la fécondité ? », « La fécondité : histoire d’une maladie pas comme les autres », et enfin « Féminisme et maternité, doit-on choisir ? »
« À l’heure où certain.e.s s’offusquent de voir des corps marchandisés par la GPA, technologisés par la PMA, et où la première greffe de l’utérus vient d’être effectuée, peut-on enfin réaliser que les corps des femmes qui accouchent sont transformés en machine à enfanter depuis bien longtemps ? » annonce la 4ème de couverture.
Et dans sa préface, la chercheuse américaine en psychologie sociale, Gail Pheterson, nous avertit :
« Ces pages fourmillent d’exemples de sexisme manifeste qui, bien entendu, suscitent l’indignation. L’originalité du livre et sa force conduisent cependant à aller au-delà de la dénonciation des insultes vulgaires et de la brutalité du traitement infligé aux femmes, pour contester les normes institutionnelles en elles-mêmes. Qu’elles soient mises en œuvre avec rudesse ou douceur, ces normes sont abusives dès lors qu’elles amènent à traiter les femmes en êtres biologiques dépourvus des facultés humaines de penser, juger, parler et agir pour leur propre compte. On est ici devant un formidable exposé de ce traitement normalisé en fonction des idéologies sur la Nature des femmes et la Nature de la grossesse. La grossesse reste perçue comme un état dangereux en soi, et les femmes comme des créatures passives, ignorantes de ce qui leur arrive et donc dépendantes de l’obstétricien chargé de « les » accoucher. »
Elle précise encore :
« L’effet le plus caustique du livre vient peut-être de ce qu’il amène les féministes, les femmes professionnelles de santé et les femmes en travail à se confronter à la manière dont elles participent à leur insu à des traitements nuisibles, tant socialement que physiquement, pour les femmes enceintes. Les auteures attirent l’attention sur le fait que depuis les années 1970 le féminisme se focalise sur les moyens d’éviter une grossesse, par la contraception ou l’avortement, comme si le refus de la maternité était la seule réponse politique radicale. Pourtant, les femmes, dans leur grande majorité, accouchent d’au moins un bébé au cours de leur vie. Les féministes, accusent les auteures, mettent ces femmes sur la touche du mouvement militant pendant leur grossesse, comme si la mise en sommeil politique – et sexuelle – accompagnait de façon endémique les femmes en train de couver leurs œufs ou ceux d’une autre femme. »
Alors voilà, c’est une lecture un peu plus ardue que La Femme brouillon, forcément, mais le thème est finalement le même ; ces deux livres sont donc bien complémentaires...

Laurence Holvoet
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Extraits de La Femme brouillon
« Lors d’une réunion familiale, un cousin propose d’échanger ma place avec la sienne. Comme ça vous pourrez parler de bébés, dit-il en désignant sa compagne qui nourrit leur fille sur une chaise haute. En quelques mots, il dresse d’invisibles frontières, celles qui désignent la place des femmes et ce dont elles sont autorisées à parler. Est-ce que j’ai fait tout ce chemin pour ça ? Discuter poupons entre femmes pendant que les hommes picolent à côté ? Je lui en veux à lui, et elle, je la méprise. Je voudrais qu’elle se rebelle, lui jette son mouliné de poireaux à la gueule. A-t-elle vu La Petite Voleuse ? Mon repas est gâché.
Le pire, c’est que ça m’aurait plu de parler de maternité. »


« C’est psychologique, déclare l’auxiliaire de puériculture, c’est psychologique, déclare la sage-femme, c’est psychologique, déclare la pédiatre. Fières de faire état de leurs connaissances en ce domaine, elles se promènent dans mon inconscient comme dans un jardin public.
N’intellectualisez pas trop, insiste la puéricultrice. Mon cerveau est devenu un ennemi, un truc encombrant qui empêche d’accéder à ma nature profonde. Le recours aux livres et aux idées est désormais obsolète. La femme-lézard triomphe.
C’est des conneries, me dit une amie. Une régression, cette histoire d’allaitement.
(…) Une soignante propose de poser des feuilles de chou sur mes seins, pour décongestionner. Pourquoi pas, au point où on en est, autant viser l’humiliation totale.
Elle se tourne vers le père. Vous êtes d’accord monsieur ? »


« C’est dans ces gestes anodins, répétés des milliers de fois, que s’imprime un message.
Que toujours ton corps compte.
Pour la première fois, je comprends ce que cela signifie, avoir les mains dans la merde d’un autre. Étrange comme on méprise ces gestes. Ce sont pourtant eux qui peuvent prendre ou rendre la dignité. Je pense à toutes ces femmes qui exécutent ces soins à la chaîne, dans l’indifférence totale. Qui torchent, soignent, et nourrissent les vieux et les malades. Peut-être passe-t-on notre vie à tenter d’oublier cette idée. Quoiqu’il arrive, notre corps commence et finit entre les mains des autres.
Arrivent alors les questions vertigineuses. Comment m’a-t-on touchée, moi ? »


« Fini le temps mort, le temps mou, pendant lequel la pensée s’étire et s’offre des surprises. Le bébé se faufile dans le moindre interstice. Pire, les activités en dehors de lui sont les interstices.
Je me dilue comme du lait en poudre. Je ne m’appartiens plus. J’ai besoin de sortir du corps, de stimuler mon intelligence. Sinon, comment tenir debout ? Je tente d’écouter une émission de radio avec le bébé, je tente de lire un roman avec le bébé. Ça ne marche jamais. Le bébé vortex aspire tout.
Je lui en veux. Et j’ai peur. Ma vie va-t-elle ressembler à un album de Petit Ours Brun ? »


« J’ai tellement vu de femmes se faire avoir. Des couples soi-disant conscients, qui avaient réfléchi, qui avaient déconstruit. Peut-être cela se joue-t-il dans la torpeur des premières semaines ? Quand la femme joue à la maman, et l’homme au papa. Quand chacun trouve refuge dans les clichés auxquels il croyait avoir échappé. C’est lorsqu’on est fragile que la norme nous agrippe le mieux.
(…)
Le travail gratuit et invisible des femmes, cette merveilleuse manne. Un sujet ringard qui n’intéresse personne, ni les hommes, ni les femmes au pouvoir qui se gardent bien d’aborder des questions aussi mesquines. Pire encore, un sujet qu’on croit réglé. La société nous piège tout le temps avec les combats qu’elle s’imagine avoir gagnés.
Le plus surprenant c’est que les mères de famille ne descendent pas dans la rue pour dénoncer cette arnaque. »


« Surgit alors la mère parfaite niveau 3, celle qui parvient à tout gérer, à concilier – quel mot immonde, il n’y a que les femmes pour concilier – vie sociale, familiale, professionnelle, montre en main, dents serrées. Qui tente d’articuler dans un même discours la joie de rencontrer son enfant avec les bases élémentaires de lutte contre le patriarcat, et le tout avec très peu d’heures de sommeil. Est-ce que je lui ai bien réglé sont compte, à celle-là ? »


« Heureusement que je n’ai pas eu de petite fille. Elle aurait vu sa mère tenter de faire brûler un caddie, se faire empoigner par des vigiles et emmener au poste. J’en aurais fait une petite guerrière, l’aurait obligée à porter un sabre avec sa tenue de princesse.
Tout m’agace. Ces gamines à qui on demande de contrôler leurs mouvements, ré-ajuster leurs jupes, ravaler leur corps. Ces hommes qui leur réclament des bisous, ces plaisanteries sur les filles qui disent non quand c’est oui.
Pour les générations à venir, on aurait pu ouvrir la fenêtre, aérer l’avenir, laisser entrer l’air et la lumière. Mais c’est l’inverse qui se produit. »


Extraits de L’Accouchement est politique
« Dans une correspondance asymétrique propre au système de genre, le « devenir homme » de l’après-patriarcat est moins marqué par l’ambivalence que par une ambiguïté qui permet de jouer sur tous les tableaux sans avoir à s’engager dans un sens ou dans l’autre. Tout comme les filles et les femmes, les garçons et les hommes défendent le principe d’égalité au nom des valeurs de l’individu (« il n’y a pas de raison de faire des différences ») mais du fait de leur socialisation spécifique ils se déclarent incompétents dans les domaines traditionnellement féminins qui à leurs yeux font « toute la différence » entre la masculinité et la féminité, tout en demandant à voir la manière dont les filles et les femmes prétendent être aussi bonnes que les garçons et les hommes dans les domaines traditionnellement masculins – quitte à le reconnaître lorsque certaines y parviennent, parfois même mieux que les hommes. Comme l’a montré Jean-Claude Kaufmann, il suffit pour les garçons et les hommes de s’en tenir à l’inertie dans le partage des tâches et des compétences domestiques pour que les inégalités s’actualisent en leur faveur : les femmes découvrent qu’en s’agaçant continuellement des inégalités conjugales et des incompétences masculines elles menacent l’existence même du couple et les plaisirs des sentiments amoureux. (J.C. Kaugmann, La Trame conjugale). D’où l’attitude ambiguë des hommes vis-à-vis des inégalités de genre : ils peuvent être volontaires pour partager certaines tâches et relations typiquement féminines sans que cela nuise à une masculinité devenue antimacho, mais à la condition que cela n’entrave pas leur autonomie, leurs projets, leurs ambitions, leur tranquillité. »


Dans une sous-partie intitulée « Travail sexuel et reproductif et continuum de l’échange économico-sexuel : des concepts réunificateurs » et à propos d’un salaire pour le travail ménager :
« « (…) L’idée était de revendiquer un salaire pour le « travail » ménager, quelle que soit la personne qui l’exécute, ce qui ouvrait la possibilité aux hommes d’effectuer ce travail et d’en recevoir un salaire, « dégenrant » ainsi la revendication. Il ne s’agissait donc pas de réclamer un salaire « à la ménagère » comme les opposantes se plaisaient à l’exprimer pour en montrer « l’essentialisme » présumé. Le contraire était visé : l’idée avancée dans la revendication était de salarier un travail, et non une prétendue « nature ». Il s’agissait de couper le cordon ombilical reliant femme et travail ménager »
Nous voyons ici à nouveau comment les « soupçons d’essentialisme » (comme ceux d’aliénation) surgissent presque « instinctivement » au sein des mouvements féministes dès lors qu’émergent des revendications pour de meilleures conditions d’exercice concernant des tâches qui, si elles relèvent d’assignations genrées, sont nécessaires au bon fonctionnement de la vie familiale, relationnelle, professionnelle, économique et sociale, ce qui amène Louise Toupin à ajouter : « Je mentionnerai encore une autre spécificité de ce courant, qui écarte celle-là, l’accusation d’essentialisme qu’on a pu accoler à la stratégie du salaire au travail ménager : sa définition des femmes. Les femmes y sont définies non par leur biologie, mais par leur travail commun. C’est le socle commun de leurs différents rôles. Elles sont les « ouvrières de la maison ». Ce travail se situe bien au-delà des tâches matérielles généralement englobées dans l’expression travail ménager. Il consiste en l’ensemble des activités, matérielles et immatérielles, par lesquelles la vie est reproduite. On parle ici du travail consistant à fournir à la société des personnes qui peuvent fonctionner jour après jour, à renouveler et à restaurer la capacité de travail des individu-e-s. Il s’agit, en réalité, d’un travail de reproduction sociale. Il était bien entendu que ce travail se déclinait fort différemment selon les classes, les « races », et les appartenances culturelles des femmes, mais partout, ce travail était construit comme étant « féminin ». »

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