La rencontre que nous avons consacrée à Darío et à sa "Mécanique d'un homme heureux" (Ed. Yovana) vendredi dernier, s'est donc déroulée sur fond de remise de prix pour son écriture poétique ! Afin de vous permettre d'encore mieux faire connaissance avec cette œuvre, nous vous proposons ci-après un très bel article paru lundi dernier, le 13 novembre, sur le site de presse colombien El Tiempo.
Les poèmes s'écrivent lorsqu'ils ont envie d’arriver
Melissa Serrato Ramírez*, pour EL TIEMPO (Bogotá)
Traduction
de Laurence Holvoet
Dario
Jaramillo reçoit le Prix National de Poésie 2017 avec son recueil
El cuerpo y otra cosa
(Le corps et autre chose)
El
cuerpo y otra cosa est le recueil de poèmes grâce auquel Dario
Jaramillo Agudelo,1947, sera récompensé dans la soirée de mardi
prochain : il recevra le Prix National de Poésie Colombienne
attribué par le Ministère de la Culture. Ce recueil rassemble et
synthétise son univers poétique car il y ramène et y tisse des
fils reliant entre elles les obsessions les plus intimes de son
œuvre : le je multiple, l’absence, le corps, la peau,
la musique, le silence, le travail de l’écriture, la parole et
l’univers des émotions amoureuses et érotiques. En un mot, ce
recueil est son ouvrage le plus étendu.
Il
s'agit toutefois de son livre le plus concis, de par la transparence
et la profondeur de son langage. Il ne met pas de masque, mais arbore
la nudité honnête de celui qui écrit en protagoniste, avec la
perspective de celui est présent à lui-même, en profondeur. C’est
ce qui fait que les lecteurs retrouveront la langue de Jaramillo dans
toute sa plénitude, avec cependant un ton beaucoup plus serein et
réfléchi. Et surtout, plus personnel que jamais.
Ce
regard vers l’intérieur, cette précision du langage et cette
rondeur d’un recueil qui contient presque toute son œuvre poétique
font de ce prix une véritable reconnaissance de celui qui décrit
ainsi son lien avec la poésie : « Je sais qu’il y a
eu un jour où j’ai su que la poésie était la chose qui
m’importait le plus, qui m’importerait le plus dans la vie. La
poésie dans son sens le plus vaste et le plus démesuré, l’ébriété
atemporelle de la bouche aimée, l’arôme de l’eucalyptus, le
labyrinthe interne de ta montre à quartz, de ton logiciel de
traitement de données, la tombée de la nuit, un but, un sorbet au
fruit de la passion, une voix familière, Mozart, comprendre quelque
chose de nouveau, une crème d’huître, le galop d’un cheval,
enfin, tant de choses qui constituent la poésie dans son sens le
plus large ». C’est ce qu’il a écrit dans Historia
de una pasión (Histoire d’une passion) en 1997, texte
autobiographique dans lequel, citant Virginia Woolf, il affirme que
« le seul genre littéraire qui soit est la poésie ».
Ainsi,
qu’il écrive des romans – il en a écrit sept –, de la poésie
– huit recueils -, des livres pour enfants – quatre -, des
essais, des critiques littéraires et des œuvres inclassables, il ne
rêve ni des acclamations ni des récompenses que ses œuvres lui
apportent. Au contraire, il rêve d’être invisible et cherche à
éviter les projecteurs pour pouvoir continuer à écrire, parce que
c’est la seule chose qui l’intéresse réellement. « J’écris
parce qu’avec les mots, je rêve, j’hallucine, parce que je
franchis d’autres seuils (…), j’écris par pur plaisir »,
continue-t-il dans Historia de una pasión.
« Ce
n’est pas lui qui a voulu être candidat à ce prix, mais sa maison
d’édition qui, seule, « a rempli les formulaires et déposé
le dossier ». »
S’il
est heureux avec Pre-Textos, la prestigieuse maison d’édition
espagnole qui, depuis l’an 2000, porte son œuvre, et qu’il est
très reconnaissant, c’est parce que ceux qui la dirigent
« publient les livres qui leur plaisent et n’ont pas de
département marketing mais des collections de poésie ». C’est
ce qui lui permet d’écrire sans la pression de devoir livrer une
nouvelle œuvre tous les deux ans ; même si, d’après ce
qu’il nous a raconté, dans ce cas précis, c’est eux qui se sont
chargés de le rendre visible, car
ce n’est pas lui qui a voulu être candidat à ce prix, mais la
maison d’édition qui, toute seule, « a rempli les
formulaires et déposé le dossier ».
Ce
n’est pas la première fois qu’il reçoit une reconnaissance de
cette envergure. En 1978, il a obtenu le premier prix du Concours
National de Poésie Eduardo Cote-Lamus pour son second recueil
Tratado de retórica
-o la necesidad de la poesía
(Traité de rhétorique –
ou la nécessité de la poésie),
dans lequel il avait mêlé des éléments humoristiques et ironiques
avec d’autres d’une grande familiarité et d’autres encore plus
intellectuels.
Par
contre, Jaramillo répète que ce qui le touche le plus lorsqu’il
reçoit un prix « c’est la manière dont [ses] amis se
réjouissent : ils sont aussi heureux que si c’était eux qui
le recevaient. Ils ont alors un prétexte pour m’appeler, m’écrire,
me témoigner leur affection… Et être aimé, c’est très
plaisant ».
Et
lui, oui, il connaît bien cette affection-là, parce que toutes les
personnes qui l’entourent – elles ne sont pas nombreuses car,
comme il le dit lui-même, « aujourd’hui, il n’y a pas
grand monde qui tient à passer inaperçu » -, le protègent et
l’aident à protéger ce monde intérieur qu’il s’est construit
et dont il ne sort que lorsqu’il s’agit d’événements
littéraires. Dans ces moments-là, il se rend visible, et – il
faut le dire – pas seulement en Colombie, mais sous d’autres
latitudes ibéro-américaines où, en plus d’être
reconnu comme l’un des auteurs nationaux les plus remarquables et
respectés, il est également le pair de figures intellectuelles
réputées dans le monde
culturel.
Il
ne faut pas oublier que cet avocat et économiste, diplômé de
l’Université Javeriana et également ex-professeur de celle-ci, a
été l’un des directeurs des affaires culturelles du Banco de la
República pendant un peu plus de vingt-deux ans. Un poste grâce
auquel il a dirigé la construction du Musée d’Art Miguel Urrutia
et la constitution de ses collections, l’agrandissement du Musée
del Oro, la consolidation du réseau national des bibliothèques et
la donation Botero - même si, avec la modestie et l’humour qui le
caractérisent, il a l’habitude de dire qu’il n’était que
l’épicier de la Direction, faisant allusion au fait qu’il y a de
nombreuses années il s’était chargé de gérer les Almacenes El
Mar (Les Magasins de la Mer), un commerce de Medellín dont ses
parents étaient les propriétaires.
De
sorte que, prenant en compte les obligations liées à son poste, son
éditeur, Pre-Textos, lui a permis d’aller à son rythme, qui est
assez particulier, parce que Jaramillo ne livre un ouvrage
pour publication qu’après un long processus qui l’occupe pendant
des années : d’abord il écrit à la main dans des carnets
de sténo, avec un stylo-plume
épais ; il remet « au propre » et corrige en
retranscrivant. Il fait un enregistrement audio pour améliorer le
rythme et la sonorité. Il conserve cette version parfois des années,
jusqu’à ce que, un jour, il la récupère dans une boîte oubliée,
et ce n’est alors que si elle passe l’épreuve d’une relecture
impitoyable, de nouvelles corrections et d’une nouvelle
‘quarantaine’, qu’il la laisse entre les mains de Manuel
Borras, son éditeur.
C’est
exactement ce qui s’est passé pour l’écriture de El cuerpo y
otra cosa, dont les origines remontent à 2012, même si ses
recueils de poèmes ont la particularité d’être écrits sur des
« papiers volants » et au crayon parce que, selon lui,
« on n’écrit pas les poèmes lorsque l’on en a envie, mais
on écrit les poèmes lorsqu’ils ont envie d’arriver ».
El
cuerpo (le corps)
Somos
solo cuerpo.
No
me prometas nada,
solo
dame un presente,
dame
el instante intenso,
sí,
mi relámpago,
déjame
flotar convertido en parte tuya,
cuerpo
mío,
tú,
mismísimo, mi paroxismo siempre.
Nous
ne sommes que corps.
Ne
me promets rien,
donne-moi
seulement un présent,
donne-moi
l’intense instant,
oui,
mon éclair,
laisse-moi
flotter comme une partie de toi-même,
mon
corps,
toi,
en personne, mon paroxysme toujours.
… peut-on
lire dans ce nouveau recueil qui comporte quarante et un poèmes
au total, même si, d’après les explications de l’auteur, il
n’en comprend en réalité que cinq : le premier composé
de trente-sept parties, et quatre élégies (chants funèbres) pour
terminer. « Dans ce premier poème, il se fait que les
trente-sept morceaux forment un tout, mais ce tout est divisés en
trente-sept parties parce que j’ai essayé de faire en sorte que
chacune soit un poème qui puisse être lu indépendamment des
autres » nous éclaire-t-il.
Cette
façon d’aborder le corps est une pure question de cohérence entre
le fond et la forme du recueil, car son intention est de montrer le
corps comme un tout, comme un seul bloc thématique, et de le
fragmenter pour montrer qu’il peut être habité par beaucoup
d’êtres changeants. Jaramillo résume cela ainsi : «Dans
cette peau, il y a de nombreuses personnalités qui m’habitent, et,
dans ce recueil, je confirme qu’il y en a toujours de nouvelles en
moi ».
No espero al otro que también soy
yo.
Mi doble no es el huésped: es
probable que quien viene sea el original y yo la copia.
Tal vez solamente un borrador.
Je
n’attends pas l’autre qui est aussi moi.
Mon
double n’est pas l’hôte : probable que celui qui arrive
soit l’original et moi la copie.
Peut-être
même seulement un brouillon.
...
a-t-il écrit dans le poème 35. La même chose se produit dans le
n°31 :
(...)
Aquí adentro está otro que acusa
mi memoria y pide olvido, tabla rasa para instalar su calma y tomar
posesión de mis olvidos, para ser dentro de mí solo silencio,
un silencio que ambos compartimos,
alma nueva y viejo cuerpo
(…)
Là,
dedans, il y a un autre qui accuse ma mémoire et demande l’oubli,
la table rase pour installer son calme et prendre possession de mes
oublis, pour n’être que silence en….
moi,
un
silence que nous partageons tous les deux,
nouvelle
âme et corps vieux.
Cette
certitude, il l’a déjà manifestée à plusieurs occasions tout au
long de son œuvre. De fait, il déclare dans son « Poème
d’amour n°1 » en 1986, l’un des plus connus et reconnus –
lauréat du « Meilleur poème d’amour de la poésie
colombienne », récompense qui lui a été attribuée par un
vote de lecteurs par le biais d’un concours lancé par la Casa de
Poesia Silva en 1989 - :
Ese
otro que también me habita,
acaso propietario, invasor quizás
o exiliado en este cuerpo ajeno o de ambos,
ese otro a quien temo e ignoro,
felino o ángel,
ese otro que está solo siempre que
estoy solo, ave o demonio
esa sombra de piedra que ha crecido
en mi adentro y en mi afuera,
eco o palabra, esa voz que responde
cuando me preguntan algo,
el dueño de mi embrollo, el
pesimista y el melancólico y el inmotivadamente alegre,
ese otro, también te ama.
Cet
autre qui lui aussi m'habite,
Peut-être
bien propriétaire, ou alors envahisseur ou exilé en ce corps
étranger ou les deux,
cet
autre que je crains et ignore, félin ou ange,
cet
autre qui est seul chaque fois que je suis seul, oiseau ou démon
cette
ombre de pierre qui a grandi en moi et tout autour de moi,
écho
ou parole, cette voix qui répond lorsque l'on m'interroge,
le
maître de mon chaos, le pessimiste et le mélancolique, le
bienheureux,
cet
autre aussi t'aime.
Ce
dédoublement dans l’autre, dans d’autres, ce jeu de miroirs, de
doubles et de poupées russes qui réapparaît dans El cuerpo y
otra cosa « témoigne de cette sensation d’être autre
et d’être changeant que j’ai depuis toujours. Ici, est
accentué ce que César Vallejo appelait un défilé d’âmes
distinctes, parce qu’il n’y a pas de continuité entre mes je »
dit-il.
Y
otra cosa (et autre chose)
Lorsqu’on
l’interroge sur ce qu’est cette autre chose à laquelle il fait
allusion dans le titre du recueil, il répond que c’est
« délibérément ouvert », mais il est évident que le
poème n°11 lève le doute et l’équivoque :
(...)
Eso
es el cuerpo, el cuerpo hecho de tiempo.
El
cuerpo y esa otra cosa y esa otra.
El
cuerpo y el alma y esa otra.
El
cuerpo y el alma y la muerte.
La
muerte que es cuando el tiempo ha dejado de pasarnos.
El
tiempo, que es el cuerpo.
(…)
Ceci
est le corps, le corps fait temps.
Le
corps et cette autre chose et cette autre encore.
Le
corps et l’âme et cette autre encore.
Le
corps et l’âme et la mort.
La
mort qui est là lorsque le temps a cessé de passer en nous.
Le
temps, qui est le corps.
« Quelqu’un
a dit que j’étais en train de chanter ma propre mort… Peut-être,
mais ce n’est pas comme ça que je le vois, commente-t-il. Ce qui
se passe, c’est que j’écris des poèmes sur le corps et, partant
de là, il est inévitable d’en arriver à la mort. Au début du
recueil, je dis que la fin du moi est la fin du corps et que
l’âme ou quoi que ce soit d’autre s’envole et ne se souviendra
jamais de ce que nous avons été ; alors la conscience du corps
est aussi la conscience de la fin du corps ».
Solo sé que llegará. De resto, no
sé nada de la muerte.
La espero sin esperarla, no la
espero y estoy pendiente de ella,
acaso displicente y envalentonado.
Como buen mentiroso.
Je
sais seulement qu’elle arrivera. Pour le reste, je ne sais rien de
la mort.
Je
l’attends sans l’attendre, je ne l’attends pas et je m’y
attends,
avec
nonchalance peut-être, prenant tout mon courage.
Tel
un bon menteur.
Cependant,
cet abordage de la conscience de sa propre mort ne s’arrête pas
là, mais il s’amplifie dans les quatre élégies de la fin, ces
quelques vers très narratifs dans lesquels il raconte les vestiges
particuliers de la mort des êtres qu’il a aimé :
Qué voy a hacer con las cosas que
descubro para ti.
Ignoro si lo que me sucede y quiero
contarte
es un truco tuyo para que no te
olvide,
una manera de decirme que no estás
muerto,
que estás por ahí, invisible,
conspirando para
que yo no te olvide.
Que
vais-je faire des choses que je découvre pour toi.
J’ignore
si ce qui m’arrive et que je veux te raconter
est
l’un de tes trucs pour que je ne t’oublie pas,
une
manière de me dire que tu n’es pas mort,
que
tu es par ici, invisible,
à
conspirer pour que moi je ne t’oublie pas.
Ainsi,
dans ce mouvement qui regarde en dehors et en dedans, il nous révèle,
comme le conclut parfaitement le poète Mariano Peyrou dans la
critique qu’il a faite de ce recueil, que « parmi tous ceux
que nous sommes, il y en a un qui est le plus vrai. Ça, nous le
savons tous. (…) Et
Darío, dans ce recueil, a réussi à s’en approcher, il a réussi
à en brosser le portrait. Il l’a retrouvé pour nous ».
*
Journaliste, master de Littérature de l’Université Javeriana et
des Littératures Romanes de l’Université de Paris 8.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !