samedi, novembre 18, 2017

"Dictionnaire amoureux de l'Amérique Latine", de Mario Vargas Llosa (Pérou, Espagne)


J'aime beaucoup la collection des dictionnaires amoureux des Editions Plon. Celui consacré à l'Amérique Latine a été écrit par Mario Vargas Llosa, célèbre écrivain péruvien et espagnol.
Il est à lire dans son intégralité bien sûr, mais j'ai envie de vous en donner un petit aperçu à travers deux entrées : « Langue espagnole » et « Littérature ».
Pour vous mettre un peu l'eau à la bouche et peut-être pour vous inviter à la réflexion et à la discussion.
Rachel Mihault

« Langue espagnole
Du Mexique à l'Equateur, le mot pendejo veut dire imbécile. Mystérieusement, en traversant la frontière péruvienne, il signifie le contraire. Au Pérou, un pendejo, c'est quelqu'un de culotté, sans scrupule. En Colombie, au Venezuela, le provincial qui monte à la capitale – où on cherche à vendre, à ce gogo capable de tout gober, le métro ou le palais du gouvernement – est appelé de ce même mot désignant au Pérou le ministre dispendieux qui se remplit impunément les poches. En Amérique centrale, une pendejada est une vulgaire bêtise, alors qu'au Pérou c'est une crapulerie qui réussit.
La façon dont ce gros mot, nommant à l'origine le duvet anodin du pubis, a fini par désigner, par métonymie, le bipède entier n'est pas quelque chose qui me tracasse. Mais ce qui m'intrigue fort – pour ne pas dire ce qui m'effraie -, c'est la raison mystérieuse qui fait qu'en mon pays les idiots venus d'ailleurs deviennent malins et les malins des pays voisins, crétins. A l'inverse, prenez le mot cojudo : cette apocope de cojonudo, qui, dans bien des régions d'Espagne et d'Amérique hispanique, sert à désigner, en langue vulgaire, une personne ou une chose formidable et excellente, voilà qu'au Pérou elle désigne, au contraire, un imbécile.
Ces changements sémantiques ne sont évidemment pas gratuits. Ce qui se cache derrière, ou dessous, c'est une idiosyncrasie, une morale – ou, si l'on veut jouer les pédants, une Weltanschauung, une conception du monde. Nous pouvons parler d'inversion de valeurs, de machiavélisme caractérisé ou d'un pragmatisme perverti qui étouffe toute considération, tout principe altruiste ou solidaire, pour promouvoir dans la vie sociale un darwinisme nietzschéen : culte du surhomme qui sait l'emporter en écrasant les autres, et mépris du naïf qui, respectueux de la norme, est condamné à l'échec dans ce qu'il entreprend. […]
J'ai éprouvé, depuis, la tentation d'écrire, sous le titre de « Dialogue du pendejo et du cojudo », une sorte d'apologue, à la façon des écrivains du Siècle des lumières, pour défendre l'idée que les misères de mon pays ne cesseraient pas et iraient plutôt croissant, jusqu'à ce que nous repensions notre échelle de valeurs sémantiques et cessions d'appeler vin le pain et pain le vin ; ou, pour parler sans fard, jusqu'à ce que nous rétrogradions au dernier rang des types humains ce pendejo tant admiré, aujourd'hui en tête, et replacions tout en haut ce cojudo si ridiculisé. Car ce ne sont pas les coquins audacieux et sympathiques, évoluant au-delà du bien et du mal, qui font la grandeur des nations, mais ces ennuyeux personnages qui connaissent leurs limites, distinguent prudemment entre le possible et l'impossible, et qui ont si peu d'imagination qu'ils agissent toujours dans le cadre de la loi.
Il en va des institutions comme des mots, et pas seulement au Pérou : il s'agit malheureusement là d'une tare latino-américaine. Dans nos pays, les idées, les croyances, les systèmes que nous importons connaissent souvent, sous leur apparence immuable, des magiques remplacements de contenu et de sens. Le nom reste identique, mais sa signification s'inverse. Le phénomène est si étendu, avec des conséquences si néfastes dans la vie politique, économique et culturelle de l'Amérique latine qu'on peut, sans exagération, affirmer ceci : notre échec en tant que nations – pauvreté et retard face à l'Amérique du Nord, à l'Europe et à maints pays d'Asie – est dû à notre terrible propension à dénaturer ce que nous disons et faisons, en employant les mots mal à propos, en corrompant les idées et en modifiant le contenu de ces institutions qui régissent notre vie sociale. […]

Littérature
[…] La littérature ne parle pas aux êtres satisfaits de leur sort, à ceux qui se contentent de leur vie. Elle nourrit les esprits rebelles, prêche l'insoumission et constitue un refuge contre les manques ou les trop-pleins de l'existence ; elle permet de ne pas se sentir malheureux, incomplet ou frustré dans ses aspirations. […]
Le roman calme momentanément cette insatisfaction vitale mais pendant ce miraculeux intervalle, cette interruption provisoire de la vie dans laquelle nous plonge l'illusion littéraire – elle semble nous arracher à la chronologie et à l'histoire pour faire de nous les citoyens d'une patrie intemporelle, immortelle -, nous sommes différents : plus intenses, plus riches, plus complets, plus heureux, plus lucides que dans la routine contraignante de la vie réelle. Quand, le livre refermé, nous quittons la fiction pour retrouver le quotidien, une déception nous attend, celle née de cette terrible constatation : la vie rêvée du roman est plus belle, plus compréhensible et plus parfaite que celle de la réalité assujettie aux limites et aux servitudes de notre condition. De ce point de vue, la bonne littérature est toujours, même à son insu ou malgré elle, séditieuse, insoumise, rebelle : un défi au réel. Elle nous permet de vivre dans un monde dont les lois transgressent les règles inflexibles de notre quotidien ; elle nous libère de la prison de l'espace et du temps, offre l'impunité à nos excès et nous donne une souveraineté sans limites. »
Dictionnaire amoureux de l'Amérique latine, Mario Vargas Llosa, Plon, 2005, 743 pages

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