lundi, novembre 05, 2018

"Sula" de Toni Morrison (États-Unis)

Elles ne sont pas si nombreuses les filles Prix Nobel de Littérature… Quatorze sur cent treize prix décernés (12%)… L’afro-américaine Toni Morrison (née en 1931) fait partie de cette double (voire triple : elle est afro-américaine) élite et c’est bien mérité.

Il y a quelques années, j’avais lu et été bouleversée par « Un don » (2008) qui raconte, dans un récit polyphonique - qui est un peu l’une des marques de fabrique de Toni Morrison -, l’histoire d’un couple d’Européens débarquant dans l’Amérique de la fin du 17e siècle, un territoire ravagé par les épidémies et la violence des conquêtes, et prenant en main une petite exploitation agricole avec son incontournable équipe de domestiques métissée, indienne et noire.
Le style de Toni Morrison est parfois comparé à celui des auteurs du réalisme magique d’Amérique du sud. Il en a le lyrisme, la poésie, la force d'évocation. Dans ses romans, la vie quotidienne est le terreau du mythe, du magique.
Et c’est exactement ce que je viens de retrouver en me plongeant dans « Sula » qui est l’un des tout premiers titres de Toni Morrison (paru en 1973). On y retrouve déjà son intérêt pour les récits qui se placent dans l’histoire des États-Unis, et qui ont pour principaux protagonistes et narrateurs des femmes, des jeunes filles, issues des communautés les plus défavorisées.
Il s’agit ici d’une histoire d’amitié entre deux jeunes noires américaines, Nel et Sula, nées en 1910 dans un faubourg d’une ville perdue de l’Ohio. Cette amitié se développe au sein d’une communauté où la misère et le désœuvrement sont le quotidien de tous et où les vies et la mort s’entremêlent. En toile de fond, l’entre-deux guerre et la ségrégation raciale.
Le récit est poignant, fort et finalement universel... jusqu’à la dernière page !

Laurence Holvoet


Quelques extraits…
p. 61
« Aussi, quand elles se rencontrèrent, d’abord dans les couloirs chocolat et ensuite entre les cordes de la balançoire, ce fut avec l’aisance et l’agrément d’amies de longue date. Comme chacune avait compris depuis longtemps qu’elle n’était ni blanche ni mâle, que toute liberté et tout triomphe leur étaient interdits, elles avaient entrepris de créer autre chose qu’elles puissent devenir. Leur rencontre fut une chance, puisqu’elles purent se servir l’une de l’autre pour grandir. Issues de mères lointaines et de pères incompréhensibles (celui de Sula parce qu’il était mort ; celui de Nel parce qu’il ne l’était pas), chacune trouva dans les yeux de l’autre l’intimité qu’elle recherchait. »
p. 99
« Le retour à Medallion de Sula s’accompagna d’une invasion de rouges-gorges. Ces petits oiseaux palpitants au jabot gonflé étaient partout et les enfants, au lieu de leur faire bon accueil comme d’ordinaire, s’excitaient au point de les massacrer à coup de cailloux. Nul ne savait d’où ils venaient ni pourquoi. On savait seulement qu’on ne pouvait aller nulle part sans marcher dans leur fiente nacrée, qu’il devenait difficile d’accrocher du linge, d’arracher les mauvaises herbes ou simplement de s’asseoir sur sa véranda au milieu des rouges-gorges qui volaient et mouraient tout autour. »
p.118
« « Le véritable enfer de l’Enfer, c’est qu’il est éternel. » C’était Sula qui disait ça. Que faire, quoi que ce soit pour toujours c’était l’enfer. Nel n’avait pas compris, à l’époque, mais là, dans la salle de bains, essayant de ressentir quelque chose, elle se dit : « Si je pouvais être sûre de pouvoir rester dans cette petite pièce blanche au carrelage sale avec l’eau qui gargouille dans les tuyaux et ma tête sur le bord frais de la baignoire sans jamais avoir à passer la porte, je serais contente. Si je pouvais être certaine de n’avoir jamais besoin de me lever pour tirer la chasse, aller dans la cuisine, voir mes enfants grandir et mourir, avoir ma nourriture toute mâchée dans mon assiette… Sula se trompe. L’enfer, ce n’est pas que les choses durent éternellement. L’enfer, c’est le changement. » Non seulement les hommes s’en vont, les enfants grandissent et meurent, mais même la souffrance ne dure pas. Un jour, elle n’aura même plus ça. Ce chagrin qui l’avait flagellée et convulsée sur le carrelage aurait disparu. Cela aussi, elle le perdrait. »

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