vendredi, décembre 11, 2020

"Impossible", de Erri de Luca (Italie)

 

Ils sont deux.

Deux, face-à-face. Qui s’affrontent, comme deux chamois mâles, qui ont pu être frères, mais qui, devenus adultes, ne se feront pas de cadeau dans l’affrontement.

Celui qu’affronte au début du récit le narrateur, c’est un magistrat.

Il est jeune, beaucoup plus jeune que le narrateur, et il n’a pas connu l’époque des « années de plomb » dont il est question. Il est persuadé de la culpabilité du narrateur, et il veut le prouver.

De quoi s’agit-il ? D’une histoire de montagnes.

Parti faire de l’escalade en solitaire dans un endroit très escarpé, le narrateur voit devant lui un autre alpiniste. Arrivé près d’une crevasse, il aperçoit un corps, tout au fond. Il donne l’alerte, attend les secours, puis repart. Et redescend dans la vallée.

Mais le magistrat a une autre version : l’alpiniste devant lui était quelqu’un que le narrateur connaissait très bien : anciens camarades de jeunesse, ils ont ensemble combattu le capitalisme avec les forces d’extrême gauche. Mais ce camarade, ce frère de cœur, a commis l’irréparable : il a « vendu » ses camarades pour bénéficier d’une remise de peine. Le narrateur, comme ceux qui ont été dénoncés avec lui, a purgé une longue peine de prison.

Or voilà que ce traitre, puisqu’il faut bien utiliser ce mot, était lui aussi dans la montagne. Mais lui n’en est jamais redescendu.

Banal accident de montagne ? Coïncidence ? Homicide opportuniste ? Meurtre prémédité ?

Tout est là et ce sont les échanges entre le magistrat et l’accusé, emprisonné le temps de l’enquête, qui vont être consignés comme un procès verbal d’audition pourrait le faire.

Dans ce court récit, le grand écrivain italien Erri de Luca explore la question de la vengeance contre un traitre qui a été précédemment un frère de cœur.

Peut-on tourner la page et oublier complètement son passé ? L’enfermement en prison laisse-t-il des traces, après le retour à la liberté ? Et si l’occasion se présente, un homme trahi se vengerait-il du traitre qui l’a livré ?

La douceur vient du contrepoint du récit : Erri de Luca alterne les procès verbaux de l’interrogatoire, avec des lettres que le narrateur écrit en prison à sa dulcinée. L’occasion de s’expliquer auprès d’elle sur ses sentiments et ses sensations, mais aussi de déployer son argumentation auprès du magistrat qui, bien que persuadé de la culpabilité de son prévenu, l’écoute, curieux du récit de cette époque, avec de plus en plus d’intérêt.

Dans son argumentation, Erri de Luca convoque l’auteur italien Leonardo Sciascia.

Écrivain, essayiste, journaliste, l’homme, il sera aussi élu député au Parlement sous la bannière du Parti radical italien en 1979 puis membre de la commission d'enquête parlementaire sur l'assassinat d’Aldo Moro d'Aldo et le terrorisme, évènement que l’auteur connaît bien.

Si Erri de Luca lui reconnaît de vraies qualités littéraires, il pense que l’homme s’est fourvoyé dans la sphère politique. Quel est donc le rôle de l’écrivain face à ces questions de terrorisme ? Et peut-on parler de terrorisme lors des années de plomb ? Pas de réponse tranchée à ce sujet, mais, à travers son narrateur, Erri de Luca dispose d’une tribune pour s’exprimer sur les questions d’honneur et de fraternité qui l’ont lié autrefois à cet ami qui a trahi.

« Dans ces années agitées, l’amitié était un échange d’aide, en sachant qu’elle serait immédiate et sans explications. On était unis par une volonté commune.

Nous nous étions coupés de nos familles à l’arrachée, en renonçant, et en la reniant aussi, à la vie domestique. Nous pratiquions une autre appartenance. L’amitié remplaçait l’affection familiale en faisant de l’autre un frère, un père, un fils » raconte-t-il dans une de ses lettres.

Cependant les relations entre le magistrat et celle du suspect évoluent au fil du récit.

Fascination ? Curiosité ? Admiration ? Difficile de dire ce qui anime le magistrat au fil de l’interrogatoire. Avec lui, le lecteur revisite cette période historique de l’Italie des années 70 : Erri de Luca s’explique dans cet « Impossible » sur un passé tourmenté sur lequel il n’avait encore jamais écrit.

« Impossible c'est la définition d'un évènement jusqu'au moment où il se produit. Vous aurez beau mettre tous les zéros que vous voulez, la statistique et vous ne pouvez nier les coïncidences. Elles existent en dépit des zéros. Quantités de découvertes en ont été la conséquence, et aussi quantité de désastres. Une personne passe sur un pont au moment où il s'écroule. Tant d'autres y sont passées juste avant. Les coïncidences sont une constante, elles n'ont rien de rare » dit le narrateur.

On songe au « Poids du papillon », où il était question de femme, mais aussi de solitude, et de l'incapacité de l'espèce humaine à être dans l'instant présent. J’y vois comme un prolongement du même récit, mais avec de nouveaux protagonistes. Rapprochement souligné encore par ce passage mettant en scène deux chamois en montagne, à la fin du récit.

Comme le magistrat lui-même, on ne saura pas en définitive si cette rencontre était le fruit du hasard, une ironique coïncidence ou le résultat d’un calcul bien humain. Le magistrat et le suspect dîneront même ensemble, une dernière fois. Mais le narrateur gardera son secret et son quant-à-soi, ne livrant à l’autre que ce qu’il souhaite dire de tout cela.

Un texte très dense, pur comme un diamant, qui pose de vraies questions sur l’honneur, l’engagement, la fidélité à ses convictions, et l’attachement à des valeurs.

Du très grand Erri de Luca.

Florence Balestas

Impossible, Erri de Luca, Gallimard, 2020

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