mardi, novembre 21, 2023

« Misericordia » de Lidia JORGE et traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues (Portugal)

« Qui a déjà essayé en effet de décrire le quotidien d’une vie en EPAHD à la première personne ? C’est le défi qu’a relevé Lidia Jorge, en s’inspirant notamment de l’expérience de sa relation avec sa mère, récemment disparue.

Dona Maria Alberta est une femme d’un certain âge, comme on dit pudiquement, dotée d’un sacré caractère. Elle vit dans cet Hôtel Paradis, un établissement pour personnes âgées. Elle attend régulièrement la venue de sa fille écrivain, même si parfois ces visites lui causent bien du tourment. Le matin elle a droit à la toilette effectuée par le personnel soignant, toujours trop rapide comme dans toute maison de retraite, puis elle est conduite en fauteuil roulant auprès des autres résidentes, puisqu’elle n’a plus l’usage ni de ses jambes ni de ses mains.

Et il se passe plein de choses dans cet établissement, ce tout petit univers avec ses soixante-dix résidents qui constituent l’Alpha et l’Omega de son espace personnel, renonçant par exemple, contrairement à la pression de son gendre, à regarder la télévision qui lui donne des nouvelles d’un monde qui ne l’intéresse plus du tout.

Un beau sergent tourne la tête de sa voisine de table, Dona Joaninha. Une jeune femme d’origine brésilienne, Lilimunde qui sent bon la bergamote quand elle vient la voir, lui assure qu’elle ne connaîtra jamais aucun homme, mais va tomber amoureuse d’un Hongrois. Des fourmis attaquent les résidents et se retrouvent dans les lits et dans les plats qu’on leur sert – il faudra faire venir une entreprise de désinsectisation. Et puis il y en a qui disparaissent. Comme ce Sergent, peut-être mort d’une crise cardiaque suite à une nuit d’ivresse avec Dona Joaninha, mais la narratrice n’en dira rien et couvrira les frasques de son amie.

Il y est question de mystérieux vols aussi – des bottes disparaissent et réapparaissent. Et puis, comme dans tout EPAHD, on recherche du personnel qui accepte de faire ces travaux ingrats. Une arrivée de plusieurs travailleurs étrangers permettra à l’établissement de survivre.

Le Sergent sera remplacé par un certain Mr To, qui tentera de soulever les résidents contre la direction de l’établissement, fédérant une colère sourde contre l’absence de prise en considération de leurs besoins réels.

Et puis il y a les fantômes. Ceux que Dona Alberta surnomme « la nuit » puisqu’ils arrivent avec l’obscurité, surtout si elle refuse d’avaler les somnifères qu’on lui prescrit. Commence alors un long combat contre ses forces du mal qui s’adressent directement avec elle et avec qui elle dialogue.
C’est à la foi ironique, poétique – Dona Maria Alberti a une véritable attention réelle à la beauté du monde – parfois brutal. On passe du rire aux larmes, et on est touchés.



Avec une question centrale : qu’est-ce que la mère d’une écrivaine peut conseiller à sa fille en matière d’écriture ? Elle se désole qu’elle ne prenne pas des personnages célèbres comme personnages centraux de ses romans. Ou qu’au moins le roman se termine bien.

Sa fille lui résume ce qu’elle fait en une phrase « je fais l’Amour avec l’Univers ». Est-ce donc cela, le secret de la littérature ?

De tout cela on comprendra à la fin que ce sont trente-huit minutes d’enregistrement que la mère de Lidia Jorge a livré à la postérité. Dans une forme d’exploit littéraire qui consiste à se mettre dans la peau de celle qui lui a donné la vie, notamment dans son dialogue parfois douloureux avec sa fille écrivain. Curieux effet de miroir, que de se regarder au travers du regard de sa propre mère vieillissante…

« Elle m’a dit qu’il fallait que j’écrive pour que les gens éprouvent de la compassion pour ceux qui ne peuvent plus dominer leurs corps », raconte Lidia Jorge.

En refermant « Misericordia », on a l’impression d’avoir rencontré une femme hors du commun, une femme qui a une volonté de fer et un humour et une ironie parfois mordante, et surtout une furieuse envie d’en découdre encore et de ne pas rendre les armes à tous les fantômes de la nuit qui la tirent vers le monde d’après.

Et on en est ressort profondément touchés. »


Florence Balestas

Ce livre a reçu le Prix Médicis étranger 2023.

« Misericordia » de Lidia JORGE, traduit du portugais parElisabeth Monteiro Rodrigues. Éditions Métailié, 2023. 416 pages.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !