mercredi, septembre 25, 2024

"Vallée du silicium" de Alain Damasio (France)


Voilà un essai tout ce qu’il y a de plus utile en cette période d’arrivée de la fameuse « intelligence artificielle » dans nos vies.

On connaît Alain Damasio pour ces romans bien sûr, comme pour « La Horde du Hordevent » par exemple. Mais lorsqu’il est venu à Montpellier pour la « Comédie du Livre », je n’ai pas pu m’empêcher d’acheter cet essai, dans lequel il relate son séjour du printemps 2022 dans la Silicon Vallée, la précieuse « Vallée du Silicium » comme il la dénomme dans son titre.

Commençons par la fin, pour évoquer immédiatement ce qui est la partie la plus fictionnelle du recueil (car « Vallée du silicium » n’est pas tout fait qu’un essai) : une nouvelle d’anticipation qui n’est pas sans rappeler « les Furtifs » : le narrateur, père d’une petite fille et ayant pour compagne une femme ayant dessiné, se retrouve dans un appartement américain alors que des évènements climatiques cataclysmiques se déclenchent autour de Los Angeles. Nous sommes dans un futur où l’intelligence artificielle régit notre quotidien, et notamment le fonctionnement des immeubles américains. Mais ici l’intelligence artificielle est confrontée à une situation improbable : des cloisons étanches se sont imposées entre les trois protagonistes, par mesure de sécurité, et il n’y a pas moyen de les ouvrir.

L’intérêt de la nouvelle est cette discussion qui s'engage entre le narrateur et la machine pour la convaincre de le laisser se rapprocher de sa compagne et/ou de sa fille. Et puis nous sommes en pleine fiction puisque le climat semble devenir une entité à part entière, qui prend des décisions, et décide d’attaquer les humains qui s’adonnent à la folie de détruire leur planète. On n’en dira pas plus, si ce n’est qu’on retrouve les thématiques qu’on connaît sur l’enfance, l’hybridation, la nécessité du corps et de l’imaginaire.

L'autre partie du recueil est découpé en sept parties :

Le premier chapitre, « Un seul anneau pour les gouverner tous », évoque son arrivée dans la Silicon Valley et sa visite du siège social d’Apple, comme une allégorie de ce que nous vivons : une nouvelle religion, avec ses quelques 1.8 milliards de pratiquants, qui piquent tous du nez sur leur smartphone du matin au soir. Ce sont de nouvelles icônes qui gouvernent nos vies, et cet anneau du siège social – imprenable, invisitable – en est le symbole.

Ensuite dans la second chapitre, Damasio évoque cette « ville aux voitures vides ». Là aussi il mobilise la force du symbole : la voiture comme allégorie, la voiture vitale dans cet univers ultra-individualiste et individualisé, où il n’existe aucune vie publique, aucun lieu de rencontres. Ce que nous annonce Damasio, c’est la fin de la liberté en voiture avec l’arrivée des voitures autonomes. Une civilisation où bouger n’aura bientôt plus d’intérêt, où on va « faire faire » plutôt que faire nous-mêmes, avec tout un peuple d’auto-entrepreneurs condamnés à l’uberisation de la société : pour cela il est sain de relire Franck Courtés et son « À pied d’œuvre. »

Ses rencontres avec des spécimens de la Vallée du Silicium sont très intéressants, comme dans « la ligne de coupe » - troisième chapitre –« The Tech embodies the internet » comme il l’annonce. L’auteur annonce l’avènement du « technococon », cette bulle dans laquelle on s’enferme pour participer virtuellement à un concert, ce métavers dans lequel on pourra travailler sans côtoyer ses collègues, avec au passage le cortège de sas, mots de passe et autres irritants qu’on connaît tous au quotidien pour parvenir à ce qui nous est proposé par les GAFAM, et qui était jusque là un plaisir gratuit dont on bénéficiait sans le savoir.

Mais le plus grave est ce qui se passe dans les quartiers les plus pauvres de San Francisco dans le quatrième chapitre « Love me Tenderloin », à juste deux blocs du siège de Twitter : avec nos yeux d’Européens on ne peut que trouver révoltant de voir la plus grande misère côtoyer les milliards de bénéfices et il faut poser la question de savoir comment nous pouvons encore accepter tout cela. La réponse se trouve en partie dans le fait que « les réseaux sociaux nous connectent mais ils ne nous lient, relient pas » et que les « GAFAM ont dévitalisé les liens » : Damasio a le sens de la formule.

Le cinquième chapitre est consacré au « problème à quatre corps », où Damasio rencontre un de ces chercheurs qui fait de son corps un sujet d’analyse permanente, et une alimentation individualisée censée porter le corps à sa plus grande performance, avec cette réassurance de la métrique en permanence. L’auteur joue sur les mots autour du terme du corps, mais en clair « on va dans le décor » si on annihile le corps avec cette illusion de maîtrise.

Enfin dans le sixième et septième chapitre, il dresse le portrait d’un programme en artiste – celui qu’il rencontre se définissant plutôt comme un sociologue – avec une bonne réflexion sur l’IA que Damasio rebaptise plutôt « Intelligence Amie » et l’idée que le smartphone a « rebooté l’éthologie de Sapiens » et qu’on n’en mesure pas encore tout l’impact. « Pouvoir ou puissance » s’interroge-t-il enfin ? En contemplant ce qui s’avère tout simplement monstrueux en termes d’emprise, en analysant le couplage entre individualisme de compétition et capitalisme total, on ne peut qu’être très inquiet pour l’avenir de l’humanité dans laquelle « l’ombre du pouvoir accru suinte l’économie de la peur » et son cortège de menaces sur la démocratie.



En résumé, ce livre est plus un livre d’anthropologie qu’autre chose, puisque l’auteur a cherché à décrire comment on habite, comment on se nourrit, comment on travaille, comment on trouve son conjoint à travers une vitre qu’on caresse tous les matins. Usant (un peu trop à mon goût) des néologismes, il nous invite à la réflexion sur ces « Homo numericus » que nous sommes devenus et sur l’éducation des enfants pour limiter ces boucles addictives dans lesquelles les GAFAM nous enferment.

Puisse son message final être entendu : ses conseils pour apprendre la déconnexion, à oser l’imaginaire et la poésie (« oser le FURTIF » dans un acronyme intéressant) devraient figurer en image sur nos smartphone comme les messages d’alertes sur les paquets de cigarettes ou de tabac (on peut toujours rêver …) mais, en attendant, lire ce type d’essai est complètement nécessaire pour essayer d’entrer en résistance avec ce tout numérique, même si ce combat est celui de David contre Goliath et que la bataille est déjà largement perdue.


Florence Balestas





EXTRAITS

« Enfin, au dernier étage de la fusée technophile, nous trouvons le fantasme ultime : dépasser notre finitude. Autrement formulé : assouvir l’antique désir d’être dieu. La pensée magique mise de côté, seule la technologie, en augmentant nos pouvoirs jusqu’à l’impensable, paraît susceptible de nous faire toucher ce Graal : subvertir les cadres de notre existence incarnée.

Rien de plus balourd, n’est-ce pas, que la contrainte de ne pouvoir vivre qu’ici et maintenant, dans un espace et un temps uniques, quand l’ubiquité des réseaux, la circulation fluide dans les multivers ou l’action à distance par la pensée pourraient nous arracher à ses limites ? Quoi de plus plombant que ce sac de sang, sans cesse soumis à la douleur, à la fatigue et à la maladie ? Le transhumanisme heureusement va solder cette brocante organique. »

« Le piège de la technologie a toujours été cette fascination du pouvoir. Impossible de ne pas voir qu’il existe une vraie jouissance là-dedans. Comme une dilation de nos égos offerte par ces techs quotidiennes, si fluides, une extension bourgeonnante de petits dispositifs tactiles et bienveillants autour de nous, qui nous assistent, qui nous prolongent – qui font de nous de jeunes dieux agiles auxquels le fantôme digital du monde répondrait – au doigt et à l’œil, naturellement – et même mieux : à la voix.

On voit bien ce qu’on y gagne et on ne voit malheureusement plus que ça : un contrôle accru sur le monde, notre monde. Ce qu’on y perd mérite d’être appelé « ma puissance ». Si bien que si l’on pose le pouvoir, très simplement, comme la capacité de « faire faire », de déléguer l’action, alors que la puissance serait, plus profondément, la capacité de « faire » – de déployer l’action par soi-même, directement – nous disposons, il me semble, d’un critère précieux pour tenter de conduire nos vies dans ce cocon de machines molles qui nous enveloppe. Ou disons dans cet oignon technologique qu’on ne sait plus très bien comment éplucher et cuisiner à notre main sans risque de pleurer.»

« La puissance donc, plutôt que le pouvoir. Ma puissance plutôt que leurs pouvoirs. Ma puissance de vivre et d’agir par moi-même, avec les forces qui me traversent et avec lesquelles je danse. Ma puissance d’éprouver le monde par mon corps et mon cœur de persévérer dans mon être, pour reprendre la splendide expression de Spinoza.

Ma puissance de faire bruisser à ma manière cette boule de neurones et d’indétermination qui est une ruse inventée par la matière pour dépasser sa propre clôture et nous offrir le plus dérangeant des dons : la liberté. Pas celle du solitaire : celle des métissées. »




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